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Discrimination : indemnisation par la méthode Clerc, le principe de réparation intégrale. Par Frédéric Chhum et Mathilde Mermet Guyennet, Avocats.
Parution : vendredi 17 janvier 2020
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Dans son jugement très médiatisé du 15 octobre 2019, le Conseil de prud’hommes de Nantes a condamné la société Generali Vie à payer à une salariée une indemnité de 161.000 euros pour discrimination en raison du sexe.

Dans ce jugement, le Conseil de prud’hommes a fait application de la méthode Clerc élaborée par le célèbre syndicaliste de la CGT Métallurgie, François Clerc, laquelle instaure un mécanisme permettant de qualifier la discrimination d’une part, puis de chiffrer précisément le préjudice financier en résultant d’autre part.

Explications :

1. Sur la qualification et la preuve de la discrimination.

Rappelons, en premier lieu, s’agissant de la preuve de la discrimination que le salarié n’est pas tenu d’établir la preuve de sa discrimination, mais de présenter des éléments de faits laissant supposer l’existence d’une discrimination. Au vu de ces éléments, il appartient ensuite à l’employeur de démontrer que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination [1].

Ensuite, l’existence d’une discrimination sur l’évolution d’une carrière peut notamment se matérialiser par un blocage anormal et injustifié de l’évolution au fur et à mesure des années des éléments de rémunération, mais en outre des éventuelles promotions auxquelles le salarié aurait pu prétendre compte tenu de ses compétences et de son expérience.

Il faut également préciser que la discrimination peut ressortir d’une accumulation de petites décisions lesquelles peuvent sembler de prime abord peu significatives mais qui, prises dans leur ensemble, révèle la discrimination.

Citons ; l’exclusion d’une prime, le refus d’accorder une journée de télétravail, l’absence d’organisation de l’entretien annuel, l’organisation de la réunion d’équipe hebdomadaire précisément le jour de télétravail du salarié, le rejet des candidatures internes, le refus d’accorder des formations.

Cela étant, il faut rappeler qu’aucun droit à augmentation de salaire, ou promotion n’est consacré par les textes ou la jurisprudence.

Dans ces conditions, le seul moyen d’établir que la cause de ce blocage repose sur les activités syndicales ou sur l’un des critères prohibés par l’article L1132-1 du Code du travail, est de démontrer qu’un certain nombre d’autres salariés, pourtant placés dans une situation comparable ont, eux, connu une évolution plus favorable que celle du salarié discriminé.

La question qui se pose est donc d’établir un panel de salarié pertinent afin de démontrer par comparaison que les salariés qui ne présentent pas les caractères d’un motif prohibés ont connu une meilleure évolution, ou à tout le moins n’ont pas été l’objet de décisions arbitraires liées au motif prohibé.

2. Sur la constitution du panel de comparaison.

Pour ce faire, il est crucial de constituer un panel de comparaison composé de salariés présentant des caractéristiques d’emploi et de profil d’origine identiques à celui du salarié discriminé, sans quoi la comparaison devient inopérante en ce qu’elle met à la disposition de l’employeur des différences permettant éventuellement de justifier des disparités entre les salariés concernés.

A cet égard, au fil de sa jurisprudence en matière de discrimination et d’inégalité de traitement, la Cour de cassation a distingué les principaux critères permettant d’établir une comparaison pertinente :
- Les salariés doivent appartenir à la même entreprise, ou au même établissement le cas échéant ;
- Ils doivent avoir été embauchés sur un emploi similaire avec un niveau de qualification identique ;
- Ils doivent avoir été embauchés à une date proche.
(Cass, soc, 7 novembre 2018, n°16-20759-
Cass, soc, 7 juillet 2000, n°98-43285)

Afin de sécuriser plus encore la comparaison, il faut ajouter le critère des diplômes comparables, de même que celui d’une expérience similaire dans le métier considéré.

Plus la situation d’origine est similaire à celle du salarié discriminé plus la discrimination deviendra difficile à réfuter.

Ces critères permettront alors d’identifier la liste des salariés constituant le panel de comparaison.

3. Sur la méthode de triangulation.

Une fois le panel constitué, il faut opérer la comparaison en réunissant les éléments suivants :
- Contrats de travail et avenant de chacun des salariés pour toute la période de discrimination indiquant les promotions éventuelles successives ;
- Les bulletins de paie de décembre de chaque année pour connaître le montant total des rémunérations annuelles ;
- Éventuellement les évaluations annuelles des salariés et la liste des formations qui leur ont été accordées.

