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Droit du luxe : les couleurs et les marques. Par Julie Curto, Avocat.
Parution : mardi 28 janvier 2020
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Le choix d’une couleur constitue une étape décisive dans la construction de l’identité visuelle d’une marque, jusqu’à en faire un actif immatériel majeur que le droit de la propriété intellectuelle est alors appelé à protéger et en permettre l’appropriation.

La couleur, un vecteur déterminant mais subjectif.

Il est admis que le consommateur juge de la qualité d’un produit ou service en un délai maximal de 90 secondes et que sa première impression est, pour 62 à 90%, influencée par la couleur (selon une recherche de l’Institute for Color Research (une division de Color Communications Inc.) menée en collaboration avec l’Université de Winnipeg [1]).

Elle serait en effet la composante visuelle la mieux assimilée et remémorée par le consommateur, avant même les formes et les mots.

Pour autant, le message qu’elle porte n’est qu’indirect, c’est un message codé, que le sujet est appelé à interpréter.

Il va le faire à partir de ses représentations individuelles, mais également de ses représentations collectives, c’est-à-dire en réalité culturelles.

La couleur résulte donc avant tout d’un décryptage subjectif, fruit des différentes associations mentales spontanées que le sujet va opérer au contact visuel de la couleur [2].

C’est en cela bien le cerveau qui crée la couleur, en interprétant les différents signaux électriques provoqués par le rayonnement de la lumière sur la rétine et qui lui sont transmis par voies nerveuses.

Le cerveau est ainsi mobilisé par la vue pour traiter ces informations, et c’est l’interprétation de ces informations, associée aux autres connexions que le cerveau va faire de façon immédiate, qui est à l’origine du phénomène de perception des couleurs.

C’est ce qui explique le caractère hautement subjectif de la couleur et les ambivalences symboliques qui en découlent.

Subjectif, d’abord, par référence au groupe auquel le sujet se sent appartenir.

Prenons l’exemple du blanc.

Il sera spontanément associé à la notion de pureté dans les cultures occidentales, procédant, peut-être, du dogme de l’immaculée conception dont elles sont empreintes.

Il sera au contraire synonyme de deuil dans les cultures d’Asie du Sud, et en particulier en Inde.

Pour le sujet occidental, le blanc va donc plutôt renvoyer à la naissance et aux représentations positives qui peuvent en résulter.

Il représentera au contraire, pour d’autres, la mort et le deuil, avec, finalement, des références à deux espaces temps opposés et des symboliques qui le sont tout autant.

Cet exemple met en évidence la portée de la culture dans la symbolique d’une couleur, dont les marques vont évidemment tenter de tirer profit dans le processus de création de leur identité visuelle.

La perméabilité culturelle de la couleur explique ainsi le lien souvent très étroit entre l’univers chromatique des marques et l’héraldique de leur pays de naissance.

Il sera, à ce titre, observé l’omniprésence du vert et du rouge pour les marques italiennes BUITONI ou PANZANI, du bleu et du rouge pour les françaises LE COQ SPORTIF, FUSALP ou LE SLIP FRANÇAIS, du jaune et du bleu pour le suédois IKEA, et de l’orange pour la banque hollandaise ING.

Ce lien est parfois créé de façon plus artificielle, pour asseoir le discours d’une marque, dit storytelling.

C’est notamment le cas de la marque NAPAPIJRI, qui est née en Italie, dont le vocable signifie cercle polaire arctique en finnois (Finlande), et dont l’imaginaire est entièrement construit autour du thème des expéditions polaires, soutenu par une utilisation massive du drapeau norvégien, pour vanter la résistance au froid des produits vendus.

Ici, l’héraldique va intervenir en renfort d’un storytelling lui-même très ciblé.

Le multicolore, qui a majoritairement été le choix des grands acteurs de l’Internet (GOOGLE, EBAY, BLABLACAR, MICROSOFT), traduit au contraire un message d’universalité et une volonté de transcendance, destinés à cibler un public le plus large possible.

Au-delà de ces considérations culturelles, la résonance symbolique d’une couleur, dans l’esprit du consommateur, va également tenir compte de représentations sectorielles, voire, encore plus étroitement, catégorielles.

Le rose sera ainsi communément associé à un goût sucré dans le secteur alimentaire, là où il fera plutôt écho au stéréotype féminin dans le domaine de l’habillement, ou des produits de puériculture.

