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Journaliste : requalification des CDDU en CDI et licenciement sans cause d’un rédacteur en chef. Par Frédéric Chhum, Avocat.
Parution : lundi 13 janvier 2020
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Une société de production pouvait-elle employer valablement pendant 7 ans un journaliste, rédacteur en Chef, sous CDDU pour l’émission “Ce soir ou jamais”.

Dans un arrêt du 4 décembre 2019, la Cour d’appel requalifie les 7 ans de CDDU en CDI et la rupture du 30 mai 2016 est requalifiée en licenciement sans cause.

Monsieur X a été employé par la Société Multi Médias France Productions (MFP, devenue France TV Studio), filiale du groupe France Télévisions, entre le 1er septembre 2009 et le 15 juin 2016, selon 19 contrats à durée déterminée d’usage.

Il a travaillé exclusivement pour l’émission de télévision “Ce soir ou jamais”, d’abord en qualité de journaliste puis, à compter du 20 août 2012, en qualité de co-rédacteur en chef.

Par lettre du 30 mai 2016, la Société MFP a informé Monsieur X que son dernier contrat à durée déterminée d’usage, expirant le 15 juin, ne serait pas renouvelé, suite à la décision de France 2 d’arrêter l’émission “Ce soir ou jamais” ;

A la date de la rupture, la Société MFP occupait habituellement plus de 10 salariés et
Monsieur X percevait un salaire mensuel brut, incluant le 13ème mois de 5.000 Euros.

Le 18 juin 2016, Monsieur X a saisi le Conseil de Prud’hommes de Paris pour solliciter la requalification des contrats à durée déterminée en contrat à durée indéterminée et en paiement de diverses sommes.

Par jugement du 3 mai 2017, le Conseil de Prud’hommes a débouté Monsieur X de ses demandes.

Le 6 juin 2016, Monsieur X a interjeté appel de cette décision.

La Cour d’appel de Paris :
- requalifie les contrats à durée déterminée en contrat à durée indéterminée avec effet au 1er septembre 2009 ;
- dit le licenciement sans cause réelle et sérieuse ;
- condamne la Société France TV Studio à payer à Monsieur X les sommes suivantes :
- 5.000 Euros à titre d’indemnité de requalification ;
- 17.030 Euros à titre de rappel de salaires pendant les périodes interstitielles, 1.703 Euros pour les congés payés afférents et 1.419,17 Euros au titre du 13ème mois avec intérêts au taux légal à compter du 22 juillet 2016 ;
- 14.000,76 Euros à titre d’indemnité compensatrice de préavis, 1.400,76 Euros pour les congés payés afférents et 1.167,31 Euros pour le 13ème mois afférent, avec intérêts au taux légal à compter du 22 juillet 2016 ;
- 31.704 Euros à titre d’indemnité conventionnelle de licenciement avec intérêts au taux légal à compter du 22 juillet 2016 ;
- 30.000 Euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice causé par le licenciement sans cause réelle et sérieuse ;
- ordonne à la Société France TV Studio de remettre à Monsieur X des bulletins de paie et une attestation Pole Emploi conformes,
- condamne la Société France TV Studio à payer à Monsieur X 3.000 Euros en application des dispositions de l’article 700 du Code de Procédure Civile.

Au total, le journaliste, rédacteur en chef obtient la somme de 106.423 euros bruts.

Dans un jugement du 20 mai 2016 (définitif), le Conseil de prud’hommes de Paris avait requalifié les CDDU d’une documentaliste journaliste en CDI et dit que la rupture devait s’analyser en un licenciement sans cause.

Voir notre article : Licenciement jugé sans cause d’une journaliste en CDDU de l’Emission « Ce Soir (ou jamais !) ».

1) Requalification des 7 ans de CDDU en CDI pour l’emploi de journaliste, rédacteur en chef.

Selon les dispositions de l’article L 1242-2 du Code du travail, un contrat à durée déterminée ne peut être conclu que pour l’exécution d’une tâche précise et temporaire, et seulement dans des cas limitativement énumérés, parmi lesquels les emplois, définis par décret ou par convention ou accord de collectif étendu, pour lequel il est d’usage constant de ne pas recourir au contrat à durée indéterminée en raison de la nature de l’activité exercée et du caractère par nature temporaire de ces emplois.

La Cour d’appel considère que la Société France TV Studio fait référence, de façon inopérante, à la convention collective de la production audiovisuelle qui prévoit expressément le recours aux contrats à durée déterminée d’usage, alors que les journalistes ne sont pas inclus dans la liste des emplois concernés, et Monsieur X fait valoir, à juste titre, que le recours à de tels contrats n’est pas prévu par la convention collective des journalistes.

