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La relation de travail d’un chauffeur Uber requalifiée en contrat de travail par la Cour de cassation. Par Virginie Audinot, Avocat.
Parution : mardi 10 mars 2020
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Le 4 mars dernier, la Cour de cassation a rendu un arrêt qui fait beaucoup de bruit : aux termes de celui-ci, la Cour a requalifié en contrat de travail la relation contractuelle existant entre Uber et l’un de ses chauffeurs [1].

La décision rendue le mercredi 4 mars dernier est susceptible de remettre en cause le modèle économique Uber mais aussi des autres types de plateforme fonctionnant sur le même modèle.

Ce n’est évidemment pas pour cela qu’on peut prédire la fin de ce type de plate-forme bien sûr, mais simplement une évolution de leur modèle social.

L’enjeu est important car si un auto-entrepreneur voit sa relation de travail rompue, mais arrive à obtenir a posteriori la requalification de celle-ci en CDI, il disposera alors d’avantages non négligeables du seul fait de la rupture.

Notamment, celui-ci pourra prétendre à une indemnité de licenciement, une indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, une indemnité au titre du non-respect de la procédure de licenciement, le cas échéant à une indemnité pour travail dissimulé, mais aussi une indemnité compensatrice de congés payés,...

Si le chauffeur ou le livreur parvient au contraire à faire requalifier son contrat alors qu’il est toujours en poste, il bénéficiera alors de congés payés, d’une rémunération égale au moins au SMIC, d’une mutuelle d’entreprise [2], d’indemnités journalières de sécurité sociale en cas d’arrêt de travail, et d’une protection en cas d’accident du travail par exemple,...

La question n’est donc pas anodine. La voie n’était jusqu’alors pas fermée mais n’avait pas été clairement établie par la jurisprudence française concernant Uber.

Selon les Juges la requalification d’une relation de travail en contrat de travail se fonde sur trois critères principaux, qui sont :
- une prestation de travail,
- une rémunération,
- et un lien de subordination.

C’est ce dernier point qui fait le plus débat et pour analyser l’existence ou non d’un tel lien, les Juges s’appuient au cas par cas sur des circonstances de fait.

Le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives d’en contrôler l’exécutif et de sanctionner les manquements de son subordonné.

Peut alors constituer un indice de subordination le travail au sein d’un service organisé lorsque l’employeur en détermine unilatéralement les conditions d’exercice.

Chez Uber, la question pouvait largement être envisagée, sur le fondement d’un faisceau d’indices :
- Tout d’abord, il existe un principe de notation des chauffeurs et si la note d’un chauffeur est trop basse, celui-ci reçoit alors un rappel à l’ordre, lequel peut le cas échéant s’apparenter à une sanction disciplinaire ;
- Uber applique de façon automatique une majoration tarifaire durant les pics de demande, ce qui incite alors les chauffeurs à se connecter à la plateforme, s’apparentant alors à une éventuelle prime exceptionnelle ;
- Uber se laisse la faculté d’écarter les chauffeurs dont la note serait jugée trop basse ou s’ils ne réalisent que trop peu de courses ;
- Enfin, les chauffeurs Uber ne choisissent jamais librement le tarif de leurs courses, qui sont fixés par la société pour le compte de laquelle ils travaillent. Or, la liberté d’entreprise, de commerce et d’industrie suppose au contraire une liberté de fixer le prix de ses prestations.

Sur ce fondement, de nombreux chauffeurs ont motivé une demande de requalification de leur relation en contrat de travail, et la question a été abordée à plusieurs reprises devant les Cours d’appel, sans toutefois que le débat n’ait encore été élevé devant la Cour de cassation.

Dans sa décision du 4 mars 2020, la Cour de cassation a clairement décidé de requalifier la relation de travail du chauffeur Uber en l’espèce, en contrat de travail.

Dans cette affaire, M. X était lié contractuellement avec la société de droit néerlandais Uber BV par la signature d’un formulaire d’enregistrement de partenariat, et sas soumis à ses "Conditions de partenariat" ainsi qu’à une Charte intitulée "Charte de la communauté d’Uber".

Celui-ci a eu une activité de chauffeur à compter du 12 octobre 2016 en se connectant à la plate-forme numérique Uber, après avoir loué un véhicule auprès d’un partenaire de la société (Voitures Noires) et s’être enregistré au Répertoire SIRENE comme indépendant.

