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La modulation des pénalités de retard par le juge administratif. Par Laurent Frölich, Avocat et Simon Mandeville, Juriste.
Parution : vendredi 7 février 2020
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Avant 2008, le juge administratif ne pouvait pas moduler les pénalités de retard infligées à un titulaire de marché public, et refusait systématiquement d’appliquer l’article 1231-5 du Code civil, qui prévoit que le juge peut « (…) même d’office, modérer ou augmenter la pénalité ainsi convenue si elle est manifestement excessive ou dérisoire. ».
Cependant, le Conseil d’Etat a opéré en 2008 un véritable virage à 180°, à travers une saga jurisprudentielle qu’il convient de rappeler.

ÀAvant 2008, le juge administratif ne pouvait pas moduler les pénalités de retard infligées à un titulaire de marché public, et refusait systématiquement d’appliquer l’article 1231-5 du Code civil [1], qui prévoit que le juge peut « (…) même d’office, modérer ou augmenter la pénalité ainsi convenue si elle est manifestement excessive ou dérisoire. »

A plusieurs reprises, le Conseil d’Etat a effectivement refusé de recourir à cette disposition, comme en 2006 où il a estimé « La société (…) ne saurait utilement demander, sur le fondement des dispositions de l’article 1152 du code civil, la réduction du montant journalier des pénalités de retard contractuellement fixées et au paiement desquelles le tribunal administratif de Marseille l’a condamnée ». [2].

Cette position sévère pouvait laisser le titulaire d’un marché démuni face à des pénalités de retard auxquelles il devait adhérer en application des CCAG et CCAP, et qui étaient fixées unilatéralement par le pouvoir adjudicateur. Plus encore, les pénalités elles-mêmes étaient parfois exorbitantes compte tenu du montant du marché. Cependant, le juge administratif a opéré en 2008 un véritable virage à 180°, à travers une saga jurisprudentielle qu’il convient de rappeler.

I. La modulation des pénalités de retard admise par le juge. [3]

Dans une décision OPHLM de Puteaux, le juge administratif avait à connaître d’un marché à bons de commande passé par l’Office public d’habitation à loyers modérés de Puteaux, relatif à des travaux de menuiseries. Dans ce cadre, il était saisi par le titulaire du marché de pénalités de retard de plus 150.000€ alors même que le montant du marché était estimé à environ 270.000€.

Le Conseil d’Etat a finalement précisé « (…) qu’il est loisible au juge administratif, saisi de conclusions en ce sens, de modérer ou d’augmenter les pénalités de retard résultant du contrat, par application des principes dont s’inspire l’article 1152 du code civil, si ces pénalités atteignent un montant manifestement excessif ou dérisoire eu égard au montant du marché. »

Si le juge administratif a ici admis explicitement la modulation des pénalités de retard, il précise également qu’il doit être saisi par le titulaire d’une telle demande pour qu’il puisse, sous conditions, y faire droit. Par ailleurs, la condition à laquelle la demande de modulation peut être admise n’est pas réellement précisée : ici, le juge administratif s’était uniquement fondé sur le fait que le montant des pénalités représentait 56,2% du montant du marché pour les moduler.

Si la reconnaissance explicite de la capacité du juge administratif à moduler les pénalités de retard est bienvenue, les conditions dans lesquelles la demande de modulation était admise manquaient à l’appel.

II. Les conditions de modulation des pénalités de retard.

Ce n’est qu’en 2017 que le juge administratif a véritablement rédigé une « grille » de la modulation des pénalités de retard, dont il convient de préciser les apports [4].

A- Définition et régime juridique des pénalités de retard.

Tout d’abord, le juge administratif apporte une définition précise des pénalités de retard et du régime qu’elles suivent :
« Les pénalités de retard prévues par les clauses d’un marché public ont pour objet de réparer forfaitairement le préjudice qu’est susceptible de causer au pouvoir adjudicateur le non-respect, par le titulaire du marché, des délais d’exécution contractuellement prévus. Elles sont applicables au seul motif qu’un retard dans l’exécution du marché est constaté et alors même que le pouvoir adjudicateur n’aurait subi aucun préjudice ou que le montant des pénalités mises à la charge du titulaire du marché qui résulte de leur application serait supérieur au préjudice subi. »

En conséquence, les pénalités de retard telles que fixées dans le contrat sont exigibles par le pouvoir adjudicateur à partir du moment où il constate un retard dans l’exécution du marché, même si ce retard ne lui porte pas préjudice ou que le calcul du préjudice subi est inférieur au montant des pénalités. En effet, les pénalités de retard ne visent pas tant à indemniser le pouvoir adjudicateur qu’à réparer une violation du contrat.

