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A la recherche d’une définition du préjudice financier. Par Patrick Cocheteux, Avocat.
Parution : mercredi 26 février 2020
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On connaît tout l’intérêt que les comptables publics accordent à se dégager de leur responsabilité pécuniaire et personnelle face à la Cour des Comptes et le soutien dont ils bénéficient en général de la part du Ministère des Finances. Le comptable a beau bénéficier d’une assurance professionnelle et de la possibilité de la remise gracieuse prononcée par le Ministre, il vit évidemment très mal le regard appuyé sur un élément particulier de sa gestion alors que toute son activité a par ailleurs montré ses capacités.

Chaque manquement du comptable est apprécié par la Cour des Comptes avec la possibilité de saisir le Conseil d’Etat en cassation (art. R. 142-16 Code des juridictions financières). C’est dans ce cadre que par deux décisions de section du 6 décembre 2019, le Conseil d’État a précisé les critères que le juge des comptes devait mettre en œuvre pour apprécier le caractère préjudiciable d’un manquement du comptable lors du paiement d’une dépense.

Depuis 2011 [1], le juge des comptes doit, lorsqu’il relève que le comptable public a commis un manquement à ses obligations, déterminer s’il en a résulté un préjudice financier pour l’Etat ou l’organisme public concerné. Dans l’affirmative, il prononce un débet [2] d’un montant égal à celui de l’opération en question et dans la négative, il peut prononcer une somme non rémissible de faible montant.
L’appréciation du préjudice financier est à faire selon chaque cas d’espèce et le Conseil d’Etat a souhaité impulser une vision réaliste de celui-ci au niveau de la Cour des Comptes avec deux arrêts de décembre 2019 rendus en matière de dépenses.

I - Les arrêts DRFIP Ille-et-Vilaine et ONIAM.

Dans ces deux cas d’espèces, la Cour des Comptes avait mis à la charge du comptable des sommes assez élevées (113.275€, 44.102€ et 398.994€) et soit le Ministre a introduit le pourvoi en cassation, soit le comptable lui-même.

S’agissant de la DRFIP d’Ille-et-Vilaine [3], le pourvoi contestait un débet prononcé par arrêt de la Cour des comptes en 2018 où trois dépenses dépassaient les montants en seuil de la délégation de compétence des agents ayant signé les ordres de payer. La Cour avait considéré que le paiement d’un mandat signé par un ordonnateur non habilité causait par principe un préjudice financier.

S’agissant de l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux (ONIAM [4]), le pourvoi contestait deux débets prononcés par arrêt de la Cour des comptes en janvier 2018. Le premier (44.012 €) faisait suite au règlement de prestations de services informatiques alors que l’agent comptable ne disposait pas, au moment du paiement, des pièces permettant de contrôler la liquidation. La Cour des Comptes estimait que le paiement avait causé préjudice, même si en l’occurrence, les pièces justificatives avaient été fournies plus tard et donc avaient régularisé la situation. Le second (398.994 €) résultait de plusieurs paiements effectués à une société de voyages sur la base d’une convention qui ne disposait pas du visa du contrôleur financier.

La position de la Cour des Comptes peut paraître sévère dans le cas où on conçoit qu’un préjudice financier potentiel ne peut mettre en jeu la responsabilité du comptable puisque finalement, la remise des pièces justificatives conclut à l’absence de préjudice réel. Mais, ce que la Cour des Comptes condamne, c’est l’irrespect du principe de finances publiques selon lequel le contrôle de liquidation doit se faire sur pièces, avant le paiement effectif.

La même idée de respect des principes comptables avait déterminé la Cour des Comptes à sanctionner le non-respect du contrôle de la personne décisionnaire de la dépense (ordonnateur) par le comptable ou de l’absence du visa du contrôleur financier. Si on peut admettre une relative souplesse dans le contrôle des délégations chez l’ordonnateur, l’absolution de l’absence de visa du contrôleur financier paraît plus audacieuse.

Chacun des pourvois visait à prendre appui sur le constat de la présence d’un fondement juridique à la dépense en termes de contrat conclu pour les services informatiques ou les voyages. Par ailleurs, en présence d’un service fait, il n’y avait aucun préjudice financier pour les personnes publiques. La portée des règles de principe de la comptabilité publique est limitée en conséquence par l’engagement pris au contrat et tenu par le cocontractant.

