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Uber condamné à verser des dommages et intérêts à un VTC pour concurrence déloyale. Par Adrien Cohen-Boulakia, Avocat.
Parution : mercredi 15 janvier 2020
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Le 12 décembre 2019, la Cour d’appel de Paris a rendu une décision « coup de tonnerre » contre Uber. Uber est condamné à verser à la société Viacab, exerçant une activité de VTC à Paris, la somme de 106.000 euros à titre de dommages et intérêts.

Au-delà, la décision a des conséquences beaucoup plus générales, dépassant le lien entre Viacab et Uber, puisque Uber est condamné à « cesser d’inciter les chauffeurs à circuler et stationner sur la voie publique en quête de clients et d’inciter les chauffeurs à ne pas retourner à leur base ou dans un endroit situé hors de la chaussée dans l’attente d’une réservation sauf s’ils justifient d’une autre réservation préalable » ; sans toutefois que cette condamnation soit assortie d’astreinte. Pire, presque huit ans après l’arrivée d’Uber sur le marché français, cette décision relance le débat entre Uber et les taxis.

Cette décision de fin d’année est pour certains passée inaperçue. La Cour d’appel de Paris a pourtant frappé un grand coup, en infirmant la décision qui avait été rendue par le tribunal de commerce de Paris, et en condamnant les sociétés du groupe Uber, d’une part au paiement de dommages et intérêts, et d’autre part, à la cessation de pratiques jugées contraires à la réglementation.

Elle est une victoire pour la société Viacab, ancien acteur du marché des VTC, qui était presque devenue une habituée des « déboutés », à l’image des nombreuses décisions de rejet rendues la concernant [1].

Au-delà, la Cour d’appel est venue clarifier sa position à propos de nombreuses pratiques.

I. La faute : les actes de concurrence déloyale.

Trois agissements commis par Uber ont été considérés comme des actes de concurrence déloyale.

A. Le service Uber Pop.

La Cour rappelle que le service Uber Pop, qui avait été mis en œuvre de février 2014 à juillet 2015 revêtait un caractère illicite, en l’absence d’autorisation administrative. [2]
Sans donner davantage d’explication, la Cour d’appel affirme que « par son caractère illicite, cette activité a revêtu un caractère de concurrence déloyale ».

B. La maraude.

La Cour d’appel considère que le système de réservation Uber, est non seulement illicite, mais également constitutif d’un acte de concurrence déloyale pour ses concurrents.

1. D’une part, elle condamne le fait, pour un chauffeur VTC, de s’arrêter, stationner ou circuler sur la voie publique, sans réservation préalable.

La Cour d’appel relève ici que sur son Guide du partenaire, Uber « incite ses chauffeurs à "se répartir de manière homogène dans les zones de forte demande" », et que ce faisant, elle favorise le non-respect, par ses chauffeurs, des dispositions du code du transport.

Pourtant, le tribunal de commerce de Paris avait déjà, par ordonnance de référé en date du 21 novembre 2014, fait injonction à Uber de « retirer de leur support de communication toute mention qui présenterait comme licite de fait de s’arrêter, stationner ou circuler sur la voie ouverte à la circulation publique en attente de client sans être titulaire d’une autorisation réservée aux taxis », et ce sous astreinte de 20.000 euros par jour de retard [3]. Il semblerait qu’Uber n’ait pas déféré à cette condamnation sous astreinte…

La Cour considère ici que ces faits sont constitutifs de concurrence déloyale.

2. D’autre part, elle condamne le fait d’informer le client, avant toute commande ou réservation, à la fois de la localisation et de la disponibilité du véhicule. (On parle de maraude électronique).

Uber s’était défendu à de nombreuses reprises, en affirmant qu’en interdisant le système de géolocalisation préalable, les dispositions du code du transport portent atteinte, à la liberté d’entreprendre, au principe d’égalité devant la loi et au droit de propriété [4]. Le Conseil constitutionnel, par une décision du 22 mai 2015 [5] avait rejeté cette QPC, et il s’en déduisait que le système de géolocalisation préalable d’Uber était contraire aux dispositions du code du transport.

Dans une décision qui concernait l’application « Chauffeur-Privé », le tribunal avait considéré, que le système de géolocalisation de l’application était, en l’occurrence, conforme à la loi, « puisque c’est seulement lorsque le véhicule a été commandé, que l’utilisateur reçoit la confirmation du temps d’attente et l’identification du véhicule » [6] ; ce qui n’est pas le cas de l’application Uber, qui fournit également la géolocalisation des véhicules avant même les avoir commandés.

Là aussi, la Cour d’appel considère que « cet élément est constitutif d’une concurrence déloyale ».

