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Lutter contre la propagation des discours de haine sur Internet.
Parution : mardi 10 mars 2020
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Face à la recrudescence de propos haineux constatée sur Internet, le législateur doit prendre les mesures nécessaires pour s’assurer de la protection et du respect de chacun sur Internet. En France, c’est la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN), promulguée il y a près de 15 ans, avant la multiplication des réseaux sociaux, qui s’applique. C’est pourquoi le Gouvernement a confié la mission à Laetitia Avia, députée (qui répond ici à l’interview), Karim Amellal, écrivain, et Gil Taieb, vice-président du CRIF, de proposer des mesures concrètes pour lutter aujourd’hui efficacement contre ces délits sur internet.
Article paru dans la revue iimpact éco de décembre 2019.

Comme chacun peut le constater, notre société voit une exacerbation des propos haineux. Quels sont les signes concrets montrant la responsabilité d’Internet et des réseaux sociaux dans cette propagation haineuse ?

"Chaque utilisateur des réseaux sociaux peut en effet le constater : les propos haineux sont devenus monnaie courante sur ces plateformes, de sorte qu’il y a aujourd’hui une véritable banalisation des contenus haineux sur Internet. Le panorama de la haine en ligne produit par Netino nous permet de le quantifier : en 2018 plus de 10% des contenus audités étaient haineux ; au premier trimestre 2019, ce taux augmentait de près de 4 points.

La responsabilité des plateformes tient à la propagation des contenus.

Lorsque nous évoquons la question de la responsabilité des plateformes, ce n’est pas tant à l’existence de ces contenus que nous nous attaquons – laquelle relève de la responsabilité des auteurs de ces propos – mais bien à leur propagation. Les réseaux sociaux comme les moteurs de recherche ne sont pas des hébergeurs neutres. Ils ont une action dans l’ordonnancement des contenus : hiérarchisation, ciblage des publics, mise en avant de certains contenus...

Leur organisation repose sur la viralité d’un contenu comme preuve de son succès : plus une publication est aimée ou partagée – et plus cette réussite est exposée au grand public – plus elle prend de la valeur. C’est donc parce que leur modèle génère cette viralité que les grandes plateformes, que nous avons qualifiées d’« accélérateurs de contenus » dans le rapport remis au Premier Ministre en septembre 2018, doivent être davantage responsabilisées."

Aujourd’hui, en matière de législation, seule la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) s’applique aux plateformes en ligne et elle date de 2004. En quoi n’est-elle plus suffisante ?

"La LCEN est venue transposer dans notre droit une directive européenne de 2000. On pourrait penser à la lecture de ces textes qu’ils sont encore récents, mais le fait est qu’en matière de transformation numérique des évolutions considérables ont eu lieu ces dernières années.

En 2004, lorsque la LCEN a été votée, Facebook n’existait même pas en France. C’était un temps avant les réseaux sociaux, avant les hashtags, les retweets, les likes, les stories... Avant tout ce que nous connaissons aujourd’hui !

À l’époque, une distinction a été opérée entre les éditeurs qui contrôlent la publication d’un contenu de bout en bout, et sont donc responsables, et les hébergeurs qui ne font que les héberger, et ne sont donc pas responsables. Ce que nous appelons aujourd’hui les réseaux sociaux, c’est-à-dire des plateformes de publications et d’ordonnancement de contenus générés par des utilisateurs, doivent maintenant être pleinement intégrés dans notre corpus législatif."

Comment la responsabilité des plateformes en ligne sera-t-elle renforcée ?

“Le cœur de cette proposition de
 loi est l’obligation de retrait des contenus manifestement illicites dans un délai de 24 heures maximum.”

"Le cœur de cette proposition de loi est l’obligation de retrait des contenus manifestement illicites dans un délai de 24 heures maximum. Pour cela, nous créons un nouveau délit sur mesure pour ces grandes plateformes virales. Si elles ne retirent pas ces contenus, elles engageront leur responsabilité pénale.
À côté de cela, pour accompagner cette disposition et assurer la vitalité du cœur, les poumons de la loi sont l’ensemble des obligations de moyens que les plateformes devront mettre en œuvre pour améliorer leur modération : information des utilisateurs, transparence sur les processus de modération, mécanisme de recours internes, modération humaine et technologique propor-tionnelle à l’activité, obligation de coopération judiciaire...

