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Le titulaire du droit de vote en cas de démembrement des droits sociaux. Par Moriba Doumbia, Doctorant.
Parution : jeudi 26 décembre 2019
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L’arrêt à commenter, rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 2 décembre 2008 (Cass. com., 2 décembre 2008, n° 08-13185), a trait au droit de vote en cas de démembrement des droits sociaux. Alors qu’il tranche une importante question du droit des sociétés qui suscite autant d’intérêt pour la doctrine et la pratique, il est étonnant qu’il ait fait l’objet d’une simple diffusion, comme s’il n’était pas important.

À titre liminaire, il convient de définir le droit de propriété et préciser les effets liés au démembrement de ce droit, lorsque cela concerne des droits sociaux. Il s’agit d’un droit réel principal qui confère à son titulaire, toutes les prérogatives sur le bien, objet de son droit.

Autrement dit, son titulaire dispose de l’usus, du fructus et l’abusus qui représentent respectivement le droit d’user, de jouir et de disposer du bien dont on est titulaire. Ainsi, les parts sociales détenues par un associé lui confèrent des droits pour la gestion de celle-ci dont le plus important est le droit de vote. Si ce droit est indivisible, les parts sociales étant assimilées à un bien peuvent faire l’objet d’un démembrement.

Couramment utilisé en droit des successions en raison de l’avantage fiscal qu’il procure. Il connaît un essor remarquable en droit des sociétés. Le démembrement est une technique empruntée au droit des biens qui permet de repartir les prérogatives susmentionnées à deux personnes. La transposition de ce mécanisme en droit des sociétés n’est pas exempte de complexité en raison des conflits d’intérêts liés à l’existence d’un seul droit de vote pour l’usufruitier et le nu-propriétaire. Cet arrêt du 2 décembre 2008 n° 08-13185 en est une illustration.

En l’espèce, Monsieur Michel X a consenti au profit de ses enfants, dont M. Olivier X une donation-partage avec réserve d’usufruit portant sur des parts sociales dans la société civile (SC) Plastholding. En son sein, les statuts octroient le droit de vote à l’usufruitier pour les décisions ordinaires et extraordinaires en prenant le soin de mentionner que tous les nus-propriétaires doivent être obligatoirement convoqués aux assemblées générales. C’est en se prévalant de cette stipulation statutaire que l’usufruitier a voté lors d’une assemblée générale extraordinaire pour un projet de fusion qui a conduit à l’absorption de la SC Plastholding, devenue la société Plastholding.

Mécontent de cette décision, à laquelle il s’opposait lors de l’assemblée générale extraordinaire, au motif qu’elle lui fait perdre la majorité qu’il disposait dans la SCP. Le nu-propriétaire assigna la société Plastholding en soutenant que la stipulation statutaire réservant le droit de vote à l’usufruitier est illicite et demande l’annulation des délibérations prises lors de ladite assemblée. La Cour d’appel de Caen fait droit à sa demande en annulant les délibérations adoptées lors de l’assemblée générale.

La question se posait donc de savoir si les statuts d’une société civile peuvent réserver, en cas de démembrement des parts sociales, le droit de vote à l’usufruitier dès lors qu’ils ne méconnaissent pas le droit de participation aux décisions collectives du nu-propriétaire. La Cour de cassation répond très nettement par l’affirmative en rejetant le pourvoi. Pour cela, elle affirme d’une part que : « les statuts peuvent déroger à la règle selon laquelle, si une part est grevée d’usufruit, le droit de vote appartient au nu propriétaire, dès lors qu’ils ne dérogent pas au droit du nu-propriétaire de participer aux décisions collectives » et d’autre part, elle retient que pour dire que la substance du droit de propriété du nu-propriétaire a été méconnue par l’abus de vote de délibérément commis par l’usufruitier, la cour d’appel n’a pas caractérisé l’éventuel abus de droit de vote.

Dans son raisonnement, elle dissocie la licéité de clause attributive du droit de vote (I) et l’exercice d’un éventuel abus de droit de vote (II).

I - La licéité de la clause attributive du droit de vote à l’usufruitier.

La Cour réaffirme et explicite la licéité de la clause attributive du droit de vote (A) au détriment de la substance des droits du nu-propriétaire (B).

