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Chartes de responsabilité sociale des plateformes électroniques : une inconstitutionnalité partielle. Par Frédéric Chhum, Avocat et Claire Chardès, Juriste.
Parution : mercredi 8 janvier 2020
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La loi d’orientation des mobilités [1] a été promulguée le 24 décembre 2019.
Parmi les articles passés au crible se trouve l’article 44 de la loi, qui vient ajouter de nouvelles dispositions au Code du travail.

Celles-ci visent directement les plateformes électroniques de mise en relation des particuliers avec des travailleurs dont l’activité consiste en la « conduite d’une voiture de transport avec chauffeur » ou bien dans la « livraison de marchandises au moyen d’un véhicule à deux ou trois roues, motorisé ou non » [2].

S’ensuit la création d’un article L. 7342-9 au sein même Code.

Cet article prévoit la possibilité pour les plateformes de créer une Charte « définissant ses droits et obligations ainsi que ceux des travailleurs avec lesquels elle est en relation ».

Composé de huit alinéas, le dispositif indique les précisions que doit contenir cette Charte ainsi que la procédure d’homologation par l’autorité administrative dont elle doit faire l’objet. Enfin, l’article se termine sur l’effet de l’homologation : celle-ci protège la plateforme contre toute requalification ultérieure par le juge de la relation en relation de travail.

Notamment critiqué sur ce point, le projet de loi avait été déféré devant le Conseil constitutionnel à la demande de certains députés et sénateurs, le 26 et 27 novembre précédent. Le Sages ont rendu leur décision le 20 décembre 2019 (n° 2019-794) [3].

1) La liberté laissée par la loi aux plateformes quant au contenu de la Charte reconnue comme étant contraire à la Constitution.

Si les juges du Conseil constitutionnel ont jugé la plupart de ces dispositions comme étant conformes, ils pointent tout de même la contradiction des alinéas 1 et 7 de l’article L. 7342-9 avec l’article 34 de la Constitution [4]. Ce dernier détermine les champs dans lesquels la loi fixe les règles.

A cette occasion, les membres du Conseil rappellent qu’ « il y a lieu de ranger au nombre des principes fondamentaux du droit du travail » la « détermination du champ d’application du droit du travail » et, ainsi, « les caractéristiques essentielles du contrat de travail ».

Le premier alinéa de l’article sous analyse prévoit que « la charte détermine les règles relatives aux conditions d’exercice de l’activité professionnelle des travailleurs sous la seule réserve qu’elles garantissent le caractère non exclusif de la relation entre les travailleurs et la plateforme et la liberté d’avoir recours à la plateforme et de se connecter ou de se déconnecter sans plages horaires d’activité imposées ».

Pour sa part, l’alinéa 7 exige que la charte mentionne « la qualité de service attendue, les modalités de contrôle par la plateforme de l’activité et de sa réalisation et les circonstances qui peuvent conduire à une rupture des relations commerciales entre la plateforme et le travailleur ».

De ces éléments, le Conseil conclut que « la charte peut porter sur des droits et obligations susceptibles de constituer des indices de nature à caractériser un lien de subordination du travailleur à l’égard de la plateforme ».

Or, précisément, cela revient à permettre « aux opérateurs de plateforme de fixer eux-mêmes, dans la charte les éléments de leur relation avec les travailleurs indépendants qui ne pourront être retenus par le juge pour caractériser l’existence d’un lien de subordination juridique », et donc, « l’existence d’un contrat de travail ».

Le législateur a donc permis aux plateformes « de fixer des règles qui relèvent » normalement « de la loi », et « a donc méconnu l’étendue de sa compétence ».

Ainsi, c’est en se fondant sur le contenu potentiel de le Charte que les juges soulèvent l’inconstitutionnalité du texte.

2) Les autres aspects de la loi jugés conformes aux divers principes constitutionnels invoqués.

Toutes les dispositions de cet article L. 7342-9 du Code du travail n’ont toutefois pas été reconnues comme contraire à la Constitution.

2.1) Selon le Conseil constitutionnel et d’un point de vue purement formel cette fois, elles prévoient « que la seule existence d’une charte homologuée ne peut, en elle-même et indépendamment de son contenu, caractériser un lien de subordination juridique entre la plateforme et le travailleur ».

Le Conseil poursuit en énonçant que le législateur a simplement voulu « indiquer que ce lien de subordination ne saurait résulter d’un tel critère, purement formel ».

Contrairement aux parlementaires pour qui cette règle était de nature à méconnaitre le droit à un recours juridictionnel effectif, aucune inconstitutionnalité n’en découlerait d’après le Conseil constitutionnel de ce point de vue.