B- Les conditions à la modulation des pénalités de retard.

Ensuite, le juge administratif apporte toutes les précisions qu’il manquait à la décision OPHLM de Puteaux, à savoir les conditions dans lesquelles le juge étudie et fait droit à la demande de modulation :
« (…) si, lorsqu’il est saisi d’un litige entre les parties à un marché public, le juge du contrat doit, en principe, appliquer les clauses relatives aux pénalités dont sont convenues les parties en signant le contrat, il peut, à titre exceptionnel, saisi de conclusions en ce sens par une partie, modérer ou augmenter les pénalités de retard résultant du contrat si elles atteignent un montant manifestement excessif ou dérisoire, eu égard au montant du marché et compte tenu de l’ampleur du retard constaté dans l’exécution des prestations. »

La méthode du juge administratif est la suivante : par principe, les pénalités fixées dans le contrat sont appliquées. Exceptionnellement, seulement s’il est saisi d’une demande de modulation soit par le titulaire, soit par le pouvoir adjudicateur, alors il peut y faire droit à la condition que ce montant soit particulièrement excessif ou dérisoire.

L’apport majeur de cette décision est que le juge précise comment il apprécie le caractère dérisoire ou excessif des pénalités.

Il doit prendre en compte le montant du marché et la part du montant du marché que représentent les pénalités, mais également l’ampleur du retard dans l’exécution du marché. Pour autant que le juge peut faire droit à une demande de modulation, il n’usera de ses pouvoirs que pour corriger le caractère excessif des pénalités de retard et non pas pour les annuler (« rectifier le montant des pénalités mises à la charge du titulaire du marché dans la seule mesure qu’impose la correction de leur caractère manifestement excessif. »)

C- La preuve du caractère excessif/dérisoire des pénalités.

Enfin, le juge précise également les preuves que doit fournir le titulaire pour apprécier le caractère dérisoire ou excessif des pénalités de retard :
« Il lui appartient de fournir aux juges tous éléments, relatifs notamment aux pratiques observées pour des marchés comparables ou aux caractéristiques particulières du marché en litige, de nature à établir dans quelle mesure ces pénalités présentent selon lui un caractère manifestement excessif. »

En ce sens, le juge semble ouvert à tout type d’argument sur le caractère excessif des pénalités dès lors que le titulaire apporte les éléments de preuve nécessaires, typiquement ceux dont il dispose disposition du fait du marché litigieux ou encore de marchés analogues que lui ou d’autres ont pu passer, bien que cette dernière notion demeure floue.

III. Les apports jurisprudentiels récents.

A la lumière de tous ces éléments, les juridictions de fond comme d’appel se sont emparées des possibilités dégagées par le Conseil d’Etat, et ont pu les développer dans de nombreux cas d’espèce.

Sur l’apport d’éléments de preuve, la CAA de Bordeaux a récemment mis en lumière l’exigence du juge administratif sur ce point : de seules allégations dépourvues de preuves ne suffisent pas lorsque le titulaire se prévaut de faits imputables au pouvoir adjudicateur et qui expliqueraient le retard pris : « Par ailleurs, si la société DLE Outre-Mer soutient que Odyssi (pouvoir adjudicateur) lui a, précédemment, imposé de procéder à la recherche de fuite en utilisant de l’hélium afin de ne pas abîmer lesdits enrobés alors que le territoire de Martinique était confronté à une pénurie d’hélium puis que la durée trop brève d’interruption de la circulation au cours du mois d’avril 2013 ne lui a pas permis de réaliser l’enrobé définitif avant le mois d’août suivant, elle ne justifie pas de ces allégations » [5].