En revanche, il est exact que la production audiovisuelle figure dans la liste des emplois pour lesquels le recours aux contrats à durée déterminée d’usage est autorisé, à la condition, toutefois, que l’employeur justifie, en cas de succession de tels contrats avec le même salarié, des raisons objectives d’y recourir, qui s’entendent de l’existence d’éléments concrets et précis établissant le caractère par nature temporaire de l’emploi.

La Société France TV Studio fait valoir que son activité est tributaire de la pérennité des programmes, qu’un programme de télévision est par nature temporaire, car établi sur une grille annuelle sans certitude de reconduction, relation toujours à la merci d’une suppression du jour au lendemain, comme cela a été le cas de l’émission “Ce soir ou jamais” ; elle ajoute que la production de programmes n’est pas sa seule activité puisqu’elle occupe également de Télétexte et de Multilingue.

Toutefois, la Cour d’appel de Paris, considère que cette argumentation sur le caractère temporaire d’une émission est inopérante, alors que l’activité permanente de la Société MFP était précisément la production d’émissions qui sont par nature temporaires ; monsieur X, employé pendant 7 ans tous les mois, à l’exception de la période estivale, pour assurer une activité de journaliste sur la même émission occupait bien un emploi durable, lié à l’activité normale et permanente de la Société MFP, peu important que celle-ci se soit occupée, de façon très marginale, d’autres activités que la production audiovisuelle.

La Société France TV Studio ne justifiant pas d’éléments objectifs pour établir que l’emploi de Monsieur X avait un caractère par nature temporaire, il convient d’infirmer le jugement et de requalifier l’ensemble des contrats à durée déterminée en un seul contrat à durée indéterminée ayant pris effet le 1er septembre 2009.

Compte tenu de la durée des relations contractuelles et de la rémunération de Monsieur X, il lui sera alloué, en application des dispositions de l’article L 1245-2 du Code du travail, une somme de 5.000 Euros à titre d’indemnité de requalification.

2) Le Journaliste obtient un rappel de salaires pendant les périodes interstitielles.

La requalification d’un contrat de travail à durée déterminée en contrat à durée indéterminée ne porte que sur le terme du contrat et laisse inchangées les stipulations contractuelles relatives à la durée du travail.

En l’espèce, il ressort des explications des parties que Monsieur X exerçait son activité non pas à temps partiel, mais à temps plein, à l’exception de deux mois pendant la période estivale ; Monsieur X verse aux débats ses avis d’imposition dont il n’est pas contesté qu’ils révèlent une absence de revenus autres que ceux perçus de la Société
MFP.

Compte tenu du court intervalle séparant deux contrats, se situant qui plus est pendant la période estivale, il est patent que Monsieur X n’avait d’autre choix que de rester à la disposition de l’entreprise pendant les périodes interstitielles.

S’agissant du rappel de salaires, il ressort des bulletins de paie que Monsieur X a toujours perçu des congés payés représentant 10% de son salaire, de sorte qu’un rappel de salaires sur deux mois aurait pour conséquence de l’indemniser deux fois au titre de ces congés payés.

En conséquence, il sera fait droit à sa demande de rappel de salaires pour les périodes interstitielles à hauteur de 17.030 Euros et les congés payés afférents, outre 1.419,17 Euros au titre du 13ème mois.

3) La rupture du contrat de travail est considérée comme un licenciement sans cause.

L’arrêt d’une émission ne peut constituer un motif de licenciement qu’en cas de difficultés économiques, non invoquées en l’espèce, en sorte que le licenciement de Monsieur X est dépourvu de cause réelle et sérieuse.

Il y a lieu de faire droit à ses demandes au titre de l’indemnité compensatrice de préavis et de l’indemnité conventionnelle de licenciement, qui sont contestées par la Société France Studio sur le principe mais pas sur les montants sollicités.

Compte tenu de l’effectif de l’entreprise, de l’ancienneté de Monsieur X, du montant de sa rémunération et des conséquences de la rupture, telles qu’elles ressortent des pièces produites, il convient de lui allouer, conformément aux dispositions de l’article L 1235-3 du code du travail alors applicable, une somme de 30.000 Euros en réparation du préjudice causé par la rupture du contrat de travail.

La Société France TV Studio doit remettre à Monsieur X des bulletins de paie, un certificat de travail et une attestation Pôle Emploi conformes, sans qu’il soit nécessaire de prononcer une astreinte.

La Société France Studio, qui succombe, doit être déboutée de sa demande d’indemnité au titre de l’article 32-1 du Code de Procédure Civile.

Frédéric Chhum avocat et ancien membre du Conseil de l\'ordre des avocats de Paris (mandat 2019 -2021) CHHUM AVOCATS (Paris, Nantes, Lille) [->chhum@chhum-avocats.com] www.chhum-avocats.fr http://twitter.com/#!/fchhum