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Le contrôle de l’offre anormalement basse. Par Laurent Frölich, Avocat et Simon Mandeville, Juriste.
Parution : lundi 16 mars 2020
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L’article L2152-5 du Code de la commande publique apporte une définition matérielle de l’offre anormalement basse (OAB), auparavant donnée par la jurisprudence. Une offre anormalement basse est une offre « dont le prix est manifestement sous-évalué et de nature à compromettre la bonne exécution du marché ».

Cette définition n’est pas exempte d’imprécision.

La logique et la jurisprudence administrative ont dégagé des clés d’analyse de l’appréciation de l’offre anormalement basse, à l’attention du juge administratif mais aussi du pouvoir adjudicateur.

I. Les conditions procédurales du contrôle de l’offre anormalement basse par le juge administratif.

A- Le moyen tiré de l’offre anormalement basse dans le cadre d’un marché public.

Préalablement, il convient de déterminer si le moyen tiré de l’offre anormalement basse est opérant pour tous les contrats de la commande publique répondant à l’article L2 du Code de la commande publique :
« Sont des contrats de la commande publique les contrats conclus à titre onéreux par un acheteur ou une autorité concédante, pour répondre à ses besoins en matière de travaux, de fournitures ou de services, avec un ou plusieurs opérateurs économiques.
Les contrats de la commande publique sont les marchés publics et les concessions définis au livre Ier de la première partie, quelle que soit leur dénomination. Ils sont régis par le présent code et, le cas échéant, par des dispositions particulières
 ».

Il est indispensable de préciser que la définition de l’offre anormalement basse est insérée dans la deuxième partie du Code intitulée « Marchés publics », et au sein du livre Ier de cette partie relatives aux dispositions générales des marchés publics.

Une telle insertion n’est pas anodine, et appelle à deux constatations :
- Le régime juridique de l’offre anormalement basse est applicable pour tous les marchés, quel que soit leur objet ou quelle que soit la procédure par laquelle ils ont été passés.
- Quid alors de l’OAB dans les concessions ?

S’agissant des concessions, la question de savoir si le régime juridique des offres anormalement basse était applicable a récemment été posée au Conseil d’Etat, lequel a clairement indiqué que « la prohibition des offres anormalement basses et le régime juridique relatif aux conditions dans lesquelles de telles offres peuvent être détectées et rejetées ne sont pas applicables, en tant que tels, aux concessions ».
Exit donc l’offre anormalement basse dans le cadre des concessions : tout moyen soulevé par un concurrent évincé lors d’un référé précontractuel ou d’un recours au fond, voire par un tiers, risque de se heurter à son caractère inopérant.

B- Le moyen tiré de l’offre anormalement basse possible dans les recours.

Le moyen tiré de l’offre anormalement basse est classiquement dégagé par le concurrent évincé dans le cadre d’un référé précontractuel, contractuel (si le contrat a été signé) ou d’un recours au fond dit « Tropic Travaux », et par tout tiers dans le cadre d’un recours « Tarn et Garonne ». La pratique a montré qu’un tel moyen est opérant dans tous les recours formés par les concurrents évincés ou les tiers au contrat.

S’agissant du référé précontractuel, le caractère opérant du moyen tiré de l’offre anormalement basse n’était pas évident de prime abord. En effet, l’office du juge des référés précontractuels de l’article L551-1 du Code de justice administrative et la jurisprudence Smirgeomes de 2008 circonscrivent les moyens invocables par le requérant, concurrent évincé, aux « manquements qui, eu égard à leur portée et au stade de la procédure auquel ils se rapportent, sont susceptibles de l’avoir lésée ou risquent de la léser, fût-ce de façon indirecte, en avantageant une entreprise concurrente. » Mais le concurrent évincé auteur du référé aura nécessairement été lésé, et ce de manière directe, par le choix de l’attributaire dont l’offre serait anormalement basse. Inversement, le candidat dont l’offre aura été estimée anormalement basse au détriment d’un de ses concurrents aura nécessairement été lésé, et ce de manière directe, par le choix de l’attributaire

Une fois le moyen invoqué par un requérant tiré de l’offre anormalement basse de l’attributaire opérant, le juge doit alors exercer son contrôle stricto sensu sur l’offre anormalement basse.

II. Le contrôle stricto sensu du juge administratif sur l’offre anormalement basse par le juge administratif dans tous les recours.