A - Le régime jurisprudentiel du droit de vote de l’usufruitier.

En reprenant la motivation de l’arrêt Gaste du 04/01/1994 : « [...] les statuts peuvent déroger à la règle selon laquelle, si une part est grevée d’usufruit, le droit de vote appartient au nu-propriétaire, dès lorsqu’ils ne dérogent pas au droit du nu-propriétaire de participer aux décisions collectives », la Cour réaffirme l’exception prévue par l’alinéa 3 de l’article 1844 selon lequel le droit de vote appartient au nu-propriétaire, mais le vote sur la répartition des bénéfices appartient à l’usufruitier.

En effet, bien que l’arrêt traite de la licéité du vote de l’usufruitier lors d’une décision prise en assemblée générale extraordinaire, la rédaction de l’alinéa précité ne permet pas de comprendre aisément le cas d’espèce, il faut se référer à la doctrine pour comprendre que le premier est titulaire du droit de vote pour les décisions prises lors des assemblées générales extraordinaires et le second pour celles prises lors des assemblées générales ordinaires.

Cela explique donc le fait que le nu-propriétaire ait jugé utile, en dépit de la clause statutaire, d’assigner la Société Plastholding. D’autant plus que, comme la cour d’appel l’a relevé ce vote a un impact sur la substance de son droit. Vraisemblablement, la cour d’appel a pris appui sur le droit des biens pour mener son raisonnement, ce qui n’est pas le cas pour la Cour qui procède à un raisonnement en droit des sociétés.

En effet, la démarche de cette dernière laisse entrevoir qu’elle veille à une application stricte l’effet relatif des contrats tel qu’il découle de l’article 1199 (nouveau) du Code civil.

Au demeurant, l’exception prévue par l’alinéa 3 de l’article1844, puis explicitée par la jurisprudence fait donc coexister deux sujets avec des intérêts opposés avec un seul droit de vote. Dans cette collaboration qui s’impose, le nu-propriétaire dispose d’un droit de vote qui peut lui être retiré au moyen d’une convention statutaire. Alors que celui de l’usufruitier ne peut pas lui être retiré, car cela reviendrait à troubler son droit de jouissance tel qu’il est prévu à l’article 578 du code civil, tandis qu’il s’arroge celui du nu-propriétaire.

Néanmoins, un irréductible demeure au profit du nu-propriétaire, étant le seul assimilé à un associé (Cass. 3e civ., 29 nov. 2006 n° 05-17009), il dispose du droit de participer aux décisions collectives. Cet irréductible, prévu par l’alinéa 1 de l’article 1844, dont on pouvait ignorer la portée en raison de l’absence d’indication sur son caractère d’ordre public ou non par le législateur. La Cour subordonne à juste titre la validité de toute clause attribuant le droit de vote à l’usufruitier au respect de ce droit.

Pour deux raisons que l’on peut mettre en avant. La première, certes l’article 578 du Code civil indique clairement que l’usufruitier a le droit de jouir des choses, dont un autre à la propriété, comme le propriétaire lui-même, à charge pour lui d’en conserver la substance. Ce dernier peut altérer la substance du bien, ainsi cette participation aux décisions collectives permet au nu-propriétaire d’être informé en temps utile afin qu’il puisse intenter des actions pour la préservation des droits qui lui reste. La seconde est que c’est le nu-propriétaire qui est responsable vis-à-vis des tiers puisque c’est lui qui a la qualité d’associé. Étant alors responsable à l’égard des tiers pour des décisions qu’il n’a pas voté, il aurait été injuste de le tenir responsable des décisions pour lesquelles il n’a pas eu le droit de participer.

L’apport indéniable de cet arrêt est sans doute la précision sur le sens de la dérogation de l’alinéa 3 de l’article 1844, bien qu’il induit une altération des droits du nu-propriétaire.

B - L’altération de la substance des droits du nu-propriétaire.

Alors que le démembrement du droit de propriété est une technique empruntée au droit des biens. La logique aurait voulu que l’analyse des droits et devoirs de l’usufruitier et du nu-propriétaire se fasse, non pas exclusivement sur le champ du droit des biens, mais au moins en suivant la finalité du mécanisme. C’est d’ailleurs ce qu’a fait la cour d’appel, mais cet arrêt laisse entrevoir que la Cour a visiblement rompu avec une telle analyse qui consistait à tenir compte de cet aspect. Or une telle démarche peut conduire, comme en témoigne l’espèce à l’altération de la substance des droits du nu-propriétaire.