Si la plupart du temps le salarié ne dispose pas de ces données, il pourra néanmoins en obtenir communication dans le cadre d’une procédure en référé sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure ou devant le bureau de conciliation et d’orientation. (cf. Notre article : Salariés, cadres : comment obtenir la communication des preuves détenues par votre employeur ?)

Ensuite, une fois ces données réunies, il faudra les modéliser par la production d’un graphique ; en abscisse les années, en ordonné le montant des salaires, ou encore des coefficients conventionnels le cas échéant, puis les courbes de salaires ou de promotion de chacun des salariés.

Il conviendra également d’identifier sur le graphique la date à laquelle apparaît le motif de discrimination, tel qu’un mandat de représentation du personnel.

La différence d’évolution des courbes permettra ainsi de rendre visible la discrimination à compter de l’apparition du motif de discrimination dans la relation contractuelle, la discrimination étant qualifiée par l’écart entre le niveau de rémunération et le positionnement des salariés non-discriminés (point B) et celui du salarié discriminé (point C), de même que la stagnation de la courbe à partir de l’événement discriminant (point A).

Aussi, apparaîtra sur le graphique un triangle entre les points ABC dont l’aire représente la perte de salaire de l’ensemble de la période.

Cela étant, il faut observer que cette méthode de triangulation est restreinte à la démonstration de la discrimination sur le salaire ou le positionnement conventionnel, mais se trouve inefficace pour rendre compte des actions discriminantes ponctuelles de l’employeur envers le salarié.

4. Sur le calcul de l’indemnité réparant le préjudice de discrimination.

En application de l’article L1134-5 du code du travail, le salarié victime de discrimination est fondé à obtenir réparation de l’entier préjudice résultant de la discrimination, donc pendant toute sa durée.

Dès lors, une fois le graphique de courbe réalisé, le chiffrage de l’indemnité réparant la discrimination se calcule de la manière suivante : écart de rémunération entre la moyenne de rémunération des salariés non-discriminés et la rémunération du salarié discriminé divisé par 2 puis multiplié par le nombre de mois depuis la naissance du motif prohibé.

Il faut ensuite ajouter à ce montant 30 % afin de compenser le préjudice de retraite futur engendré par une rémunération inférieure.

Peut également s’ajouter une indemnité spécifique pour réparation du préjudice moral du fait de l’absence de reconnaissance professionnelle.

Le fait de diviser par deux le différentiel de rémunération, s’il peut apparaître arbitraire, permet de tenir compte de l’aléa d’évolution des carrières puisque quand bien même le salarié n’aurait pas été discriminé rien ne permet de définir objectivement la rémunération qu’il aurait perçu.

Cette méthode est ainsi entérinée par la Cour de cassation et les juges du fond l’appliquent régulièrement.

A titre d’exemple, cette méthode de calcul a été validée récemment par la Cour d’appel de Paris dans un arrêt du 31 janvier 2018, concernant les chibanis, cheminots marocains qui avaient été exclu du statut et relevaient d’une annexe spécialement crée par eux par la SNCF (CA, Paris, 31 janvier 2018, n°15/11747).

Il faut noter enfin que le principe de réparation de l’entier de préjudice applicable en matière de discrimination donne ainsi indirectement la possibilité de s’affranchir de la prescription triennale en matière de rappels de salaire prévue par l’article L3245-1 du Code du travail, puisque l’indemnisation doit couvrir l’intégralité de la période de discrimination.

A cet égard, dans un arrêt du 25 septembre 2019, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi d’un employeur condamné à payer une indemnité calculée selon la méthode Clerc et qui soulevait la prescription des rappels de salaire de l’article L3245-1 du Code du travail en précisant que l’indemnité octroyée visait à compenser le non-versement des salaires correspondant à ces niveaux de qualification professionnelle au titre de périodes couvertes par la prescription.

La Cour de cassation rejette le pourvoi en jugeant que : « La Cour d’appel, faisant une exacte application de l’article L1134-5 du code du travail dans sa rédaction issue de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008, en a déduit à bon droit que la salariée était recevable pour demander la réparation du préjudice subi sur toute la durée de la discrimination ».
(Cass, soc, 25 septembre 2019, n°18-14975)

Frédéric Chhum avocat et ancien membre du Conseil de l\'ordre des avocats de Paris (mandat 2019 -2021) CHHUM AVOCATS (Paris, Nantes, Lille) [->chhum@chhum-avocats.com] www.chhum-avocats.fr http://twitter.com/#!/fchhum

[1Article L1134-1 du Code du travail.

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