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L’avocat qui ne faisait pas grève contre la réforme des retraites. Par Loïc Tertrais, Avocat.
Parution : lundi 13 janvier 2020
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[Fiction] Echange entre un jeune avocat et son oncle, ancien bâtonnier, sur les raisons de ne pas faire grève contre la réforme des retraites.

Cher Oncle,

Vous le savez, je viens d’intégrer la barreau de ma ville. Comme vous, j’ai prêté serment d’exercer mes fonctions avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité. Je me suis engagé en outre à respecter les principes rappelés dans le règlement intérieur de la profession : honneur, loyauté, désintéressement, confraternité, délicatesse, modération et courtoisie.

J’ai entendu dire que vous n’étiez pas en grève contre la dernière réforme de la retraite ? Est-ce vrai ? Je dois bien avouer que, jeune avocat, je ne me sens pas très concerné. Et puis, j’ai été frappé par certains comportements de confrères grévistes. Des avocats ont jeté leur robe à terre devant le Garde des Sceaux en signe de protestation. J’ai tout de suite pensé à un geste de reddition, revoyant Vercingétorix jeter ses armes aux pieds de César. Car la robe, n’est-elle pas le symbole de la dignité combative de l’avocat ? Et que penser de ces confrères qui se couchent par terre dans une salle des pas perdus ? Cela n’est pas un signe de résistance cela ! Expliquez-moi Bâtonnier, car moi je ne vois pas bien que ce que je « viens foutre » dans ces manifestions.

Cher neveu,

Tu dis juste. Je ne suis pas en grève contre le projet de réforme des retraites. Et pourtant, j’ai aussi régulièrement mes coups de flippe financiers, quand l’argent n’est pas au rendez-vous.
Tu as peut-être appris également qu’une santé fragile m’a contraint à lever le pied plus tôt que je ne l’aurais voulu. Au final, je vais devoir travailler plus longtemps. Ma retraite sera moins ronde que je ne l’aurais souhaité.

Et pourtant, je ressens la même gène que toi. D’abord, je ne comprends pas tout ce cirque d’avocats qui se couchent par terre ou jettent leur robe au sol. Opération de communication peut-être. Mais l’ avocat ne devrait pas être celui qui se dépouille. Il doit rester celui qui se dresse en rempart dans ses attributs de défense, la robe, affirmant le verbe haut comme Cyrano de Bergerac : « Henri IV n’eut jamais consenti, le nombre l’accablant à se diminuer de son panache blanc. »

Et puis, si je ne suis pas en grève, c’est pour une raison plus fondamentale. Ce qui me taraude, ce n’est pas avant tout mon niveau de retraite. C’est un sentiment d’absence de profondeur autour de moi. On se bat pour un hypothétique supplément de retraite mais surtout on évite de cultiver un supplément d’âme.
Est-ce que l’avocat ne pourrait pas d’abord faire grève parce que les réformes de la justice tuent l’intelligence, noient les auxiliaires de justice dans un flot de procédures et d’articles où la pensée n’a plus sa place ?
Et que servira à l’avocat un surcroît d’euros, peut-être à rouler en plus grosse bagnole, s’il est vide d’idées essentielles et plein de conformisme ? L’avocat, fer de lance de la liberté, doit plus que tout autre s’assurer une pensée libre et profonde avant de s’assurer davantage de picaillons.

Rappelle-toi les mots d’Antoine de Saint-Exupéry [1] : « On ne peut vivre de frigidaires, de politique, de bilans et de mots croisés, voyez-vous ! On ne peut plus vivre sans poésie, couleur ni amour. (…) L’homme d’aujourd’hui on le fait tenir tranquille, selon le milieu, avec la belote ou le bridge. Nous sommes étonnamment bien châtrés. (…) Où allons-nous, nous aussi, à cette époque de fonctionnariat universel ? L’homme robot, l’homme termite, l’homme oscillant du travail à la chaîne système Bedeau à la belote (...) L’homme que l’on alimente en culture de confection, en culture standard comme on alimente les bœufs en foin. »

Alors, cher neveu, que nos institutions représentatives combattent un projet contestable de réforme de la retraite, c’est justifié ! Mais de là à en faire un combat premier, c’est se tromper ! Pour reprendre les mots de notre serment, il est de la dignité et de l’honneur de l’avocat de lutter d’abord pour gagner, non en beurre mais en profondeur.

Ton bien dévoué Oncle.

Commentaire de l’auteur suite aux nombreuses réactions suscitées par son article :

« Les humanités, la littérature, l’histoire, le droit, la politique ».

MCC,
Certains l’ont bien compris, l’article qui met en scène deux avocats est une fiction. Qu’est-ce qu’une fiction ? « Le roman se distingue de tous les autres genres littéraires, et peut-être de tous les autres arts, par son aptitude non pas à reproduire la réalité, comme il est reçu de le penser, mais à remuer la vie pour lui recréer sans cesse de nouvelles conditions et en redistribuer les éléments » (Marthe Robert).

Bien sûr, si je prends ma réalité :

Comme tous, je suis impacté par l’augmentation de l’âge du départ, les augmentations de cotisations, les réformes de procédures incessantes qui sous couvert de modernité nous dispersent de notre vrai métier ;

Comme vous, je m’interroge sur l’avenir de notre profession et dois faire un effort pour sortir de mes urgences pour me rendre, à l’initiative des incubateurs créés dans nos barreaux, à des réunions prospectives sur notre métier.

La profession d’avocat peut apparaître menacée par les réformes : dématérialisation avec décisions rendues en ligne, justice prédictive, réformes de la retraite ou des procédures.

Nous en avons tous cependant la conviction : la profession d’avocat est cependant indispensable et ne va pas disparaître. Elle doit vraisemblablement s’adapter, évoluer.

Une chose apparaît en revanche fondamentale. L’avocat ne doit pas s’enfermer dans la technique juridique. Sur ce terrain, c’est sûr, il pourrait se faire dépasser par un logiciel bien plus performant. Sa force réside dans sa créativité et la profondeur de son humanité rappelée dans le serment & les principes du RIN : dignité, conscience, indépendance, probité et humanité, honneur, loyauté, désintéressement, confraternité, délicatesse, modération et courtoisie, compétence, dévouement, diligence, prudence.

Ce n’est pas nouveau. En 1923 le Bâtonnier Henri-Robert, dans un dans un livre consacré à la profession d’avocat rappelait que : "L’avocat Camus (Armand-Gaston), né en 1740, fils d’un procureur au parlement, et qui eut, sa vie durant, une réputation extraordinaire d’intégrité, d’honneur, de talent et de conscience, nous a laissé, dans ses lettres sur la profession d’avocat, l’état des études considérées par lui comme nécessaires pour former un avocat digne de ce nom. Camus énumère les connaissances les plus nécessaires à son sens ; se sont : « les humanités, la littérature, l’histoire, le droit, la politique »" (Henri-Robert- L’avocat- Editions Hachette 1923).

C’est le sens de la réflexion portée dans cet article… sachant qu’un « conteur ne donne au lecteur que la moitié d’une œuvre, et il attend de lui qu’il écrive l’autre moitié dans sa tête en le lisant ou en l’écoutant. » (Michel Tournier).

Me Loïc TERTRAIS

[1Lettre au Général X – Antoine de Saint Exupéry.

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