En avril 2017, la plate-forme Uber a définitivement désactivé son compte, sans explication.

M.X a alors saisi le Conseil de Prud’hommes de Paris le 20 juin 2017, pour contester les conditions de cette rupture qu’il assimilait alors à un licenciement abusif, demander la requalification de sa relation contractuelle avec Uber en contrat de travail à durée indéterminée, et solliciter les rappels de salaires et indemnités de rupture en découlant.

Aux termes d’un arrêt du 28 juin 2018, le Conseil de Prud’hommes a jugé que le contrat était de nature commerciale et que le Conseil de Prud’hommes était donc incompétent à connaître de ce litige, au profit du Tribunal de Commerce de Paris.

M.X a interjeté appel de ce jugement le 17 juillet 2018.

Aux termes d’un arrêt du 10 janvier 2019, la Cour d’appel de Paris a jugé qu’un faisceau suffisant d’indices se trouvait réuni pour permettre à M. X de caractériser le lien de subordination dans lequel il se trouvait lors de ses connexions à la plate-forme Uber et ainsi de renverser la présomption simple de non-salariat que fait peser sur lui les dispositions de l’Article L8221-6 I du Code du travail.

Ainsi, la Cour d’appel a infirmé le jugement entrepris et dit que le contrat de partenariat signé par M. X avec Uber BV s’analysait en un contrat de travail, pour lequel l’Article L1411-1 du Code du travail donne compétence au Conseil de Prud’hommes pour régler les différends pouvant découler de son exécution ou de sa rupture.

Un pourvoi devant la Cour de cassation été formé par Uber BV.

Cet arrêt est confirmé aujourd’hui par la Cour de cassation, le 4 mars 2020 [3].

En substance, la Cour rappelle que si conformément aux dispositions de l’Article L8221-6 du Code du travail, les personnes physiques sont présumées ne pas être liées avec le donneur d’ordre par un contrat de travail lorsqu’elles exécutent une activité donnant lieu à une immatriculation aux registres ou répertoires que ce texte mentionne, l’existence d’un contrat de travail peut toutefois être établie quand ces personnes fournissent des prestations dans des conditions les plaçant dans un lien de subordination juridique permanente par rapport au donneur d’ordre.

La Cour rappelle alors également que ce "lien de subordination" est caractérisé par une jurisprudence constante, lorsque le travail est exécuté par le travailleur sous l’autorité d’un employeur qui donne ou a le pouvoir de donner des ordres et des directives, de contrôler l’exécution des prestations et missions accomplies, et de sanctionner les éventuels manquements de celui-ci.

Concernant M. X, la Cour considère qu’en se connectant à la plate-forme Uber, il existe lors de la connexion un "lien de subordination entre le chauffeur et la société", justement ce lien de subordination nécessaire pour permettre de qualifier une relation contractuelle de contrat de travail, celle-là dont l’existence doit être recherchée au moyen d’un faisceau d’indices.

Elle retient notamment que M. X a été contraint, pour pouvoir devenir partenaire de la société Uber BV, être utilisateur de son application et s’y proposer comme chauffeur, de s’inscrire au Registre des Métiers et qu’il a intégré un service de prestation de transport de personnes, créé et organisé par la société Uber BV, et n’a donc pas eu à organiser son activité, ni rechercher sa clientèle ni ses fournisseurs.

Ainsi, M. X n’existait réellement qu’à travers cette plate-forme, ne fixait pas ses propres tarifs ni les conditions d’exercice de sa prestation, également régis entièrement par Uber BV.

Par ailleurs, la Cour de cassation a approuvé la Cour d’appel d’avoir jugé que le fait que le chauffeur puisse choisir ses jours et horaires de travail ne saurait exclure pour autant l’existence d’une relation de travail subordonnée.

En outre, les tarifs sont fixés au moyen d’un algorithme déterminé par la plate-forme, et l’itinéraire est imposé au chauffeur puisque l’Article 4.3 de son contrat prévoyait une possibilité d’ajustement du tarif , notamment si le chauffeur avait choisi un "itinéraire inefficace", de sorte qu’incontestablement, Uber donnait des directives à son chauffeur et contrôlait la bonne exécution de ses prestations.

