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Pour travailler à l’âge du numérique, défendons la coopérative ! Par Jérôme Giusti, Avocat et Thomas Thévenoud, Consultant.
Parution : lundi 20 janvier 2020
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Ce texte est extrait d’un rapport de la Fondation Jean Jaurès, co-écrit par Jérôme Giusti, avocat au barreau de Paris et Thomas Thévenoud, ancien ministre.
Quelle alternative à la charte sociale des travailleurs de plateforme de type Uber ou Deliveroo, sanctionnée par deux fois par le Conseil constitutionnel en un an ? La Coopérative d’Activité et d’Emploi (CAE) ne serait-elle pas à envisager ?

Avant-propos.

« Allez à Stains expliquer aux jeunes qui font chauffeurs Uber de manière volontaire qu’il vaut mieux tenir les murs ou dealer ». Ainsi s’exprimait le candidat Emmanuel Macron, dans une interview en 2016.

Le débat est clairement posé : pour faire diminuer le chômage, faut-il malmener notre droit du travail et notre système de protection sociale ?

La révolution numérique change nos usages, nos modes de vie, nos habitudes. Pour le meilleur comme pour le pire.

Elle change notre rapport au travail. C’est particulièrement vrai dans le domaine des transports et de la mobilité où l’arrivée d’Uber a tout changé.

Le néologisme "ubérisation", d’abord utilisé de façon positive, aujourd’hui de plus en plus de façon péjorative, sert à désigner la mise en relation directe par application mobile de clients et de fournisseurs de services ou de biens, professionnels ou non, également appelée économie du partage.

Introduction.

Pas un jour sans qu’on ne parle de l’ubérisation de la société comme le symbole de la révolution numérique en cours. Fin du salariat pour les uns, développement de la précarité pour les autres, Uber a fait des petits dans tous les secteurs de l’économie et interroge notre relation au travail.

Mais dénoncer l’uberisation de l’économie ne suffit pas.

Pour nous, la solution passe par la régulation et par le droit. Notre conviction est que le droit n’est pas un frein à l’innovation. Au contraire, il peut permettre d’entreprendre dans un monde meilleur.

Il ne s’agit pas pour nous de concilier les contraires ou, pour employer une expression désormais galvaudée, de pratiquer l’« en même temps » idéologique. Il s’agit de proposer des solutions juridiques opérationnelles qui concilient innovation numérique et protection du travailleur, volonté d’être indépendant et modèle social français, ubérisation et sécurité juridique.

Cette solution existe. Elle porte le nom de la coopérative d’activité économique, la CAE.

La charte, toute une histoire.

Exemple inédit de « soft law » à la française, l’article 20, devenu au fil de la renumérotation législative de la loi d’orientation des mobilités, dite LOM, l’article 44, vise à encadrer le statut des travailleurs de plateformes et à écarter le risque de requalification.

Il offre la possibilité à chaque plateforme d’édicter, de façon unilatérale, une charte sociale dont l’objet est de « déterminer les conditions et modalités d’exercice de sa responsabilité sociale » et de définir « ses droits et obligations ainsi que ceux des travailleurs avec lesquels elle est en relation ». Cette disposition concernerait uniquement à ce stade les travailleurs de plateformes, en charge du transport de personnes et de la livraison de marchandises.

Rappelons tout d’abord que cette initiative résulte d’une première tentative avortée en 2018 quand Aurélien Taché (député LREM du Val d’Oise) avait tenté de créer une telle charte lors de l’examen du projet de loi pour « la liberté de choisir son avenir professionnel ».

A l’époque, son amendement adopté par l’Assemblée avait déjà été censuré par le Conseil Constitutionnel car il constituait un « cavalier législatif ».

Suite au recours des députés et sénateurs socialistes, le Conseil Constitutionnel a, dans sa décision du 20 décembre 2019, censuré partiellement les dispositions relatives à la charte.

À cette occasion, les « sages » ont rappelé qu’il incombe au législateur d’exercer pleinement la compétence que lui confie la Constitution, sans reporter sur des personnes privées le soin de fixer des règles dont la détermination n’a été confiée qu’à la loi. La définition du champ d’application du droit du travail et, en particulier, les caractéristiques essentielles du contrat de travail font partie de ces principes fondamentaux.

