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Fusion-absorption et personnalité des peines : la personne morale absorbante peut être condamnée. Par Chloé Sanchez, Assistante de Justice.
Parution : mercredi 15 janvier 2020
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Dans sa décision (Cour européenne des droits de l’Homme, cinquième section, Requête n°37858/14, Carrefour France c. France, 1er octobre 2019, n°27858/14), la Cour européenne des droits de l’Homme se fonde sur le principe de continuité économique de l’entreprise pour retenir que les amendes civiles prévues par le code de commerce et venant sanctionner les pratiques restrictives de concurrence commises dans l’exercice de ces activités économiques par une entreprise absorbée, peuvent s’appliquer à l’entreprise absorbante sans atteinte au principe de personnalité des peines.

S’agissant des faits, en 2006 la DDCCRF du Cher a saisi le Tribunal de commerce de Bourges en reprochant des pratiques restrictives de concurrence au sens l’article L.442-6 du code de commerce à la société Carrefour Hypermarchés France qui gère des hypermarchés de l’enseigne Carrefour sur le territoire national. En 2009, la SAS Carrefour France, en sa qualité d’unique associé de la société Carrefour Hypermarchés France, a décidé de prononcer la dissolution sans liquidation de cette dernière, dans un but de simplification. Selon procès-verbal, la dissolution a entraîné la transmission universelle du patrimoine de la société Carrefour Hypermarchés France à la société Carrefour France.

L’affaire arrive une première fois en Cour de cassation (27 avril 2011), qui retient que les motifs retenus par la cour d’appel étaient « impropres à caractériser une disproportion manifeste entre les avantages obtenus par la société Carrefour et la valeur des services rendus ». Elle annula en conséquence l’arrêt en ce qu’il concernait ces sept fournisseurs et en ce qu’il prononçait une amende civile de 100.000 euros, et renvoya les parties devant la Cour d’appel d’Orléans.

Devant la Cour d’appel d’Orléans, la société Carrefour France soulève le principe de personnalité des peines pour la première fois afin de faire obstacle à sa condamnation. La cour d’appel rejette la fin de non-recevoir. (12 avril 2012 n°11/02284).

La société Carrefour France a formé un nouveau pourvoi en cassation en invoquant, qu’au sens de l’article 6 de la convention européenne des droits de l’Homme, sa condamnation par la cour d’appel à une amende civile portait atteinte au principe de personnalité des peines.

Le 21 janvier 2014 (Cass. com. 21 janv 2014 N°12-29.166), la Cour de cassation rejette le pourvoi et explique que « les dispositions de l’article L. 442-6 du code de commerce, qui visent tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, auteur des pratiques restrictives énoncées par ce texte, s’appliquent à toute entreprise, indépendamment du statut juridique de celle-ci, et sans considération de la personne qui l’exploite ; que le principe de la personnalité des peines (...) ne fait pas obstacle au prononcé d’une amende civile à l’encontre de la personne morale à laquelle l’entreprise a été juridiquement transmise ».

La société Carrefour France se tourne vers la Cour européenne des droits de l’Homme et soutient que sa condamnation à une amende civile pour des faits imputables à la société Carrefour Hypermarchés France contrevient au principe de la personnalité des peines et emporte violation de l’article 6 § 1 et 2 de la Convention, aux termes duquel :

1. « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...).
2. Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.
 »

La Cour européenne des droits de l’Homme répondra que l’absorption de la société auteur de ces pratiques par une autre société ne met pas fin à ces activités, qui se poursuivent au sein de la société absorbante, que le principe de personnalité des peines n’est pas atteint.

Elle opère son raisonnement en deux temps :

1. La qualification d’une « accusation en matière pénale » et d’une « infraction ».

La Cour rappelle que « l’accusation en matière pénale » est une notion autonome prévue par l’article 6 § 1 de la Convention. Ce type d’accusation existe si trois critères sont remplis. Il s’agit des critères Engel (CEDH, Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 82) :
- La qualification juridique de l’infraction en droit interne,
- La nature même de l’infraction,
- La sévérité de l’infraction que risque de subir l’intéressé.

Par principe, les deuxièmes et troisièmes critères sont alternatifs et non nécessairement cumulatifs. Toutefois, une exception permet de revenir à une approche cumulative si l’analyse séparée de chaque critère ne permet d’aboutir à une conclusion claire de « l’accusation en matière pénale ».

En l’espèce, la Cour va apprécier ces trois critères au regard de l’article L.442-6 du code de commerce. S’agissant du premier et du second critère, la Cour relève que l’infraction prévue à l’article suscitée n’est pas une infraction en droit pénal interne, mais que selon le Conseil constitutionnel, il s’agit d’une amende civile ayant « la nature d’une sanction pécuniaire ». S’agissant du troisième critère, la Cour retient la sévérité de l’amende civile puisqu’elle peut atteindre jusqu’à deux millions d’euros.

Elle conclut que l’article 6 de la Convention, dans son volet pénal, s’applique à l’amende civile à laquelle la société Carrefour France a été condamnée.

2. L’étendue du principe de personnalité des peines.

Pour déterminer si le principe de personnalité des peines est atteint ici, la Cour va en rappeler l’étendue.

La Cour rappelle les principes :
- « La règle fondamentale du droit pénal selon laquelle la responsabilité pénale ne survit pas à l’auteur de l’acte délictueux découlait aussi de la présomption d’innocence consacrée par l’article 6 § 2 de la Convention ».
- Dans le même sens, « le principe de légalité en droit pénal, tel qu’il se trouve consacré par l’article 7 de la Convention, induit l’interdiction de punir une personne alors que l’infraction a été commise par une autre ».

Ces règles s’appliquent aux personnes physiques et aux personnes morales.

Ensuite, la Cour note que le droit français a érigé en principe constitutionnel, le principe selon lequel « nul n’est punissable que de son propre fait », qu’il s’agisse d’une personne physique ou d’une personne morale.

Toutefois, en appliquant ce principe constitutionnel au cas d’espèce, la Cour a relevé le raisonnement de la Cour de cassation et du Conseil constitutionnel qui est le suivant :
- La fusion-absorption a permis la continuité économique et fonctionnelle de la société Carrefour Hypermarchés France,
- Le principe constitutionnel peut être adapté lorsqu’il est appliqué en dehors du droit pénal stricto sensu,
- Lorsque le législateur a délimité le champ d’application de l’article L442-6 du Code commerce à « tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au registre des métiers », ce dernier faisait référence à des activités économiques, quelle que soit les formes juridiques,
- L’absorption d’une société par une autre ne met pas fin à ses activités économiques,
- L’amende civile peut s’appliquer à la société absorbante.

On sera d’accord avec la Cour, ce raisonnement ne porte pas atteinte au principe de personnalité des peines puisqu’il tient compte de la spécificité de la fusion-absorption et répond à un impératif d’efficacité de la sanction pécuniaire. En effet, si le principe de personnalité des peines était appliqué trop strictement alors la responsabilité économique des personnes morales serait vaine.
Autrement dit : les personnes morales pourraient échapper à toute condamnation pécuniaire en jouant d’opérations telles que la fusion-absorption. D’autant plus qu’en l’espèce, la société Carrefour France avait repris tous les contrats en cours de la société Carrefour Hypermarchés France et était devenue l’employeur de ses salariés.

Chloé Sanchez, Juriste.