L’article 44 de la loi ne méconnaitrait pas non plus « le droit pour chacun d’obtenir un emploi » en privant les travailleurs de la possibilité d’obtenir la requalification de leur contrat commercial en contrat de travail de sorte à pouvoir bénéficier des avantages attachés au salariat, tel que le prétendaient les sénateurs requérants.

2.2) D’autres points posaient problèmes aux députés requérants. Selon ces derniers, les articles L. 7342-8 à L.7342-11 méconnaissaient la compétence du législateur pour deux raisons.

La première résidait dans le caractère « facultatif » de l’établissement d’une telle charte, dont la « valeur juridique est incertaine », et qui constitue un « engagement unilatéral » qui ne nécessite « aucun fondement légal ».

La seconde raison trouvait sa source dans le fait que les dispositions légales ne définissaient pas suffisamment les conditions essentielles des garanties sociales supposées être garanties par la plateforme.

Or, pour le Conseil constitutionnel, en visant la condition d’un « prix décent », le législateur entendait « une rémunération permettant au travailleur de vivre convenablement compte tenu du temps de travail accompli ».

Ainsi, « le législateur a suffisamment défini les engagements devant être pris par la plateforme en cette matière ».

En outre, les députés reprochaient également à ces articles de méconnaitre le « principe de participation des travailleurs à la détermination collective des conditions de travail » en ce qu’ils ne prévoyaient aucun recours à la négociation collective sur ce sujet.

A cela, les Sages répondent que les travailleurs ayant recours à une telle plateforme sont des travailleurs indépendants n’entretenant pas avec elles des relations exclusives.

Par conséquent, « les plateformes de mise en relation par voie électronique et les travailleurs en relation avec elles ne constituent pas, en l’état, une communauté de travail ». Il ne peut donc y avoir méconnaissance du principe de participation.

Le Conseil constitutionnel énonce que « les onze premiers alinéas de l’article L. 7342-9 du Code du travail et la deuxième phrase du treizième alinéa de ce même article ne sont pas entachés d’incompétence négative et ne méconnaissent ni le principe de participation des travailleurs à la détermination collective de leurs conditions de travail ni le onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 » avant de conclure qu’ils « ne sont pas dépourvues de portée normative et ne méconnaissent aucune autre exigence constitutionnelle ».

A plusieurs égards, les parlementaires soulevaient un non-respect, par les textes, du principe d’égalité.

D’une part, le fait que seuls les travailleurs des plateformes signataires d’une Charte bénéficient de garanties minimales sociales crée une rupture du principe d’égalité entre les travailleurs.

Selon le Conseil constitutionnel, le législateur s’est justement fondé sur un critère objectif et rationnel, à savoir la signature ou non d’une telle charte. Il ajoute que la loi « ne crée pas, par elle-même, une différence de traitement entre les travailleurs qui choisissent de travailler pour une entreprise ayant établi une telle charte ou pour une entreprise qui ne s’en est pas dotée ».

D’autre part, la circonscription de cette possibilité d’établir une Charte « aux seules plateformes de mise en relation par voie électronique exerçant dans le secteur de la conduite d’une voiture de transport avec chauffeur et dans celui de la livraison de marchandises au moyen d’un véhicule à deux ou trois roues » pouvait également méconnaitre le principe d’égalité.

Le Conseil constitutionnel n’est pas de cet avis. Pour lui, « en adoptant ces dispositions », le législateur « a entendu inciter les opérateurs à renforcer les garanties sociales des travailleurs de ces plateformes, afin de tenir compte du déséquilibre existant entre les plateformes de ce secteur et les travailleurs pour la détermination de leurs conditions de travail ainsi que du risque d’accident auquel ils sont davantage exposés ».

2.3) Enfin, la loi était attaquée en ce qu’elle prévoyait que le juge judiciaire serait compétent pour connaitre des litiges relatifs à l’homologation de la Charte et à sa conformité aux dispositions du Code du travail qui la régissent. Cette attribution du contentieux à l’ordre judiciaire méconnaissait le principe relatif à la compétence de la juridiction administrative, selon les requérants. Le Conseil constitutionnel balaye cet argument en considérant que l’aménagement des règles de compétence opéré par le législateur est « précis et limité » et s’inscrit « dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice ».

Frédéric Chhum avocat et ancien membre du Conseil de l\'ordre des avocats de Paris (mandat 2019 -2021) CHHUM AVOCATS (Paris, Nantes, Lille) [->chhum@chhum-avocats.com] www.chhum-avocats.fr http://twitter.com/#!/fchhum