Sur l’analyse des éléments de preuves, la CAA de Douai s’est livrée à une analyse minutieuse des allégations et preuves apportées par le titulaire du marché. Cette analyse peut ainsi porter sur le rapport entre des faits extérieurs au titulaire et leur incidence sur le retard pris qui a justifié les pénalités : « Si la SARL Normandie Alu soutient que ce retard s’explique par les travaux de réparation des vitrages détériorés par les actes de vandalisme des mois de mai et juillet 2014, il résulte toutefois du courrier du maître d’œuvre du 21 février 2014 précité qu’à cette date, elle avait déjà cumulé trente-deux jours de retard, et les courriers postérieurs montrent que ce retard n’a jamais été rattrapé et s’est même, au contraire, aggravé, malgré les nombreuses relances en ce sens du maître d’œuvre. Ainsi, ce retard ne résulte pas des travaux de réparation des vitrages détériorés par les actes de vandalisme des mois de mai et juillet 2014, contrairement à ce qu’elle allègue » [6].

Sur le caractère excessif ou dérisoire des pénalités, le juge administratif a apprécié concrètement les caractéristiques du marché et son montant pour déterminer que les pénalités de retard étaient excessives :
- La CAA de Nancy a jugé que compte tenu de la particularité technique d’un marché, le nombre de jours de retard constaté peut être modulé et par voie de conséquence les pénalités de retard afférentes, dès lors qu’elles paraissent excessives (91% du montant du marché) : « les pénalités pour retard dans la remise des documents d’un montant de 427.890 euros HT représentent près de 91% de la rémunération prévisionnelle du maître d’œuvre. (…) Dans les circonstances de l’espèce, le montant des pénalités infligées au groupement de maîtrise d’œuvre apparaît manifestement excessif. (…) Il sera fait une juste appréciation de ce retard, eu égard aux caractéristiques particulières du marché litigieux mentionnées au point précédent, en retenant un nombre total de 885 jours de retard pour cette phase, soit 1 229 jours de retard au total dans la remise des documents. Le montant des pénalités pour retard dans la remise de documents doit, en conséquence être fixé, au regard de la rémunération prévisionnelle du maître d’œuvre prévue par l’acte d’engagement, à la somme de 289.102 euros hors taxes. Cette somme correspond à ce qu’implique la correction du caractère manifestement excessif du montant des pénalités pour retard dans la remise de documents. » [7] ;
- A l’inverse, la CAA de Marseille a estimé que des pénalités fixées à 11% du marché et 41% de la rémunération destinée au titulaire d’un lot ne sont pas excessives eu égard au montant du marché : « Les pénalités applicables représentent 11 % du montant du marché et 41 % de la part destinée à rémunérer la mission de direction des contrats de travaux (…) Dans ces conditions, les requérants ne sont pas fondés à soutenir que le montant des pénalités, ramené à 35.450 euros, est manifestement excessif eu égard du montant du marché. » [8].

Toujours sur le caractère excessif ou dérisoire des pénalités, le juge d’appel, dans ces affaires, a désavoué le juge de première instance et semble avoir dégagé un seuil critique de pénalités de retard, égal à environ 25% du montant du marché. S’il estime que la modulation des pénalités de retard effectuée par le Tribunal administratif est elle-même excessive ou dérisoire, le juge d’appel réforme la décision de première instance.