On regrette toutefois que la Cour n’ait pas condamné la société Uber à mettre en conformité son application. Ce système de géolocalisation préalable à toute commande figure d’ailleurs, à l’heure actuelle, et après vérification, toujours sur l’application.

C. L’utilisation abusive du statut « Loti ».

La Cour d’appel se prononce sur le recours, par la société Uber, à des chauffeurs sous statut « Loti » (créé par la loi n°2016-1920 du 29 décembre 2016) alors que le statut Loti oblige chaque chauffeur relevant de ce statut à transporter au moins deux personnes au cours de chaque trajet.

Le Juge des référés près le tribunal de commerce de Lille avait « botté en touche » cette « problématique » qui avait été soulevée en référé, dans le cadre de l’action introduite par des entreprises de taxis (SAS Allo Taxi Sevran, SA Société Nouvelle Groupement Taxi Clichy, SA Allo Radio Taxi Saint-Herblain, etc.) et personnes physiques exerçant une activité de taxi contre Uber. Le tribunal avait considéré qu’« une interprétation des textes en vigueur s’impose pour en déduire le régime légal et réglementaire applicable aux transports Loti », et qu’une telle interprétation ne peut relever que du juge du fond. [7]

Sans avoir recours à un grand travail d’interprétation, la Cour affirme très simplement qu’« il n’est pas contesté que les personnels sous statut Loti ne peuvent intervenir que pour assurer des transports collectifs en service occasionnel ». Puis, elle prend la peine de préciser ici, en quoi le recours à des chauffeurs sous statut Loti constitue un acte de concurrence déloyale : « bénéficiant de conditions d’accès simplifiées au statut de chauffeur par rapport à celles applicables aux chauffeurs de taxis ou de VTC, les chauffeurs ’Loti’ ont nécessairement procuré un avantage concurrentiel aux sociétés Uber ». Puis, elle ajoute que « cet élément est constitutif d’une concurrence déloyale ».

II. Le préjudice.

On aurait pu penser que l’action en dommages et intérêts allait échouer en l’absence de démonstration de baisse du chiffre d’affaires par la société Viacab. La Cour n’aborde toutefois pas ce point. Elle rappelle le principe selon lequel « il s’infère nécessairement d’actes constitutifs de concurrence déloyale un trouble commercial générant un préjudice », et se prononce sur le « gain manqué », sans évoquer « la perte subie ».

Sans connaitre avec précision la situation de la société Viacab, laquelle n’est pas détaillée dans la décision, on sait, à l’aide d’éléments trouvés sur Internet et d’autres décisions :
- Que la société a été créé le 1er février 2011,
- Qu’elle proposait des services de VTC avec différents types de véhicules (berline, van, véhicule handicapé),
- Qu’elle est un exploitant direct sur ce marché car elle dispose de ses propres véhicules et de chauffeurs,
- Qu’elle employait 6 chauffeurs entre 2012 et 2015. [8]

Pour évaluer le gain manqué, la Cour se base sur le calcul de « perte d’exploitation » avancé par la société Viacab, qui se basait sur une flotte de 30 véhicules, « procurant en moyenne chacun une marge de 1.650 euros par mois ». Sur 72 mois (de 2012 à 2017), soit la durée d’activité VTC de la société Viacab, cela donne la somme de 3.564.000 euros (72 x 30 x 1650).

Puis, pour tempérer le montant sollicité, la Cour prend en compte plusieurs éléments (le fait que le service Uber Pop n’a été disponible qu’entre février 2014 et juillet 2015, que Viacab a cessé son activité de VTC en juillet 2017, le caractère limité dans le temps des actes de concurrence déloyale commis par Uber et le caractère très concurrentiel du marché du VTC) pour considérer que « la perte de clientèle induite par ces actes n’a pu en tout état de cause excéder 10 % du chiffre d’affaires invoqué par Viacab » ; soit 356.000 euros.

Enfin, la Cour considère que la perte de chance de réaliser ces gains s’évalue à 30 %, ce qui ramène à un montant de 106.000 euros (356.000 x 30 %).

Les éléments les plus marquants de ce calcul sont :
- D’une part, à l’avantage de Viacab, le fait de retenir, arbitrairement et sans justification, un nombre de 30 véhicules pour évaluer le gain manqué (il semblerait que c’est ce qui figurait sur son business plan, avant l’arrivée d’Uber, cf. Tribunal de commerce de Paris, 15 ème chambre, 22 mai 2018, n° 2017007850) ;
- D’autre part, à l’avantage d’Uber, le fait d’appliquer 10 % au montant réclamé par Viacab, au regard d’éléments relativement pertinents, tels que le caractère limité dans le temps des actes de concurrence déloyale commis par Uber (?).