Certes, on aurait pu approuver le raisonnement de la Cour, dans la mesure où il permet d’avoir une solution propre au droit des sociétés contrairement à la cour d’appel qui dans son analyse se fonde à la fois sur le droit des biens et le droit des sociétés. Mais, une telle démarche aurait été acceptable, si en amont, le démembrement de propriété était transposé en tenant compte des spécificités du droit des sociétés. Aussi, même si l’on raisonne dans une matière, le nu-propriétaire aurait pu invoquer l’article 1240 (nouveau) du code civil pour obtenir réparation du préjudice qu’il a subi.

De toute évidence, la solution n’aurait pas été aussi satisfaisante qu’une annulation des délibérations, mais elle aurait néanmoins permis d’obtenir une réparation à des conditions plus souples.

Quoi qu’il en soit, la solution de la Cour permet d’une part de renforcer les droits de l’usufruitier et d’autre part elle vide « la substance de la chose sur laquelle porte l’usufruit », et ce, au détriment du nu-propriétaire qui a pu dans l’espèce, émettre des observations critique. Dès lors, il s’avère nécessaire de remédier à l’inadéquation entre les droits et devoirs des parties en cause afin que la technique du démembrement de propriété ait une longévité en droit des sociétés. Faute de quoi, cette solution risque de donner un caractère absolu au droit de l’usufruitier.

Ainsi, la technique risque d’être utilisée afin de contourner une condamnation comme l’interdiction de gérer une société.

Dès lors, en attendant une forte initiative du législateur pour formuler de manière complète la répartition des prérogatives entre le nu-propriétaire et l’usufruitier. Il serait judicieux de traiter, en droit des sociétés, les questions liées au démembrement de propriété sous le prisme des textes du droit des biens et du droit des sociétés.
Au demeurant, par cette dégradation de la substance des droits du nu-propriétaire, la Cour de cassation délaisse la théorie de la substance des droits au profit de la théorie de l’abus de droit pour laquelle elle exige un raisonnement rigoureux.

II- La caractérisation de l’abus de droit de vote pour préserver les droits du nu-propriétaire.

La question de la détermination de l’abus de droit de vote est également au cœur de la décision à commenter. Pour y répondre, il convient d’examiner le régime de l’abus de droit de vote (A) et de s’interroger l’évolution du statut de l’usufruitier (B).

A - La nécessaire caractérisation du régime de l’abus de droit.

En indiquant à la cour d’appel la démarche qu’elle aurait dû adopter pour caractériser l’abus de droit de vote de l’usufruitier, la Cour fait clairement montre de pédagogie. En effet, c’est dans ces termes : « [...] en se déterminant ainsi, sans expliquer en quoi l’usufruitier aurait fait du droit de vote que lui attribuaient les statuts un usage contraire à l’intérêt de la société, dans le seul dessein de favoriser ses intérêts personnels au détriment de ceux des autres associés » qu’elle le fait.

Dans son raisonnement, elle rappelle d’une part la licéité du droit vote de l’usufruitier conformément aux statuts de la société et d’autre part elle précise le régime de l’abus de droit de vote dont elle se charge de la stricte application. L’abus de droit de vote étant un vice souvent invoqué pour obtenir l’annulation d’une décision d’assemblée, ce n’est donc pas une innovation de la cour d’appel. Néanmoins, la Cour de cassation rappelle une pratique bien établie depuis un arrêt de 1961 (Cass. com 18 avril 1961) pour caractériser l’abus de droit de vote. Selon laquelle doivent être remplies les conditions suivantes : le vote doit être contraire à l’intérêt de la société, il doit être émis dans le seul but de favoriser ses intérêts personnels au détriment de ceux des autres associés.

À ce stade, il convient de relever que, si tel n’est pas le cas en droit des sociétés, cet arrêt enseigne qu’il peut exister au moins deux sortes d’intérêts, l’intérêt des associés et celui de la société. S’il est vrai que l’intérêt des associés peut converger vers celui de la société, l’inverse n’est pas la règle comme le témoigne le cas d’espèce où la fusion-absorption faisait perdre la majorité au nu-propriétaire.

