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Comment amener les professionnels du droit sur le chemin de l’innovation ?
Parution : jeudi 13 février 2020
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L’édition 2019 du Village de la LegalTech a mis en évidence que les legaltech ne sont finalement qu’une partie visible du besoin d’innovation que les professionnels du droit rencontrent. Si les chemins de l’innovation sont multiples, la volonté d’innover ne parvient pas toujours à se concrétiser. Comment accompagner ce désir ? Quels sont les verrous à faire sauter et les clés à trouver ? C’est ce que le Village de la Justice a demandé à Véronique Chapuis-Thuault, Juriste, Vice-présidente de l’AFJE, et fondatrice de Lex Colibri.

Village de la Justice : Comment préparer les professionnels du droit à plus d’innovation et créer cet état d’esprit ?

Véronique Chapuis-Thuault : "Nous sommes en pleine révolution industrielle du secteur tertiaire mais tout le monde n’en est pas encore convaincu. On voit encore que les habitudes métiers ont la vie dure (le juriste fait du droit, il n’est pas là pour innover, c’est un secteur conservateur) tout en étant remises en question par l’envie de se moderniser. Après une vague anxiogène annonçant la disparition de certains métiers juridiques, l’intérêt des innovations juridiques s’est affirmé.

Se préparer à plus d’innovation, c’est un combiné entre prise de conscience, état d’esprit et légitimité.

Le champ est vaste :
i) nouveaux outils ITIA (informatique et intelligence artificielle) pour faciliter ou automatiser la veille et les recherches juridiques, analyser ou produire certains documents juridiques, valider, signer et archiver, augmenter la sécurité avec la blockchain, éviter de répondre à des questions répétitives grâce au chatbot, anticiper des décisions de justice avec la justice prédictive ;

ii) nouvelles approches conceptuelles pour adapter les missions du juriste ou revoir la place du droit dans les prises de décisions grâce à l’intelligence juridique ;

iii) innovations méthodologiques comme le LTR [1] (Legal Technology Readiness Level) [2] pour savoir comment innover ;

iv) innovations d’usage comme celle de Respect Zone [3] dérivant le droit des marques pour l’appliquer à la diffusion du Respect sur Internet ;

v) innovations managériales conduisant au développement de plateformes collaboratives ou de l’e-learning pour former à grande échelle, etc.

Véronique Chapuis (Crédit-photo : AFJE)

Cette liste s’ajoute bien sûr aux innovations traditionnelles portant sur les évolutions du droit et la création de montages juridiques qui restent le cœur du métier de juriste.

Pour les juristes, en pratique, se préparer à plus d’innovation juridique, c’est un combiné entre prise de conscience, état d’esprit et légitimité. Les juristes doivent se convaincre du besoin de faire évoluer les modalités d’exercice de leur métier. La communication sur les innovations juridiques et la récompense des succès via les prix du Village de la Justice par exemple, sont des boosters indéniables pour donner envie, montrer que c’est possible.

Celle-ci doit viser les juristes mais aussi leurs « clients » internes ou externes car eux aussi doivent prendre conscience de l’importance de changer le rapport au droit et les relations avec les juristes pour aller de la consommation statique du droit « je décide-vous transcrivez » vers une consommation dynamique « nous construisons ensemble en intégrant le droit en amont ».

C’est là qu’on peut gagner du temps et donc de l’argent. Côté état d’esprit, aussi étonnant que cela puisse paraître, tout juriste peut être un innovateur méconnu ou en puissance à condition qu’on lui en donne l’opportunité. Il est plus facile d’oser quand on se sent légitime à le faire. La première action pour ouvrir la voie serait d’inscrire l’innovation dans les missions du juriste.

L’innovation doit s’installer dans un écosystème à concevoir pour assurer sa diffusion et son acceptabilité.

Ensuite, il y a une marche à monter car avoir une idée n’est pas suffisant : il faut la transformer en une innovation concrète, diffusable et rentable. C’est là, qu’en fonction des talents et appétences de chacun, certains juristes deviendront chercheurs alors que d’autres resteront dans un exercice classique du métier ; l’un et l’autre se nourrissant de leurs expériences respectives pour assurer l’évolution. L’innovation doit suivre un chemin, (celui du LTRL par exemple) pour transformer le besoin ou l’idée en une nouveauté.

L’innovation doit aussi s’installer dans un écosystème qui est peut être aussi à concevoir pour assurer sa diffusion et son acceptabilité. Si l’on prend une image, il ne suffit pas de créer une voiture pour se déplacer : il faut construire des routes, concevoir un code de la route, faire passer le permis de conduire à tout le monde, etc. Une innovation juridique peut avoir des effets induits importants qui requiert d’embarquer divers professionnels pour son déploiement. C’est un vrai métier."

Quels efforts cela demande-t-il au cours d’une carrière ?