Le gris chromé sera, quant à lui, synonyme de haute technicité dans l’industrie automobile ou dans le domaine informatique.

Observons à ce sujet que les ordinateurs d’APPLE, qui étaient pour la plupart blancs au milieu des années 2000, ce qui en faisait d’ailleurs un indicateur d’origine pour le consommateur, sont aujourd’hui plutôt déclinés en couleurs métallisées (gris / rose / or).

La pomme multicolore de MACINTOSH s’est également monochromée au fil du temps, tirant parti de ces représentations sectorielles et de leurs évolutions.

Il arrive également que la couleur soit symboliquement associée par le consommateur à une catégorie de produits, qu’il va identifier par référence à sa couleur.

C’est ainsi que dans l’industrie laitière, le (bouchon) rouge identifie le lait entier, le bleu, le demi-écrémé et le vert, l’écrémé.

Dans l’industrie pharmaceutique, les aérosols respiratoires se distinguent de la même façon par leur couleur : bleu pour les broncho-dilatateurs, qui agissent vite mais ne traitent pas, rouge pour les anti-inflammatoires, qui calment l’inflammation des bronches, et violet, soit bleu + rouge, pour le combo broncho-dilatateur et anti-inflammatoire.

On rejoint ici l’idée d’une couleur comme message indirect, comme code, notion que l’on retrouve par ailleurs en sémantique (on parle bien de « code couleurs », de code Panthone pour identifier une nuance, etc).

La couleur, une sensation.

L’interprétation du sujet va également tenir compte de l’impact sensoriel provoqué en lui par la perception de la couleur.

La vue déclencherait en effet un mécanisme où le système physiologique est déjà en état d’alerte, avant même que le cerveau n’ait encore analysé quoi que ce soit [3].

La couleur rouge va par exemple entraîner chez celui qui la regarde, une accélération de son rythme cardiaque, de la circulation de son sang et du battement de ses cils, provoquant en lui une certaine forme d’excitation.

Elle sera donc spontanément associée à la séduction et à la transgression, le rouge étant par ailleurs synonyme d’interdit dans les sociétés occidentales (les feux de circulation sont rouges quand le passage est interdit, les panneaux indiquant les sens interdits sont rouges, les comportements inadéquats des joueurs de football sont sanctionnés par des cartons rouges, les espaces nocturnes sulfureux sont indiqués par des enseignes lumineuses rouges, devant une Cour d’Assises, le costume d’audience de l’Avocat Général, celui qui appelle, au nom de la société, à voir sanctionner la transgression d’un interdit par l’accusé, est rouge, la pomme du péché originel est évidemment rouge, etc).

Les goûts et les couleurs.

 [4]

Il arrive aussi que le cerveau associe plusieurs modalités sensorielles entre elles, phénomène dit de synesthésie.

C’est en particulier le cas de la vue et du goût, couplage que l’on rencontre là aussi en sémantique (on peut dévorer du regard, avoir les yeux plus gros que le ventre, etc).

Ou dans la nature (les flamants roses sont roses parce qu’ils mangent des crevettes roses, le goût de menthe évoque spontanément le vert, etc).

La vue reste toutefois le sens qui mobilise le plus de neurones.

En comparaison avec l’odorat, elle transmettrait au cerveau, 10 fois plus d’informations, 20 fois plus vite [5].

C’est donc le sens qui va être traité en priorité, de sorte que les autres modalités sensorielles vont s’adapter à elle.

Dans le cas de la vue et du goût, le cerveau va tenter de mettre en conformité ce qui est ingéré avec ce qu’il a vu, mais surtout, avec la représentation qu’il se fait de ce qu’il a vu.

A l’inverse, si ce qui est ingéré n’est pas conforme à la représentation que s’en fait le cerveau, cela provoquera chez le sujet une dissonance cognitive, qui risque de le déstabiliser et potentiellement réfréner son désir de consommation, ce qui est évidemment catastrophique pour une marque.

C’est le cas lorsque la couleur est vraiment très éloignée des représentations communes (une fraise qui serait bleue, une banane violette, une orange noire).

Pour autant, le cerveau va parfois accepter d’associer certaines couleurs, qui seront alors perçues par le consommateur comme une nouvelle variété du produit concerné ou alors un état de maturité différent (des tomates jaunes ou noires, des bananes vertes, etc).

C’est ce qui explique l’uniformisation, non seulement des gabarits, mais également des couleurs des produits alimentaires par l’utilisation de colorants et la colorométrie (dans les rayons des supermarchés, toutes les oranges sont du même orange, tous les citrons, du même jaune, etc).