Le contrôle stricto sensu du juge administratif sur l’offre anormalement basse est opéré en plusieurs temps, porte sur deux aspects principaux. D’une part, le juge observe si le pouvoir adjudicateur a bien observé la procédure prévue pour rejeter une offre au regard de son caractère anormalement bas. D’autre part, le juge observe si le caractère anormalement bas est bien qualifié par le pouvoir adjudicateur, autrement dit si le pouvoir adjudicateur a correctement repéré qu’une offre est effectivement anormalement basse.

A- Le contrôle formel de l’offre anormalement basse.

Le contrôle formel de l’offre anormalement basse réside en la vérification, par le juge administratif, en référé comme au fond, que le pouvoir adjudicateur a bien accompli les diligences en la matière telles que prévues par le Code de la commande publique. La méconnaissance de ces diligences constitue l’hypothèse classique de la méconnaissance, par le pouvoir adjudicateur, des obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles il est soumis. A ce titre, le juge administratif procède à un contrôle normal s’agissant du respect de cette procédure par le pouvoir adjudicateur.

Ledit Code prévoit en effet à l’article L2152-6 que : « Lorsque une offre semble anormalement basse, l’acheteur exige que l’opérateur économique fournisse des précisions et justifications sur le montant de son offre. »

Également, l’article R2152-3 du même Code dispose que « L’acheteur exige que le soumissionnaire justifie le prix ou les coûts proposés dans son offre lorsque celle-ci semble anormalement basse eu égard aux travaux, fournitures ou services, y compris pour la part du marché qu’il envisage de sous-traiter.
 Peuvent être prises en considération des justifications tenant notamment aux aspects suivants :
1)Le mode de fabrication des produits, les modalités de la prestation des services, le procédé de construction ;
2) Les solutions techniques adoptées ou les conditions exceptionnellement favorables dont dispose le soumissionnaire pour fournir les produits ou les services ou pour exécuter les travaux ;
3) L’originalité de l’offre ;
4) La règlementation applicable en matière environnementale, sociale et du travail en vigueur sur le lieu d’exécution des prestations ;
5) L’obtention éventuelle d’une aide d’État par le soumissionnaire.
 »

Tout d’abord, l’office du juge administratif en la matière lui permet, s’il constate que le pouvoir adjudicateur n’a pas exigé du candidat la justification du caractère anormalement bas de son offre, d’annuler la procédure de passation. C’est ainsi qu’il a pu annuler la procédure de passation d’un marché passé sous l’empire du code des marchés publics pour défaut de demande de justification du caractère anormalement bas de l’offre au candidat , dès lors qu’un tel manquement constitue une méconnaissance des obligations de publicité et de mise en concurrence.

Le juge vérifie également que le pouvoir adjudicateur a laissé un délai raisonnable au candidat pour appuyer son offre anormalement basse de tous les justificatifs suffisants à en démontrer le bien-fondé.
Là encore, le pouvoir adjudicateur qui n’a pas laissé un tel délai au candidat s’expose à une sanction d’annulation de la procédure de passation par le juge administratif pour méconnaissance des obligations de publicité et de mise en concurrence.

Enfin, à travers le contrôle normal qu’il exerce, le juge administratif peut également vérifier la teneur des justificateurs produits par le candidat dont l’offre est estimée anormalement basse. Le juge administratif a pu ainsi annuler la procédure de passation d’un marché public dès lors que « (le candidat) s’est borné à mettre en avant, de façon très générale, sans aucune précision chiffrée et sans aucune pièce justificative, notamment comptable, les locaux permanents, l’équipe de conseillers et les matériels et équipements dont elle disposait, sa structure juridique à but non lucratif, son expérience et le partage des coûts de gestion avec ses financeurs. »

Dans tous les cas, la méconnaissance de cette exigence par le pouvoir adjudicateur, outre l’annulation de la procédure de passation qu’elle pourrait emporter, est constitutive d’une faute susceptible d’ouvrir droit à réparation, dès lors que le candidat qui s’en prévaut avait une chance voire une chance sérieuse de remporter le marché vicié.

B- Le contrôle matériel de l’offre anormalement basse.

Une fois le contrôle formel effectué, et si l’exigence de demande de justificatifs au candidat a été respectée, le juge exerce un contrôle limité, restreint à l’erreur manifeste d’appréciation du pouvoir adjudicateur sur le caractère anormalement bas d’une offre, et ce au fond comme en référé.

La jurisprudence du Conseil d’Etat a permis progressivement d’affiner les méthodes d’analyse des offres anormalement basses, et de compléter efficacement la définition de l’offre anormalement basse telle que présentée par le Code de la commande publique. Il est fondamental de préciser que l’offre anormalement basse ne s’apprécie matériellement qu’à la lumière de son prix.

