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Le règlement 2019/452 : un cadre limité de filtrage des investissements directs étrangers ? Par Aurélien Mornon-Afonso, Etudiant.
Parution : mardi 21 janvier 2020
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Bien que les investissements directs étrangers (IDE, ci-après) relèvent de la politique commerciale commune de l’Union en vertu de l’article 3, paragraphe 1 du TFUE, les États-membres peuvent adopter des mesures en cas d’atteinte à l’ordre public ou la sécurité en vertu de l’article 65, paragraphe 1 du TFUE. Les États-membres ont ainsi adopté de plus en plus de mécanismes de filtrage des IDE mais pas sur les mêmes fondements. Actuellement, on dénombre 14 États-membres possédant de tels mécanismes. Cela conduit à une certaine ambiguïté du règlement qui, tout en traitant d’un sujet relevant de la compétence de l’Union, s’appuie sur des pratiques et prérogatives nationales.

I) Le nouveau cadre mis en place par le règlement 2019/452.

Dès la lecture du règlement 2019/452, il est possible de constater, au premier considérant, que l’Union tient à rappeler les bienfaits des IDE tant sur la croissance que leurs effets sur la réalisation des objectifs fixés dans le plan d’investissement pour l’Europe. Néanmoins, au considérant 8, la Commission souligne l’importance d’établir une coordination afin que les États-membres et la Commission puissent éliminer les risques pour la sécurité et l’ordre public. Elle rappelle bien que la décision de mettre en place un mécanisme de filtrage continue de “relever de la compétence exclusive de l’État membre concerné”. Par conséquent, la Commission a seulement la possibilité d’émettre un avis, au sens de l’article 288 du TFUE, pour des investissements qui porteraient atteinte aux projets ou programmes de l’Union. L’État membre doit tenir compte de cet avis. Pourtant, aucune précision complémentaire n’est apportée sur l’effectivité de cette prise en compte.

Dans les définitions posées dans l’article 2, on constate qu’une définition générale de « mécanisme de filtrage » a été retenue. En résumé, il s’agit d’un instrument d’application générale déterminant les modalités, les conditions et les procédures pour évaluer, examiner, autoriser, soumettre à condition, interdire ou annuler des investissements directs étrangers pour des motifs de sécurité ou d’ordre public. Par cette définition généraliste, l’Union agit de manière habile. Cette définition générale permet une adhésion politique, la plus grande possible, de la part des États-membres.

L’article 4 établit une liste des facteurs susceptibles d’être pris en considération par les États-membre ou la Commission. Par exemple, les infrastructures critiques physique ou virtuelles dans le domaine de l’énergie et autres, des technologies critiques et des biens à double-usage comme l’intelligence artificielle, l’approvisionnement en intrants essentiels, l’accès à des informations sensibles comme les données personnelles.

De plus, certains facteurs de sécurité peuvent être pris en compte comme le fait que l’investisseur soit contrôlé par son gouvernement, qu’il ait déjà participé à des activités qui ont porté atteinte à la sécurité ou l’ordre public d’un État-membre ou le fait qu’il existe un risque d’activités criminelles ou illégales. Cet article a l’intérêt d’établir un cadre indicatif concernant les secteurs stratégiques, néanmoins, sur le facteur d’atteinte dans un État-membre, il aurait également fallu élargir aux atteintes dans des États-tiers pour permettre d’avoir le plus d’informations sur le degré de risques.

Sur ce point, les différents rapports rendus par l’OMC ou l’OCDE pourraient être d’une aide précieuse pour l’Union. De plus, il conduit à se questionner sur l’obtention des informations : coopération avec quels acteurs, hors les organisations internationales ? La fiabilité ou non des informations recueillies pourraient nuire, in fine, à la libre circulation des capitaux garantie par le TFUE.