La Cour de cassation approuve également la Cour d’appel d’avoir retenu comme indice de l’existence d’un lien de subordination et donc, d’un contrat de travail, le fait pour Uber de pouvoir exercer un contrôle de l’acceptation des courses par le chauffeur. Ainsi, M. X indiquait, sans qu’Uber ne conteste ce point, qu’au bout de trois refus de demandes de courses, l’application lui adressait alors un message "Etes-vous encore là ?", la Charte de l’entreprise invitant alors les chauffeurs qui ne veulent pas prendre de courses à se déconnecter. Par ailleurs, l’Article 2.4 du contrat de M. X prévoyait expressément qu’Uber se réservait le droit de désactiver ou de restreindre l’accès ou l’utilisation de l’application ou des services Uber par le chauffeur, afin d’inciter les chauffeurs à demeurer connectés et à se tenir constamment à la disposition d’Uber, sans pouvoir choisir vraiment librement, comme devrait pourtant pouvoir le faire un chauffeur indépendant, la course qu’il souhaite.

En outre, une fois le chauffeur informé d’une demande de course et d’une adresse de destination, celui-ci ne disposait que de 8 secondes pour accepter la course qui lui est proposée, ce que confirmait alors un constat d’huissier du 13 mars 2017.

Enfin, sur le pouvoir de sanction, la Cour considère qu’outre les déconnexions temporaires découlant des trois refus de courses du chauffeur, dont Uber reconnaît la réalité, et les corrections tarifaires appliquées si le chauffeur fait le choix d’un "itinéraire inefficace" tel qu’énoncé plus haut, la Cour d’appel a, à juste titre, retenu que la fixation par Uber d’un taux d’annulation de commandes pouvant entraîner l’exclusion du chauffeur de la plate-forme est également un mode de sanction, de même que la perte définitive d’accès à l’application Uber en cas de signalements de "comportements problématiques" par les utilisateurs, peu important que les reproches soient fondés ou non, et la sanction proportionnée ou non.

La Cour considère qu’Uber dispose là d’un pouvoir de sanction propre à caractériser l’existence, cumulés aux autres faisceaux d’indice, d’un contrat de travail.

La Cour a donc jugé que la Cour d’appel, qui a ainsi déduit de l’ensemble des éléments exposés que le statut de travailleur indépendant de M. X était fictif et qu’Uber lui avait adressé des directives, en avait contrôlé l’exécution et avait exercé un pouvoir de sanction, a, sans dénaturer les termes du contrat en l’espèce, et sans encourir les griefs du moyen développé par Uber, légalement justifié sa décision.

Un premier coup d’arrêt avait déjà été donné dans un arrêt précédent du 28 novembre 2018, l’arrêt dit Take It Easy, sur lequel j’avais rédigé un billet L’arrêt Take Eat Easy : vers une nouvelle ère de l’ubérisation. Par Virginie Audinot, Avocat.

Cette décision concernait alors la relation de travail entre un livreur à vélo et la plate-forme de livraison de repas à domicile Take It Easy. La Cour de cassation avait estimé que le recours à la géolocalisation des auto-entrepreneurs et l’existence d’un système de sanction des livreurs selon leurs prestations accomplies pouvaient permettre de qualifier un lien de subordination.

Cette nouvelle décision du 4 mars 2020 concerne cette fois la plate-forme Uber et va venir renforcer un grand nombre d’actions déjà initiées par les chauffeurs à l’encontre de la plate-forme.

Cette position de la Cour suprême va servir de fondement aux travailleurs de ce type de plate-forme (livraisons repas et transport de personnes).

Cela étant, soyons clairs : tous les chauffeurs ne voudront pas intégrer Uber en tant que salariés, et certains voudront naturellement rester indépendants. La questions se posera plutôt pour eux lors de la rupture de leur relation de travail... ce qui peut alors poser la question de l’opportunité de ce type d’action.

Mais la plate-forme va pourtant devoir revoir son modèle économique et social de fonctionnement.

Virginie Audinot, Barreau de Paris Audinot Avocat www.audinot-avocat.com

[1Arrêt Cass. soc., 4 mars 2020, n° 19-13.316.

[2Obligatoire depuis le 1er janvier 2016.

[3Cass. soc., 4 mars 2020, n° 19-13.316.