1) L’offre anormalement basse appréciée globalement.

En premier lieu, l’appréciation du prix caractérisant l’offre anormalement basse doit faire l’objet d’une distinction nécessaire. Nombre de pouvoirs adjudicateurs ont pu considérer que constituait une offre anormalement basse l’offre d’un candidat dont l’une des prestations présentait effectivement un prix manifestement bas. Récemment, de telles espèces ont pu se présenter devant le juge du Palais-Royal, qui va alors rappeler que le caractère manifestement bas d’une offre doit s’apprécier au regard du prix global de l’offre et non de l’une des prestations :
« L’’existence d’un prix paraissant anormalement bas au sein de l’offre d’un candidat, pour l’une seulement des prestations faisant l’objet du marché, n’implique pas, à elle-seule, le rejet de son offre comme anormalement basse, y compris lorsque cette prestation fait l’objet d’un mode de rémunération différent ou d’une sous-pondération spécifique au sein du critère du prix »

Un tel rappel vaut pour les pouvoirs adjudicateurs, qui s’exposent à l’annulation de leur procédure de passation s’ils écartent une offre qu’ls caractérisent d’anormalement basse sur le fondement d’une seule prestation dont le montant est manifestement bas. Ce rappel vaut également pour les juges du référé précontractuel, lesquels commettraient une erreur de droit en considérant que le prix d’une prestation anormalement bas emporte offre anormalement basse.

2) Le prix global de l’offre anormalement basse apprécié au regard de l’exécution du marché.

En second lieu, l’appréciation du prix caractérisant l’offre anormalement basse doit être effectuée au regard des conditions d’exécution du marché, comme l’a rappelé à de maintes reprises le Conseil d’Etat. Cette appréciation doit être effectuée au regard des justificatifs apportés par le candidat dont l’offre est suspectée d’être anormalement basse.

« (…) si les précisions et justifications apportées ne sont pas suffisantes pour que le prix proposé ne soit pas regardé comme manifestement sous-évalué et de nature, ainsi, à compromettre la bonne exécution du marché, il appartient au pouvoir adjudicateur de rejeter l’offre. »

Concrètement, cette appréciation est donc fondée en deux temps :
- Dans un premier temps, le prix tel que justifié par le candidat ne doit pas être manifestement sous-évalué. Cette sous-évaluation peut s’apprécier d’abord au regard du prix des offres proposées par les concurrents du candidat dans le cadre du même marché ou du prix habituel demandé globalement pour les prestations dans des marchés similaires. Une fois cette comparaison faite, le pouvoir adjudicateur doit également procéder à une estimation rationnelle du prix normalement calculé pour réaliser de telles prestations, et conclure que l’offre supposée anormalement basse présentée par le candidat est sous-évaluée au regard des exigences financières habituellement requises.
- Dans un deuxième temps, étape que le pouvoir adjudicateur ne peut pas méconnaître, cette sous-évaluation ne doit pas être « susceptible de compromettre la bonne exécution du marché en cause ». Concrètement ici, le pouvoir adjudicateur doit établir que le prix proposé par le candidat est suffisamment bas pour que l’exécution financière, dont dépend l’exécution technique du marché, est mise en péril.

Une fois ces deux étapes achevées, alors seulement le pouvoir adjudicateur peut rejeter une offre eu égard à soin caractère anormalement bas sans crainte de voir la procédure de passation annulée sur ce moyen.

Sources jurisprudentielles :
- CE, 26 février 2020, n°436428 ;
- CE. Sect., 3 oct. 2008, n° 305420, Synd. mixte intercommunal réalisation et gestion élimination ordures ménagères secteur Est Sarthe (SMIRGEOMES) c. Société Passenaud recyclage ;
- CE. Ass, 5 mars 1999, n° 163328 ;
- CAA de Paris, 6 mai 2014, n°11PA01533 ;
- Décision précitée : CAA de Paris, 6 mai 2014, n°11PA01533 ;
- CAA de Lyon, 10 janvier 2019, n°16LY03949 ;
- CE, 29 janvier 2003 n° 208096 ;
- CE, 3 novembre 2014, n°382413 ;
- TA de Rennes, 9 mars 2020, n°2000630 ;
- CE, 13 mars 2019, n°425191 ;
- CE, 3 novembre 2013, n°36606 ;
- CE, 22 janvier 2018, n°414860.

Laurent Frölich, Avocat et Simon Mandeville, Juriste. www.clfavocats.fr