C’est parce que les plateformes répondront à toutes ces obligations, qu’elles seront à même de lutter contre les contenus haineux. Les obligations de moyens seront contrôlées par le CSA qui pourra les sanctionner jusqu’à 4% de leur chiffre d’affaires mondial."

Les plateformes seront-elles seules pour juger de ce qu’est ou non un contenu haineux ? N’y a-t-il pas un risque de déréférencement à outrance de la part des plateformes pour se protéger vis-à-vis de la loi ?

"Il ne s’agit pas pour les plateformes de juger quoi que ce soit, mais bien d’appliquer la loi. Quand on est dans un bus ou dans un restaurant, que quelqu’un se lève et hurle des injures racistes, personne ne s’attend à ce que le patron de ce restaurant ou le chauffeur de ce bus fasse intervenir un juge pour déterminer si son propos est délictuel ou non ! On attend légitimement qu’il fasse appliquer la loi dans l’espace dont il a le contrôle. Il sera donc demandé à cette personne de se taire ou de quitter le restaurant. C’est exactement la même chose ici : les plateformes doivent veiller à ce que la loi s’applique en leur sein.

Bien sûr, nous sommes conscients du risque de « sur-censure ». Retirer des contenus de manière excessive aurait pu être une facilité pour les plateformes, c’est pour cela que nous avons décidé de sanctionner également ces retraits excessifs jusqu’à 4% du chiffre d’affaires mondial. C’est un texte extrêmement exigeant et équilibré."

Comment les plateformes vont-elles collaborer avec l’administration ? Le CSA ?


"Il ne s’agit pas d’une collaboration à proprement parler mais bien d’une supervision par le CSA en tant que régulateur des contenus. Le CSA émettra tout d’abord des recommandations et des lignes directrices pour l’application de la nouvelle loi. Il recensera et partagera les bonnes pratiques. Il encouragera les plateformes à mettre en œuvre des outils de coopération pour mieux lutter contre les contenus haineux. Il sera l’interlocuteur référent des plateformes dans l’application du texte.

Les utilisateurs des plateformes et des réseaux sociaux auront-ils aussi un rôle à jouer dans cette lutte contre la haine en ligne ?

"
Bien évidemment ! Ce texte repose sur la responsabilisation de tous : les plateformes bien sûr, mais aussi les utilisateurs en tant qu’auteurs de ces contenus haineux, victimes ou témoins.

“Pour les auteurs, un parquet numérique sera créé : il sera le fer de lance de notre politique pénale en la matière.”

Pour les auteurs, un parquet numérique sera créé : il sera le fer de lance de notre politique pénale en la matière. En ce qui concerne les victimes, nous encourageons toutes et tous à signaler les contenus via un nouveau bouton de signalement visible sur toutes les plate- formes et à déposer plainte via la nouvelle procédure de dépôt de plainte en ligne qui sera prochainement mise en œuvre.

Enfin, il faut un sursaut généralisé de l’ensemble des internautes pour ne plus tolérer ces propos haineux, et ne plus détourner le regard, et ensemble affirmer que ce que nous n’accepterions pas dans l’espace public, ne doit plus l’être sur Internet."

Pourquoi l’UE ne légifère-t-elle pas de manière concertée sur ce sujet ?

"
L’union européenne avance à son rythme sur la question. Il y a déjà le code de bonne conduite européenne qui est un élément de « soft law » et qui a permis de donner une première impulsion. Il nous permet d’ailleurs de constater que le délai de retrait en 24 heures est bien opérationnel pour les plateformes. Au regard de l’exacerbation des contenus haineux, il nous fallait agir d’urgence, c’est pourquoi nous avons voté cette loi française. Il nous faudra bien avancer aussi à l’échelle européenne. Le modèle que nous avons voté en France peut servir de fondement à un texte européen. J’espère que cela sera le cas."

Revue iimpact éco éditée par le Syndicat National des Ingénieurs de l’Industrie et des Mines (SNIIM).