Ainsi, la charte, fixant de manière unilatérale notamment la « qualité de service attendue, les modalités de contrôle par la plateforme de l’activité et de sa réalisation et les circonstances qui peuvent conduire à une rupture des relations commerciales entre la plateforme et le travailleur », empiète sur le domaine réservé à la loi, en ce qu’elle peut contenir des indices de nature à caractériser un lien de subordination du travailleur l’égard de la plateforme.

Autrement dit, des chartes de responsabilité pourront être adoptées par les plateformes, mais les conseils de prud’hommes ne seront pas tenus pour autant de refuser à un éventuel travailleur une requalification de sa prestation de travail en contrat de travail. C’est la seconde fois, en deux ans, que le Conseil constitutionnel se prononce en défaveur de l’institution de telles chartes.

La coopérative, le sens de l’histoire.

En choisissant la charte, le gouvernement a fait le choix le moins contraignant pour les plateformes. Il a créé un nouvel « objet » juridique dont l’application reste incertaine.
Compte tenu des orientations politiques générales prises par ailleurs, qu’il fasse le choix de la requalification aurait été pour tout dire une surprise.

Mais, il aurait pu prendre une autre option. Promouvoir le collectif plutôt que l’individualisation des droits et leur atomisation. Favoriser la coopération entre individus. En un mot, inciter les travailleurs à se regrouper en coopératives.

Et, parmi tant d’autres schémas possibles de coopératives, encourager les travailleurs à recourir au statut hybride et innovant d’entrepreneur salarié associé (ESA) de coopérative d’activité et d’emploi (CAE).

Le statut d’entrepreneur-salarié-associé existe depuis 2014. Issu d’une loi sur l’économie sociale et solidaire, il porte les caractéristiques de ce secteur qui, à la croisée des impératifs économiques et sociaux, réinvente chaque jour l’économie de marché.

Hybride et innovant, il est en aussi viable économiquement si les conducteurs s’organisent au sein d’un nombre limité de coopératives d’activité économique.
Il permettrait une baisse des charges d’exploitation et sécuriserait les revenus du chauffeur, lui donnerait la possibilité d’être intéressé aux résultats, le laisserait libre d’organiser son activité, à temps plein ou partiel, tout à l’accompagnant lors de son lancement et de son développement.

Les centrales de réservation pourraient également être intéressées par ce statut.
D’une part, les centrales existantes pourraient trouver avantage à ce que des CAE fassent écran entre elles et les conducteurs puisque cela annulerait le risque de requalification devenu prégnant depuis une récente décision de la Cour de cassation, contribuerait à fidéliser et professionnaliser des conducteurs rassurés par ce nouveau modèle économique et social, et aiderait les centrales à développer leur offre dans les territoires.

D’autre part, les centrales nouvelles, notamment celles qui tentent d’émerger aujourd’hui dans les villes de taille intermédiaire, pourraient y voir également un intérêt car ce statut leur permettrait notamment d’exercer toutes les fonctions qu’exercent déjà les centrales actuelles, dans un cadre sécurisé juridiquement et économiquement.

Le recours au statut d’ESA contribuerait enfin à élargir le champ des possibles pour les décideurs publics, en leur offrant une solution systémique, intermédiaire entre le salariat et le travail indépendant, leur permettant, d’une part, d’être moins sollicités pour arbitrer les conflits entre centrales et conducteurs et d’autre part, de s’appuyer sur les CAE pour améliorer le recouvrement des cotisations sociales et appliquer des règles plus précises en matière de conditions et de temps de travail, de formation professionnelle, voire de sécurité des usagers et de maintenance des véhicules.

Les collectivités territoriales, enfin, pourraient en outre tirer profit de la souplesse juridique et des règles de gouvernance et de fonctionnement propres aux coopératives pour contribuer à développer une offre de transports dans les territoires et répondre aux besoins de leurs concitoyens.

Et si la coopérative, solution pragmatique et innovante, était aussi une réponse aux besoins de mobilité de nombreux Français et à l’accès à l’emploi de tant d’autres qui veulent vivre et travailler de manière indépendante à l’heure du numérique ?

Vous pouvez prendre connaissance du rapport dans son entier ici

Jérôme Giusti, Associé fondateur de Metalaw Spécialiste en droit de la propriété intellectuelle et en droit des nouvelles technologies, de l'informatique et de la communication Thomas Thévenoud, Ancien député et ancien ministre, consultant