Cette limite du caractère dissuasif des pénalités de retard est tirée du fait qu’elles ont pour objet de dissuader et de sanctionner le titulaire de la méconnaissance de ses obligations contractuelles. Ainsi, en fonction des cas qui lui sont soumis, le juge d’appel peut relever ou abaisser les modulations effectuées par le juge de première instance au plus près de ce seuil critique de 25% du montant du marché :
- Dans une première espèce, le juge d’appel de Marseille a relevé à environ 25% du montant du marché les pénalités modulées par le juge de première instance : « que la pénalité arrêtée par les premiers juges, qui ne représente que 13,22 % du montant total du marché, est, nonobstant la taille de la société Matériels Portuaires Industriels et les difficultés économiques dont elle fait état, de nature à ôter tout caractère dissuasif à la sanction ainsi prononcée ; qu’il sera fait une juste appréciation du montant des pénalités à appliquer en le fixant à la somme de 15 000 euro ; que, dans cette mesure, le Grand port maritime de Marseille est fondé à soutenir que le jugement du tribunal administratif de Marseille doit être réformé. » [9]
- Dans une deuxième espèce, le juge d’appel de Marseille a suivi les juges de première instance et n’a pas censuré l’absence de modulation dès lors « que le montant retenu par les premiers juges, qui représente le quart du montant total (25%) du marché n’est pas de nature, contrairement à ce qui est soutenu, à ôter tout caractère dissuasif à la sanction » [10].
- Dans une troisième espèce, il semble que le juge d’appel de Versailles retienne également ce seuil de 25% du montant du marché. En l’espèce, le juge de première instance avait fixé les pénalités de retard à environ 34% du montant du marché, pénalités que le juge d’appel abaisse pour arriver à ces 25% : « que la seule circonstance qu’elles représentent près de 42 % du montant HT du marché exécuté ne suffit pas à établir leur caractère manifestement excessif ; qu’elles ne représentent d’ailleurs qu’environ 25 % du prix global et forfaitaire du marché. (…) La somme de 68.241,64 euros TTC que les sociétés (…) ont été condamnées solidairement à verser (…) est ramenée à la somme de 57.785,14 euros TTC. » [11].

Sur l’ampleur du retard et son imputabilité au titulaire, la CAA de Paris a précisé que le titulaire ne peut être tenu de verser des pénalités que pour le retard dont il est lui-même responsable, en totalité ou en partie. Si le juge déduit qu’il est en partie responsable du retard, alors la fraction de retard dont il est entièrement responsable est déduite de la fraction de retard dont il n’est pas responsable pour le calcul des pénalités : « Enfin, lorsque le cocontractant n’est que partiellement responsable d’un retard dans l’exécution du contrat, les pénalités applicables doivent être calculées seulement d’après le nombre de jours de retard imputables au cocontractant lui-même. » [12]

Sur la répartition des pénalités de retard entre les membres d’un groupement conjoint, le Conseil d’Etat a rendu une décision intéressante dans la mesure où sont données les clés de cette répartition :
- Soit, le mandataire commun n’a pas procédé à cette répartition au sens de l’article 20.7 du CCAG-Travaux, alors le maître de l’ouvrage doit lui imputer la totalité des pénalités et ne peut les imputer à une autre entreprise, sauf s’il est dans l’impossibilité de recouvrer effectivement le montant de ces pénalités sur le mandataire ;
- Soit le mandataire commun a procédé à cette répartition, et le maître de l’ouvrage se trouve alors lié par cette clé de répartition et ne peut se substituer au mandataire pour les modifier.
- En matière de contentieux, les entreprises cotraitantes qui souhaitent contester la répartition telle qu’elle ressort du décompte général du groupement peuvent présenter des conclusions dirigées contre les autres sociétés membres du groupement tendant au règlement, par le juge administratif, de la répartition finale de ces pénalités entre elles. Enfin, les cotraitants peuvent également rechercher la responsabilité du mandataire commun si elles estiment que ce dernier a commis une faute en cas de transmission d’informations erronées, imprécises ou insuffisantes, à condition que ce manquement leur ait occasionné un préjudice financier ou économique [13].

Laurent FRÖLICH, Avocat et Simon MANDEVILLE, Juriste. www.clfavocats.fr

[1Ancien 1152 al. 2.

[2CE, 26 novembre 2006, n°275412.

[3CE, 29 décembre 2008, OPHLM de Puteaux.

[4CE, 19 juillet 2017, Centre hospitalier interdépartemental de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent au recueil, n° 392707.

[5CAA Bordeaux, 30/12/2019, n°18BX01947.

[6CAA de Douai, 31 juillet 2019, n°17DA00701.

[7CAA de Nancy, 27/12/2019, n°18NC01947.

[8CAA de Marseille, 21 janvier 2019, n°16MA00097.

[9CAA de Marseille, 20 avril 2015, n°13MA04497.

[10CAA de Marseille, 20 avril 2015, n°13MA04496.

[11CAA de Versailles, 7 juin 2018, n°16VE03140-16VE03187.

[12CAA de Paris, 24 juin 2019, n°17PA02639.

[13CE, 2 décembre 2019, n°422615.