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Regroupement familial : attendre longtemps ou agir vite. Par Claude Coutaz, avocat.
Parution : mercredi 1er avril 2020
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Le Conseil constitutionnel a posé comme principe que le droit pour les étrangers de mener une vie familiale normale « comporte en particulier la faculté pour ces étrangers de faire venir auprès d’eux leurs conjoints et leurs enfants mineurs sous réserve de restrictions tenant à la sauvegarde de l’ordre public et à la protection de la santé publique, lesquelles revêtent le caractère d’objectifs de valeur constitutionnelle » [1].
En pratique, pour se faire rejoindre par sa famille quand on est étranger, il faut savoir être patient. Mais pas trop tout de même...

A juste titre, la Halde (Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité) contestait le caractère particulièrement restrictif des conditions de regroupement familial telles qu’elles résultent de la législation française, et tout particulièrement de celle tenant aux ressources stables et suffisantes [2].
Depuis 2004, le regroupement familial est devenu le motif le moins courant d’immigration familiale.
Ceci s’explique par le fait que, depuis 2003, le nombre d’étrangers non communautaires admis au séjour dans le cadre du regroupement familial a considérablement chuté.
Un de ressort de dissuasion du respect de la procédure de regroupement familial est la durée d’instruction des demandes qui atteint généralement une ou plusieurs années.
Pourtant la procédure de regroupement familial est encadrée par la loi et le délai imparti à l’administration pour instruire les demandes faites à l’OFII (Office Français de l’Immigration et de l’Intégration) est de 6 mois.
L’article L421-4 du CESEDA prévoit en effet que « l’autorité administrative statue sur la demande dans un délai de six mois à compter du dépôt par l’étranger du dossier complet de cette demande ».
Passé ce délai de 6 mois, on peut considérer que la demande a été refusée et qu’une décision implicite de rejet est née.
On a alors 2 mois pour saisir le tribunal administratif d’un recours.
Bien souvent, les étrangers attendent patiemment la réponse de l’administration.
Lorsqu’ils s’enquièrent de leur dossier auprès de l’administration, il leur est fréquemment indiqué qu’il faut attendre car le dossier serait en cours d’instruction, ce qui est souvent exact.
Mais il ne faut pas attendre trop.
D’abord parce que pendant ce temps, la famille est séparée injustement alors que la loi prescrit qu’elle soit réunie lorsque les conditions sont remplies.
Ensuite, parce qu’il n’est pas rare que les demandes soient traitées 2 ans après leur dépôt et si on attend trop, on ne peut plus saisir le tribunal.
En effet, en application des articles R. 421-1 et R. 421-2 du code de justice administrative, le délai de recours contentieux est de deux mois à compter de la notification de la décision attaquée ou, en cas de décision implicite de rejet, deux mois à compter du jour de la naissance de ladite décision implicite.
Toutefois, l’article R. 421-5 du code de justice administrative dispose que : « les délais de recours contre une décision administrative ne sont opposables qu’à la condition d’avoir été mentionnés, ainsi que les voies de recours dans la notification de la décision ».
Le Conseil d’Etat a précisé les dispositions de l’article susmentionné : « Il résulte de ces dispositions que cette notification doit, s’agissant des voies de recours, mentionner, le cas échéant, l’existence d’un recours administratif préalable obligatoire ainsi que l’autorité devant laquelle il doit être porté ou, dans l’hypothèse d’un recours contentieux direct, indiquer si celui-ci doit être formé auprès de la juridiction administrative de droit commun ou devant une juridiction spécialisée et, dans ce dernier cas, préciser laquelle » [3].
Or bien souvent l’attestation délivrée à l’étranger qui indique la date d’enregistrement de la demande de regroupement familial, si elle mentionne le délai de 6 mois pour qu’une décision implicite naisse, et le délai de 2 mois pour la contester, ne précise pas la juridiction compétente de manière suffisamment précise ni si un recours préalable est nécessaire ou simplement possible puisqu’elle mentionne juste : "vous disposerez d’un délai de 2 mois pour contester cette décision selon les voies de recours habituelles (recours, gracieux, hiérarchique ou contentieux)".
Par conséquent, le délai de recours de 2 mois ne peut être opposé au requérant faute de précision suffisante dans l’accusé de réception de la demande de regroupement familial formulée.
Si l’indication selon laquelle le recours peut être formé devant un tribunal administratif suffit à satisfaire à l’exigence de mention des « voies de recours », sans qu’il soit nécessaire, ni de préciser le tribunal compétent au sein de la juridiction administrative [4], ni, a fortiori, l’adresse de ce tribunal [5], en revanche, l’indication des voies et délais de recours doit à tout le moins mentionner l’ordre juridictionnel compétent, et, au sein de la juridiction administrative, le cas échéant, la juridiction spécialisée compétente.