L’enjeu du choix des couleurs pour une marque du domaine alimentaire s’avère donc encore plus spécifique.

Pour dépasser ces représentations, le sujet aura besoin d’être rassuré.

On se souvient à ce propos des campagnes publicitaires des magasins INTERMARCHE pour les fruits et légumes « moches », et de leur slogan « Légumes moches : goûtés et approuvés ».

Ici, le consommateur était en plus conforté dans son acte d’achat par le sentiment d’accomplir une bonne action en faveur de la planète.

Il est observé que sur ces publicités, seule la forme des produits est en rupture avec les représentations habituelles.

La couleur y est en revanche fidèle, voire mise en valeur par son niveau de saturation et sa brillance.

C’est sans doute le signe, là encore, que la couleur est plus déterminante pour le consommateur que la forme, rejoignant les observations formées en préambule.

La démarche peut être inverse, avec des plats parfois présentés en trompe l’œil, pour rendre un produit, peu engageant pour la plupart, du gibier dans l’exemple ci-dessous, séduisant au regard, et donc ensuite au goût [6].

Il peut être cité comme exemple le lièvre à la royale façon Paul Bocuse, qui ressemble visuellement à un gâteau au chocolat sur un lit de crème anglaise.

Ici, le visuel soigné va permettre de stimuler le désir de consommation.

Le choix des marques.

Pour le consommateur, la couleur va donc dire quelque chose de la marque, et en dire quelque chose d’essentiel.

Certains acteurs vont alors marquer leur identité en s’inscrivant dans la lignée de représentations que l’on sait positives, là où d’autres vont au contraire choisir de se positionner en rupture, pour se distinguer.

C’est le cas de la marque de compléments alimentaires FLAMANT VERT, qui par la rupture avec la représentation commune d’un flamant, habituellement rose, réussit à capter l’attention du consommateur.

Citons dans le même ordre d’idée, la marque L’ORANGE BLEUE, pour des salles de fitness…

La rupture pourra également résulter de l’utilisation d’une couleur ou d’une nuance de couleur qui tranche avec les représentations habituelles du domaine considéré.

C’est le cas de PATRICK ROGER, qui utilise pour ses chocolats, un vert malachite, c’est-à-dire un vert minéral, pour un produit dont la matière première (la fève de cacao) est en réalité végétale, ce qui va mettre en emphase le caractère brut, authentique, des produits vendus.

L’exemple du rose FAUCHON est aussi intéressant.

La couleur rose est en effet couramment utilisée dans le domaine de la confiserie, évoquant spontanément le goût sucré mais il s’agit plutôt de nuances poudrées.

En optant pour un rose fuchsia, FAUCHON garde un pied dans ces représentations traditionnelles, en leur donnant toutefois un nouvel éclat, ce qui lui permet de se distinguer, et qui s’inscrit de façon cohérente dans le processus de renaissance de la marque poursuivi depuis plusieurs années.

Selon le succès et l’exposition de l’utilisation d’une couleur, la symbolique qui en résulte va pouvoir être remodelée et évoluer, ce qui explique encore l’ambivalence ou la relativité des couleurs.

C’est ainsi que l’orange d’HERMES est devenu un absolu du luxe en matière de maroquinerie, là où celui de FRANPRIX ou d’EASYJET renvoie au caractère bon marché des produits et services proposés.

L’appropriation de la couleur par la propriété intellectuelle : des conditions de forme et de fond.

Pour constituer une marque, c’est-à-dire un titre de propriété, une nuance de couleur, seule, sans forme ni contour, doit d’abord pouvoir être représentée de façon précise et durable au moment de son enregistrement.

C’est un critère qui, est en réalité, est devenu assez simple à satisfaire.

Il est en effet désormais admis que la référence à un code d’identification internationalement reconnu, de type Panthone, suffit à remplir ces exigences.

Point intéressant : certaines marques ajoutent dans leur description la longueur d’onde de la nuance choisie, ce qui renvoie à une définition physicienne de la couleur (en deçà de certaines longueurs d’ondes, les infra-rouges, et au-dessus d’autres, les ultra-violets, l’œil humain ne capte plus ces longueurs d’ondes et donc les couleurs qui y sont attachées).

Sur le fond, pour pouvoir être appropriée, il faut aussi que la nuance choisie soit distinctive, c’est-à-dire arbitraire au regard des produits et/ou services désignés dans la demande d’enregistrement.