II - Les critères de l’appréciation du préjudice financier.

Les arrêts de décembre 2019 posent les critères de l’appréciation du dommage financier en matière de dépenses.

Le premier critère est le constat effectif d’un véritable dommage financier. Selon les termes des arrêts, il s’agit des cas où le manquement « porte sur l’exactitude de la liquidation de la dépense et qu’il en est résulté un trop-payé, ou conduit â payer une dépense en l’absence de tout ordre de payer ou une dette prescrite ou non échue, ou à priver le paiement d’effet libératoire ». En revanche, il n’y a pas de préjudice financier quand le manquement aux règles « porte seulement sur le respect de règles formelles que sont l’exacte imputation budgétaire de la dépense ou l’existence du visa du contrôleur budgétaire ».

Le deuxième critère est l’existence d’un fondement juridique dont certes, il appartenait au comptable de vérifier l’existence, que l’ordonnateur a voulu donner et que le service a été fait. Cette hypothèse se rencontre quand le manquement porte sur « le contrôle de la qualité de l’ordonnateur ou de son délégué, de la disponibilité des crédits, de la production des pièces justificatives requises ou de la certification du service fait ». La volonté de l’ordonnateur exonère en partie la responsabilité du comptable.

Le Conseil d’État avait déjà défini, en dépense, l’absence de préjudice en considération du fondement juridique de la dépense et du service fait avec l’arrêt du Conseil d’État Grand Port Maritime de Rouen du 22 février 2017, 6ème - 1ère chambres réunies, 22/02/2017, 397924 [5]. La volonté de l’ordonnateur qui paraît comme un troisième critère d’exonération de la responsabilité du comptable public sera peut être parfois difficile à établir par le comptable mais cet aspect marque la volonté de la Haute Cour de rendre responsable l’ordonnateur au premier chef quand les circonstances le justifient.

La solution dégagée par les arrêts DRFIP et ONIAM ne modifie toutefois pas l’appréciation faite par le juge des comptes du paiement d’éléments de rémunération dépourvus de base légale ou réglementaire, domaine qui constitue la principale cause de débets. Dans ce cas, le critère du fondement juridique n’est pas satisfait.

Dans ses conclusions, le rapporteur public recommande de conserver la solution [6] où « le paiement d’une prime, pourtant décidée par l’ordonnateur [...I, mais en dehors de tout texte institutif, cause par principe un préjudice ». Dans ces circonstances, le ministre ne peut pas exciper, pour contester l’appréciation portée par la Cour sur l’existence d’un préjudice financier, de ce qu’il exerçait un pouvoir hiérarchique sur le comptable en cause. Le fait que le versement d’indemnités litigieuses aurait été imputable aux décisions ministérielles ne vaut pas, dès lors qu’il appartenait au comptable public constatant une irrégularité de suspendre le paiement et d’en informer l’ordonnateur auquel il était loisible de requérir, par écrit, le comptable de payer.

Patrick Cocheteux Avocat Associé PCX Avocats

[1Article 90 de la loi de finances rectificative du 28 décembre 2011.

[2Article 60 de la loi 63-156 du 23 février 1963.

[3Conseil d’État, Section, 06/12/2019, 425542, Publié au recueil Lebon.

[4Conseil d’État, Section, 06/12/2019, 418741, Publié au recueil Lebon.

[5Le règlement de prestations réalisées postérieurement à l’arrivée à son terme d’un marché public constitue, en principe, un paiement irrégulier causant un préjudice financier à l’organisme public concerné. Il peut, toutefois, en aller différemment si les prestations prévues par le marché ont continué à être effectivement fournies à l’organisme public en cause par le titulaire du marché et si les parties ont manifestement entendu poursuivre leurs relations contractuelles. La commune intention des parties de poursuivre leurs relations contractuelles peut résulter notamment de la conclusion ultérieure d’un avenant de régularisation, d’un nouveau contrat ou d’une convention de transaction avec le titulaire du marché.

[6Conseil d’État, 17 mai 2015, 6ème / 1ère SSR, 374708 TPG des Bouches-du-Rhône et confirmée par CE, 13 novembre 2019, ONEMA, 6ème - 5ème chambres réunies, 421299.