"Les tâches quotidiennes sont tellement mobilisatrices qu’il est difficile pour un professionnel du droit de s’en extraire pour entrer dans cette activité révolutionnaire. Innover demande de la méthode, du temps, une disponibilité d’esprit, des ressources et des moyens. Cette activité nécessite de prendre de la hauteur pour s’interroger sur l’intérêt de le faire et l’objectif à atteindre : on innove mais pourquoi, comment, dans quelle voie, pour quel retour sur investissement ?

Innover nécessite de prendre de la hauteur pour s’interroger sur l’intérêt de le faire et l’objectif à atteindre.

Un esprit agile, capable d’avoir une vision transversale des enjeux et de conduire un dialogue inter-métiers est requis pour passer de l’idée à la matérialisation de l’innovation car il va falloir mobiliser diverses compétences et comprendre les langages d’autres professionnels.

A cet effort intellectuel s’ajoute les efforts liés au chemin d’innovation : convaincre, obtenir des budgets, constituer une équipe (souvent pluridisciplinaire), piloter le projet, organiser l’acceptabilité, former, etc.

Dernier effort et non des moindres, s’extraire du quotidien, se détacher de ses dossiers car il est difficile de passer du rythme des missions classiques à une activité de création, de test, de gestion de projet pour innover. C’est là qu’on voit l’utilité de développer de nouveaux métiers (ex : directeur du développement juridique, spécialiste de l’innovation juridique) et de nouvelles organisations juridiques (legal lab internes ou externes, spécialistes extérieurs). La formation initiale en Droit ne nous a pas préparé à cette (R)évolution. Là aussi, il faut innover."

Comment l’introduire dans la formation ?

"Innover peut s’apprendre par des formations pour chaque action. Certaines formations existent mais d’autres sont à concevoir dans divers domaines tant pour les professionnels que pour les étudiants qui sont les inventeurs de demain. Apprendre à comprendre l’environnement et les contraintes utilisateurs ou à identifier dans quel contexte l’innovation s’inscrit doit permettre par exemple de développer des innovations utiles et rentables.

Par contre, dans son rapport avec l’intelligence artificielle et l’informatique, le juriste doit plutôt apprendre à dialoguer avec des ingénieurs informaticiens ou spécialistes de l’intelligence artificielle qu’à coder car il aura plus intérêt à capitaliser sur l’excellence de ces spécialistes qu’à le faire lui-même.

Le juriste doit aussi apprendre à s’entourer pour devenir maître d’ouvrage ou maître d’œuvre, pilote de l’innovation. Certains juristes pourraient même choisir de se spécialiser dans l’innovation juridique car le champ est vaste."

La formation est-elle d’ailleurs le meilleur chemin vers l’innovation ?

C’est la capacité du juriste à s’entourer des talents nécessaires pour innover qui peut être le meilleur chemin vers l’innovation.

"Innover est le fruit d’un triptyque : l’idée, la méthode et la pratique. Avoir appris à tracer un chemin pour atteindre un sommet est important mais cela ne remplace pas la pratique de l’innovation. Recueillir des retours d’expérience, identifier les besoins, créer des "bacs à sable" pour tester sont utiles pour créer un terreau fertile propice à faire naître des innovations incrémentales ou même des innovations de rupture. Mais l’éco-système de l’innovation juridique reste à développer : la recherche juridique n’est pas financée aujourd’hui comme la recherche scientifique.

Le type d’innovation produite n’ouvre pas droit à une prime d’inventeur, du moins pas encore. De nouveaux métiers et méthodes de recrutement émergent ou sont à créer. L’aventure est passionnante. Mais la (r)évolution des métiers du droit doit veiller à ce que les juristes sachent rester des praticiens du droit de grande qualité car la qualité du raisonnement juridique est le garant de l’application du Droit et du respect des Droits ; piliers essentiels de la Société et de son évolution. L’ajout d’une casquette d’innovateur ne doit pas faire perdre cette qualité. C’est donc principalement la capacité du juriste à s’entourer des talents nécessaires pour innover qui peut être le meilleur chemin vers l’innovation.

« Les seules limites de nos réalisations de demain, ce sont nos doutes et nos hésitations d’aujourd’hui. » (Franklin Delano Roosevelt)"

Propos recueillis par Nathalie Hantz Rédaction du Village de la Justice

[1Échelle définissant les étapes de maturation d’une innovation juridique de sa naissance à son exploitation. Elle s’inspire de l’échelle TRL Technology Readiness Level utilisée par les pouvoirs publics et les entreprises comme système de mesure pour évaluer le niveau de maturité d’une technologie.

[2Innovation juridique dans "Les mécanismes de l’innovation juridique : du créateur au consommateur", Véronique Chapuis-Thuault, Innovation Juridique et Judiciaire, dir. Hugues Bouthinon-Dumas et Antoine Masson, Larcier 2019