Dans le cas d’une couleur, seule, l’appréciation de son caractère distinctif va notamment tenir compte de son utilisation dans le domaine considéré et de l’intérêt général à ne pas en restreindre la disponibilité pour les autres opérateurs offrant des produits ou services identiques ou similaires.

Il sera par exemple difficile pour un opérateur d’obtenir (ou de garder si la marque est enregistrée mais ensuite exposée à une demande de nullité dans un litige) l’enregistrement d’un rose layette pour désigner des produits de puériculture, ou du vert pour désigner des produits de jardinerie.

Au surplus, la couleur, seule, doit pouvoir être perçue par le consommateur comme un indicateur d’origine, et pas comme un simple élément de décor, au-delà de sa forme, de sa position (les marques constituées de la semelle rouge de LOUBOUTIN sont en réalité une association d’éléments : une nuance de rouge déterminée (code Pantone n°18.1663TP), positionnée sur la semelle d’un soulier) et/ou de son association à un autre élément verbal ou figuratif.

Le caractère distinctif d’une nuance de couleur, seule, est difficilement retenu par les Offices d’enregistrement des marques quand la demande d’enregistrement n’a pas été précédée d’un usage si intense que la couleur a pu devenir, per se, un indicateur d’origine dans l’esprit du consommateur, ce qui est par exemple le cas de la couleur lilas de KRAFT FOODS (marque de l’Union Européenne n°31336) ou de la couleur marron d’UPS (marque de l’Union Européenne n°962076).

L’usage peut à l’inverse détruire la distinctivité dès lors que l’utilisation de ladite couleur est devenue usuelle dans le domaine considéré du fait du propriétaire de la marque, c’est-à-dire en raison de son inaction.

De façon analogue, pour pouvoir constituer un indicateur d’origine, la couleur ne doit pas uniquement remplir une fonction technique (dans le domaine des vins ou des fragrances, la teinte du verre va pouvoir avoir une influence sur la conservation des jus, ce qui confère à la couleur une fonction technique, et pas une fonction d’indicateur d’origine).

La Loi interdit par ailleurs l’enregistrement à titre de marque d’un signe qui constitue la reproduction d’un point de vue héraldique des emblèmes ou drapeaux nationaux (Article 6, 1) ter de la Convention d’Union de Paris), ce qui n’exclut pas l’enregistrement d’une combinaison, d’une construction figurative ou semi-figurative d’une marque intégrant les couleurs d’un drapeau national.

C’est ainsi que la validité de la marque semi-figurative « ESF » a pu être reconnue par le Tribunal de Première Instance de l’Union Européenne (TPICE, devenu TPIUE, 5 mai 2011, T-41/10), s’inspirant simplement des couleurs du drapeaux français, sans pour autant en constituer la reproduction ou l’imitation d’un point de vue héraldique (le drapeau français est constitué de 3 bandes verticales jointives et d’égales largeurs, respectivement de couleur bleu, blanc et rouge).

Une fois que la marque est enregistrée, se pose ensuite la question de l’étendue de la protection conférée par la marque (à quoi çà sert ?).

L’objectif d’un enregistrement de marque est en effet de jouir d’un monopole sur le signe choisi, qui serait au cas particulier, une nuance de couleur, en lien avec les produits et/ou services désignés dans l’enregistrement et donc, finalement, d’être le seul acteur économique à pouvoir l’utiliser en lien avec lesdits produits et/ou services.

Le corollaire, c’est de pouvoir empêcher un concurrent d’utiliser le même signe, ou un signe similaire, pour désigner des produits et/ou services eux-mêmes identiques ou similaires (Articles L. 713-2 et L. 713-3 et suivants du Code de la Propriété Intellectuelle), avec en cas de similitudes, la nécessité de caractériser l’existence d’un risque de confusion.

C’est en définitive le Juge, qui appelé à statuer sur l’existence ou non d’une atteinte à une marque, jugera du risque de confusion entre deux nuances et définira in concreto, mais subjectivement finalement, son périmètre de protection.

La subjectivité semble bien être le dénominateur commun de l’ensemble des sujets en lien avec la couleur.

Me Julie Curto, Avocat en propriété intellectuelle - Lyon www.juliecurtoavocat.com

[6« la pupille avant les papilles », formule attribuée à la photographe Marielys Lorthios qui s’est fait une spécialité dans le stylisme culinaire.

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