C’est ainsi que la cour d’appel s’est fondée sur le seul fait que l’un des associés, précisément le nu-propriétaire, n’ait plus la majorité pour déduire qu’il y avait un abus de droit de vote commis de la part de l’usufruitier.

Certes, le vote de l’usufruitier s’est fait dans son intérêt, au détriment du nu-propriétaire, mais la cour d’appel aurait dû démontrer qu’il y a eu un usage contraire à l’intérêt de la société. Cet intérêt supérieur est certainement la clé de voûte pour retenir l’abus de droit vote, car on ne peut s’attendre à ce qu’un associé vote contre son intérêt pour favoriser les autres associés.

En tout état de cause, sur ce point, la solution de la Cour mérite d’être approuvée, car il serait inopportun d’admettre l’abus de droit de vote sans s’assurer les conditions sont remplies. Une telle démarche pourrait freiner des opérations essentielles, comme dans l’espèce, la transformation en une autre forme de société.

Par ailleurs, si l’on procède à une analyse textuelle, il est loisible de constater que les textes du code civil font référence à l’associé, sans distinguer dans l’hypothèse d’un démembrement de droit de propriété s’il s’agit du nu-propriétaire ou de l’usufruitier. Or, dans l’espèce, la cour d’appel retient un abus de droit de vote à l’encontre de l’usufruitier. N’est-ce pas un reproche que l’on fait à un associé ? Est-ce à dire qu’il a la qualité d’associé ?

B - Vers une reconnaissance de la qualité d’associé à l’usufruitier ?

La problématique de la reconnaissance de la qualité d’associé à l’usufruitier se pose avec la même vigueur, car la Cour ne tranche pas la question bien qu’il semble que c’est au législateur de remédier à cette difficulté. Puisqu’il ne s’agit pas d’une solution qu’il tire ex nihilo dans la mesure où il s’inspire de la jurisprudence, comme le témoignage la récente reforme du droit des obligations qui a conduit à une codification de la pratique. On ne peut donc nier l’apport indéniable de la jurisprudence dans cet exercice de codification.
À cet égard, cet arrêt permet sans doute de clarifier l’étendue des droits que l’on peut accorder à l’usufruitier.

On peut désormais l’affirmer sans tergiverser, il est possible d’accorder la totalité des droits de vote à l’usufruitier à condition de respecter le droit du nu-propriétaire de participer aux décisions collectives. Si la solution est critiquable dans la mesure où la conjugaison du principe de l’autonomie de la volonté et l’effet relatif des conventions anéantissent les droits du nu-propriétaire en sa qualité d’associé. Ce dernier restera dans une précarité en attendant le secours du législateur, car la jurisprudence prend fait et cause pour l’usufruitier même si elle ne lui a pas encore attribué la qualité d’associé. On peut affirmer cela parce que la solution de la Cour fait aussi planer un doute sur la qualité de l’usufruitier.

C’est en admettant implicitement l’exercice ut singuli de l’action sociale tel qu’il est prévu à l’article 1843-5 code civil à l’encontre de l’usufruitier qu’elle le fait. Alors qu’un arrêt de la 3e chambre civile en date du 29 nov. 2006 n° 05-17009 avait retenu que : « l’associé qui cède la nu-propriété de ses parts perd sa qualité d’associé, quelle que soit l’étendue du droit de vote accorde à l’usufruitier par les statuts ». À la suite d’un arrêt qui n’a pas échappé à la doctrine (Cass. 3ème civ, 15 sept. 2016, n°15-15172), il semble que l’heure n’est plus favorable au doute, puisqu’elle lui reconnaît clairement les prérogatives d’un associé, sans pour autant lui reconnaître cette qualité.

Dans l’attente d’une réponse claire de la Cour sur la reconnaissance ou non, de la qualité d’associé à l’usufruitier, on peut croire que le feuilleton sur l’attribution de la qualité d’associé à ce dernier a encore de beaux jours devant lui.

Moriba Doumbia Doctorant en droit privé à l'Université de Caen Normandie