Les articles 6 et 7 mettent en place des dispositifs de coopération et il s’agit des points les plus importants de ce règlement. Dans les faits, les États doivent notifier à la Commission et aux États-membres les investissements dans les meilleurs délais possibles. Chaque État-membre pourra ainsi adresser des commentaires. Ils peuvent demander des informations supplémentaires aux États-membres concernés. Si un État-membre estime dans le cadre de son contrôle que ses intérêts sont menacés, il peut prendre des mesures immédiates qu’il devra également notifier.

L’État-membre reste néanmoins souverain de sa décision de déclarer l’IDE conforme ou non à ses investissements. L’article 7 permet également aux États-membres d’émettre des commentaires pour des opérations qui n’auraient pas été contrôlés par le mécanisme de filtrage national de l’État en question s’il estime nécessaire. Dans ce cas, la Commission notifiera tous les États-membres et pourra émettre un avis si 1/3 des pays ont formulés des commentaires contre l’IDE dans un État concerné. L’État devra tenir dument compte des commentaires et des avis.

Dans le cas où les IDE seraient susceptibles de porter atteinte à des projets ou des programmes présentant un intérêt pour l’Union, l’État devra également tenir « dument » compte de l’avis de la Commission et s’expliquer s’il prend tout de même une décision contraire à l’avis de la Commission. Cette dernière ne garde qu’un pouvoir assez limité juridiquement en matière d’IDE.

II) Un nouveau cadre aux effets trop aléatoires.

Alors que la politique commerciale commune, relevant de la compétence de l’Union européenne, comprend les IDE, le choix des gouvernants européens s’est tourné vers un cadre qui semble peu contraignant pour les États. Si le cadre établi par le règlement 2019/452 représente une étape importante, ce cadre mériterait d’être réactualisé, dans les prochaines années, en tenant compte des pratiques des États membres.

Un cadre à demi-teinte par son absence de contrainte.

En 2017, le sénat avait adopté un point de vue critique quant au projet de règlement européen [1].

André Gallotin s’inquiétait de l’effectivité réelle d’un tel mécanisme. En effet, la Commission pourra émettre des avis mais les États ne sont pas tenus de les suivre. Selon lui, la situation irlandaise sur la récupération des aides d’état envers Apple inquiétait. En effet, c’est l’une des critiques que l’on retrouve le plus souvent. Le fait que la Commission puisse uniquement émettre des avis parait être trop peu face à des atteintes aux intérêts stratégiques européens. Les États restent encore et toujours maitres de la décision finale.

Colette Mélot évoquait également une application à deux temps entre les pays libéraux qui ont plus d’intérêt à avoir des IDE qui seront moins regardant que d’autres pays quant à leurs mécanismes. Il est vrai que l’on constate déjà que les mécanismes existants sont très différents tant sur leurs objectifs que sur leurs manières de fonctionner notamment le mécanisme français reposant sur la déclaration a priori et le mécanisme portugais intervenant a posteriori.

Alan Hervé a souligné, quant à lui, le bon sens d’avoir rappelé le droit à un recours contre les administrations chargés des contrôles pour les investisseurs [2]. Néanmoins, on constate qu’il n’est pas prévu que les Etats-membres ou la Commission soient notifiés d’une procédure incidente alors qu’il pourrait avoir grand intérêt à l’être.

Par ailleurs, si l’on peut comprendre que les Etats-membres gardent leurs souverainetés quant aux IDE affectant leurs territoires, des intérêts européens seront toujours menacés si les États ne respectent pas les avis de la Commission qui aurait tout intérêt à avoir un pouvoir beaucoup plus contraignant. Peut-on imaginer un recours en manquement sur le fondement d’un non-respect d’un avis de la Commission ? En s’en remettant à la compétence exclusive des EM, l’Union adresse un signal de désunion auprès de ses partenaires commerciaux qui pourront continuer à investir sans trop de difficultés dans les secteurs stratégiques des États les plus vulnérables.

