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Action collective : des citoyens s’élèvent contre Amazon pour injustice fiscale.
Parution : mardi 14 janvier 2020
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Initiée par l’association "I-boycott", une action collective est en cours contre la société Amazon pour incivisme fiscal ; près de 2.000 justiciables ont rejoint l’action [1].
C’est au civil que cette action collective souhaite engager la responsabilité de cette multinationale ; sur le fondement de l’article 1240 du Code civil, il est demandé à la Justice de reconnaître que l’incivisme fiscal constitue bel et bien une faute, qui cause directement un préjudice de solidarité aux citoyens [2].

Le Village de la Justice, qui s’intéresse aux juristes qui s’engagent, s’est entretenu avec l’avocate Elisabeth Gelot, sollicitée pour défendre et faire entendre la voix des justiciables qui s’associent à cette action collective.

Cette interview s’inscrit dans le cadre de notre chronique régulière valorisant le rôle d’acteur de la société que le juriste peut avoir, au-delà de son métier spécifique. Retrouvez les autres chroniques sur ce sujet en articles liés.

Village de la Justice : Pour quelles raisons lancer une action collective contre Amazon ?

Elisabeth Gelot : "La première raison est la plus prosaïque : parce que l’association I-Boycott me l’a demandé. Une campagne de boycott, regroupant plus de 6.000 personnes, avait été mise en ligne par l’association en 2018 [3]. Ce boycott visait notamment la politique fiscale du groupe. Or un an plus tard, Amazon n’avait toujours pas daigné répondre...
Les raisons de fond qui m’ont conduite à accepter ce combat sont multiples : l’injustice fiscale est aujourd’hui un sujet qui gangrène la société. L’évasion fiscale des multinationales, au mépris des principes de l’OCDE, appauvrit nos finances publiques et contribue au ressentiment social qui menace notre régime démocratique…
Les tentatives des gouvernements (Pouvoir exécutif, Parlement, Commission européenne…) pour remédier à ce fléau ont échoué (au moins en partie), et aujourd’hui, il ne reste plus que le sentiment d’impuissance et d’injustice chez une grande partie de la population.

Contre l’injustice fiscale, il est temps d’engager la responsabilité des multinationales devant un juge.

Je pense qu’il est donc temps d’envisager de poser la question de la responsabilité des multinationales à un juge.
Pourquoi une action contre Amazon en particulier ? Car les pratiques d’évasion et d’optimisation de la multinationale ont été mises en évidence par la Commission européenne en 2017 [4], ce qui permet de résoudre notamment la question de la preuve qui est généralement, en la matière, difficile à rapporter (à cause du secret fiscal)."

Vous êtes avocate en droit de l’environnement, quels sont les liens entre cette action collective et votre spécialité ?

"Il n’y a pas de lien direct dans le cadre de cette action. J’ai choisi néanmoins de la porter parce que je crois qu’il y a un vrai besoin de justice, et qu’avant d’être environnementaliste, je suis avocate.
Je considère également que cette action est synergique avec les autres actions judiciaires initiées par des associations pour mettre le groupe face à ses responsabilités, notamment en matière environnementale (je pense notamment à la plainte déposée le mois dernier par l’association Halte à l’Obsolescence Programmée)."

L’action collective est fondée sur le préjudice de solidarité, pouvez-vous nous expliquer plus en détail ce préjudice et pourquoi l’avoir choisi ?

Le préjudice de solidarité a fait écho auprès d’un grand nombre de contribuables.

"La clé de cette action est bien la question du préjudice.
Pour rappel, les pratiques d’évasion et d’optimisation fiscales d’Amazon révélées par la Commission européenne ne constituent pas de la « fraude fiscale » au sens pénal du terme.
Mais dès lors qu’il y a un préjudice subi par les citoyens, il y a matière à aller rechercher au civil la responsabilité du groupe.
Nous avons donc travaillé à la définition de ce nouveau type de préjudice moral, subi par de nombreux contribuables français qui font des sacrifices pour participer à la solidarité nationale, et voient les plus puissantes entreprises éviter quant à elles l’impôt.
J’ai finalement proposé de retenir le préjudice de solidarité, définit comme un préjudice moral qui découle d’un sentiment d’inégalité de la part des contribuables qui ne recourent pas à l’évasion fiscale et ne peuvent échapper à l’impôt. Ce sentiment conduit à l’érosion des liens de solidarité entre les citoyens.
Nous l’avons finalement choisi car il est subi par un grand nombre de contribuables, et a fait très vite écho chez bon nombre de personnes (à commencer par moi).

Pour ce qui est de la preuve de ce préjudice, nous allons justifier de son existence en deux temps : le justiciable va rapporter la preuve de sa qualité de contribuable français, puis démontrer la réalité et l’étendue du préjudice qu’il subi personnellement (nous envisageons des témoignages manuscrits et/ou vidéos à ce stade)."

Les actions collectives représentent-elles un processus dans lequel les avocats peuvent exprimer leur engagement social, environnemental, politique...?

"Tout à fait !
Autour de moi je vois de nombreux confrères qui cherchent aujourd’hui à donner du sens à leur exercice professionnel.
Dans la pratique il y a malheureusement souvent un dilemme : avoir des dossiers qui ont du sens, et ne pas arriver à dégager une rémunération suffisante, ou mettre de côté son engagement, pour pouvoir payer ses charges.
Les actions collectives peuvent permettre de résoudre cette double contrainte."

Selon vous, pour quelles raisons l’actualité judiciaire ne se fait pas plus l’écho des actions collectives en France ?

"Il n’y a pas eu encore de grand succès et de décision irrévocable."

"Je pense à différents facteurs.
D’abord les actions collectives ne se développent que depuis quelques années, il n’y a pas eu encore de grand succès et de décision irrévocable.
Il y a ensuite également peut être quelque chose de culturel : la France n’est pas un pays très propice à ces actions (historiquement et procéduralement). Relativement peu nombreuses, elles occupent par conséquent encore une place discrète dans le paysage judiciaire."

Quelles ont été vos motivations pour créer la plateforme V pour Verdict dédiée aux actions collectives au service de la justice sociale et environnementale ?

"J’ai constaté une inégalité des armes flagrante lors des contentieux (...)."

"Au début de ma vie professionnelle j’ai d’abord travaillé en droit de l’environnement du côté des entreprises et des personnes publiques.
J’ai constaté une inégalité des armes flagrante lors des contentieux entre ces acteurs et les particuliers ou les petites associations. Ces derniers n’ont souvent pas les moyens humains et financiers de remporter des procédures longues et très coûteuses.
L’idée d’origine était donc de regrouper les citoyens exposés aux mêmes pollutions ou projets polluants, afin de mutualiser les frais de justice (notamment pour qu’ils puissent accéder à un avocat expert en droit de l’environnement) et renforcer la crédibilité de leurs demandes auprès des juridictions.
En travaillant sur le projet j’ai ensuite pu constater en échangeant avec des confrères et des justiciables que le problème était le même dans d’autres domaines. Nous avons alors ouvert plus largement la plateforme aux sujets comme la consommation, les discriminations, la fiscalité, etc."

Propos recueillis par Marie Depay Rédaction du Village de la Justice.

[1Lire ici l’historique de l’action collective initiée par l’association "I-Boycott" contre Amazon.

[2Clôture des inscriptions à l’action collective au 31 janvier 2020 ; plus d’informations sur le site V pour Verdict et sur #OnAttaqueAmazonEnJustice.

[4Décision (UE) 2018/859 de la Commission du 4 octobre 2017. Pour un résumé : Communiqué de presse du 4 octobre 2017 de la Commission européenne.