Cette décision va très certainement ouvrir la voie à d’autres actions en concurrence déloyale de la part de VTC à l’encontre d’Uber. En effet, les actes commis par Uber à l’encontre de Viacab jugés comme actes de concurrence déloyale, doivent également, à notre sens, être jugés comme tels vis-à-vis d’autres acteurs de VTC respectueux de la réglementation (à savoir ceux qui n’ont pas créé de service type Uber Pop, qui n’ont pas d’application mobile ou dont les applications mobiles sont conformes à la réglementation, et qui n’ont pas de chauffeurs sous statut Loti). De plus, aucune perte de chiffre d’affaires ou de rentabilité n’est à démontrer : le préjudice retenu est exclusivement constitué du « gain manqué », à l’exclusion de « la perte subie ». Et il est légitime que tous les acteurs de VTC puissent prétendre à ce gain manqué.

Quid des taxis ?

Les taxis pourront également se servir de cette décision pour attaquer Uber.

1. En effet, d’une part, s’agissant du recours à des chauffeurs sous statut Loti. La Cour indique que le recours au statut Loti permet à Uber de bénéficier « de conditions d’accès simplifiées au statut de chauffeur par rapport à celles applicables aux chauffeurs de taxis ou de VTC ». En citant ici les taxis, la Cour reconnaît implicitement que ce recours aux chauffeurs sous statut Loti procure à Uber un avantage concurrentiel, vis-à-vis à la fois des VTC et des taxis. Ainsi, on peut en déduire que ce fait constitue également un acte de concurrence déloyale pour les taxis, et notamment les sociétés de taxis qui respectent la réglementation en s’abstenant d’avoir recours à des chauffeurs sous ce statut.

2. D’autre part, et plus particulièrement s’agissant de la maraude : on peut considérer que les actes de maraude au sens strict (le fait, pour un chauffeur VTC, de s’arrêter, stationner ou circuler sur la voie publique, sans réservation préalable), et de maraude électronique (le fait d’informer le client, avant toute commande ou réservation, à la fois de la localisation et de la disponibilité du véhicule) portent atteinte au monopole des taxis sur le marché de la maraude, et sont constitutifs, d’autant plus, d’actes de concurrence déloyale à leurs égards. En effet, il est indéniable que le système de réservation UBER lui offre une véritable stratégie de pré-positionnement près des lieux à forte chalandise afin d’être en mesure de répondre le plus rapidement possible à une demande immédiate.

En tout état de cause, il est certain que les actes de maraude et maraude électronique sont également préjudiciables aux taxis, puisqu’un client qui constaterait sur son smartphone la présence à proximité d’une VTC pourrait facilement la réserver et être pris en charge très rapidement.

Pourtant, l’Autorité de la concurrence a toujours défendu que « taxis et VTC proposent une offre différente de transport particulier de personnes à titre onéreux et répondent donc à une demande différente », et que « si les VTC étaient plus nombreuses, l’activité des taxis resterait probablement tout aussi rentable, compte tenu de la part de la demande actuellement insatisfaite comme de la demande supplémentaire générée par l’accroissement de l’offre » [9]

La Cour d’appel de Paris n’est pas, dans l’arrêt commenté, entré dans de telles considérations : aucun élément relatif à une baisse de chiffre d’affaires ou de rentabilité n’apparaît dans sa décision. Il suffit de faire application du principe selon lequel « il s’infère nécessairement d’actes constitutifs de concurrence déloyale un trouble commercial générant un préjudice ».

Me Adrien COHEN-BOULAKIA Avocat

[1T. com. Paris, 10-10-2016, aff. n° 2015047388, s’agissant d’un litige l’opposant à d’autres entreprises de location de véhicules de luxe sans chauffeurs ; T. com. Paris, 30-01-2017, aff. n° 2014066867, relative à une demande contre la société Transopco exploitant l’application « Chauffeur-Privé » ; T. com. Paris, 18-06-2018, aff. n° 2017002719, à propos d’une action contre G7…

[2Cass., arrêts rendus les 31 janvier 2017 n°15-87770, et 11 septembre 2018 16-81762, 16-81763, 16-81764, 16-81765 et 16-81766.

[3T. com. Paris, 21-11-2014, aff. n° 2014061003

[4Voir notamment : T. com. Lille, 30-04-2015, aff. n° 2014020104.

[5Décision n° 2015-468/469/472 QPC du 22 mai 2015.

[6T. com. Paris, 30-01-2017, aff. n° 2014066867.

[7T. com. Lille, 30-04-2015, aff. n° 2014020104.

[8Il semblerait, cf. T. com. Paris, 30-01-2017, aff. n° 2014066867 T. com. Paris, 30-01-2017, aff. n° 2014066867.

[9Avis n° 13-A-23 du 16 décembre 2013 concernant un projet de décret relatif à la réservation préalable des voitures de tourisme avec chauffeur.