Benoit Lecourt est également revenu sur l’adoption de ce règlement [3]. Premièrement, le texte n’impose pas aux États d’établir un mécanisme de filtrage des IDE. Il ne fait que poser un cadre. Ainsi, le texte ne résout pas le problème de la disparité des niveaux de contrôles puisque des États-membres qui ne poseraient pas de cadre pourraient être plus sensibles à des IDE douteux ou qui auraient des conséquences "néfastes" pour l’Union. Les commentaires d’autres États-membres n’auront pas une influence directe sur l’investissement et une procédure judiciaire normale, comprendre hors mécanisme, prendrait peut-être plusieurs années.

Les pistes d’évolutions pour ce cadre prometteur.

L’une des évolutions majeures qui pourraient être apportés à ce règlement serait le fait d’investir la Commission d’un réel pouvoir de filtrage notamment lorsque des intérêts stratégiques de l’Union sont en jeu. En effet, il n’est pas inconcevable de penser que celle-ci pourrait enjoindre aux États-membres de limiter des IDE qui remettraient en cause l’ordre ou la sécurité de l’Union notamment par rapport à Eurocorp, Galiléo, Horizon 2020 ou Copernicus. Pour remplir au mieux sa fonction de gardienne des traités et de promotion de l’intérêt général de l’Union , on peut imaginer, au moins, un mécanisme suspensif qui permettrait de limiter la décision de l’État concerné tant que le Conseil, par exemple, ne se soit pas réuni pour prendre une décision.

Dans ce sens, on peut estimer que la Cour pourrait adopter une jurisprudence proactive. Le principe de coopération loyale pourrait permettre d’obliger directement les États-membres à suivre un avis rendu par la Commission lorsque des intérêts européens majeurs seraient en cause et que les États en auraient décidés autrement. Cela irait, bien entendu, à l’encontre de la lettre du règlement mais ce serait un moyen ultime de sauvegarder les intérêts européens dans l’État actuel du droit positif applicable. Le principe de coopération loyale étant partie du droit primaire, par application de la hiérarchie des normes classique, cette possibilité pour la CJUE pourrait être reconnue.

De plus, le règlement aurait pu également enjoindre tous les États-membres à adopter des dispositifs de filtrage dans le droit national. Aujourd’hui, seulement la moitié des pays sont concernés alors que l’on parle d’intérêts européens. Bien entendu, il y’a de fortes probabilités que tous les États adopteront à terme un mécanisme mais cette issue est trop incertaine. Certains États pourraient être ainsi beaucoup plus vulnérables que d’autres en ne contrôlant pas ou peu les IDE sur leurs territoires.

Finalement, l’adoption de ce texte montre la difficulté d’avoir une position européenne unifiée lorsque des enjeux propres à chaque états-membre sont en jeu. Cette fragilité nuit à l’image de l’Union auprès de ses partenaires commerciaux qui ont déjà adopté ce type de dispositifs depuis de nombreuses années [4]. Cette fragilité s’explique par ce qu’est l’Union ou, plutôt, ce qu’elle n’est pas. Elle n’est pas un État. L’ordre public ou la sécurité publique sont des problématiques qui inquiètent généralement des états et sont de leurs prérogatives. Le consensus politique autour d’intérêts européens à protéger est déjà per se une avancée. Il ne reste qu’à se tourner vers les pratiques qu’adopteront les États-membres de ce cadre nouveau. L’Union devra se montrer la plus rigoureuse possible si elle souhaite efficacement préserver ses intérêts.

Aurélien Mornon-Afonso, étudiant en droit économique européen

[1Rapport de la réunion du sénat du 23 novembre 2017 dans le cadre de l’article 88-4 de la constitution, disponible sur :http://www.senat.fr/ue/pac/EUR000003525.html

[2HERVE, Alan. Chronique Action extérieure de l’Union européenne – Mise en place d’un mécanisme de filtrage des investissements : quand l’Union européenne montre ses dents…de lait, Paris : RTD eur., 2019, p.749

[3LECOURT, Benoit. Contrôle des investissements étrangers opérés par des personnes extérieures à l’Union européenne : l’Europe établit un cadre, Paris : Revue des sociétés, Dalloz, 2019, p.364

[4Par exemple, les Etats-unis ont mis en place un comité pour l’ investissement étranger (CFIUS) dés 1975.