Dans un arrêt du 24 octobre 2019 [6], la Cour administrative d’appel de Lyon rappelle utilement ces règles et annule le jugement du tribunal administratif de Grenoble qui avait considéré irrecevable car tardive la requête d’un étranger en s’appuyant sur la mention sur l’attestation de dépôt délivrée par l’OFII.
La Cour estime que le délai de 2 mois pour contester l’absence de réponse de l’administration dans le délai de 6 mois après l’enregistrement de la demande de regroupement familial n’est pas opposable.
Il faut dire que dans cette espèce, comme souvent, la préfecture interrogée à plusieurs reprises par le requérant lui avait indiqué de ne pas tenir compte de ce délai de 6 mois et d’attendre car il y avait du retard dans le traitement du dossier.
L’étranger pouvait penser à bon droit que le délai de 6 mois puis de 2 mois n’était pas impératif voire qu’une décision de rejet n’était pas née.
Quand bien même aurait-il compris qu’une décision implicite de rejet était née et qu’il pouvait la déférer à la juridiction, les voies de recours indiquées dans l’attestation de dépôt de sa demande de regroupement familial étaient tellement peu précises qu’il ne lui était pas possible de savoir ni l’ordre juridictionnel compétent, ni au sein de la juridiction administrative, le cas échéant, la juridiction spécialisée compétente.
Ainsi l’étranger qui aurait attendu la réponse à sa demande de regroupement familial un peu plus que les 6 mois réglementaires accordées à l’administration pour la traiter et les 2 mois pour saisir le tribunal pourrait-il quand même agir en justice pour obtenir une réponse à sa demande de regroupement familial.
Attention toutefois à ne pas attendre trop.
En effet, on a un an pour agir contre l’absence de réponse à une demande de regroupement familial après le délai de 6 mois dont dispose l’administration pour traiter la demande.
Dans cet arrêt, la Cour administrative d’appel rappelle que "le principe de sécurité juridique, qui implique que ne puissent être remises en cause sans condition de délai des situations consolidées par l’effet du temps, fait obstacle à ce que puisse être contestée indéfiniment une décision administrative individuelle qui a été notifiée à son destinataire, ou dont il est établi, à défaut d’une telle notification, que celui-ci a eu connaissance. En une telle hypothèse, si le non-respect de l’obligation d’informer l’intéressé sur les voies et les délais de recours, ou l’absence de preuve qu’une telle information a bien été fournie, ne permet pas que lui soient opposés les délais de recours fixés par le code de justice administrative, le destinataire de la décision ne peut exercer de recours juridictionnel au-delà d’un délai raisonnable. En règle générale et sauf circonstances particulières dont se prévaudrait le requérant, ce délai ne saurait, sous réserve de l’exercice de recours administratifs pour lesquels les textes prévoient des délais particuliers, excéder un an à compter de la date à laquelle une décision expresse lui a été notifiée ou de la date à laquelle il est établi qu’il en a eu connaissance."

En résumé, quand on dépose une demande de regroupement familial, il faut attendre 6 mois avant de pouvoir saisir le juge si on n’a pas reçu de réponse.
On peut attendre un an après ce délai de 6 mois mais si on attend davantage, on ne pourra plus se plaindre de ce que l’administration n’a pas répondu à la demande de regroupement familial.
18 mois après le dépôt d’une demande de regroupement familial qui n’aurait toujours pas reçu de réponse, on ne peut plus saisir le juge, sauf circonstances particulières.
S’il faut donc être patient pour être rejoint par sa famille lorsqu’on est étranger, il faut ne pas trop attendre quand la demande de regroupement familial n’a toujours pas été acceptée après un délai de 6 mois.

Claude COUTAZ, avocat au barreau de Grenoble www.coutaz.fr

[1Cons. const., déc., 13 août 1993, n° 93-325 DC

[2Délib. N°2007-370, 17 décembre 2007

[3Conseil d’Etat, Touquet, 9ème et 10ème sous-sections réunies, 15 novembre 2006, n° 264636

[4CE, 4 novembre 1992, Ben Dhiab

[5CE, 14 février 1994, M. et Mme Boullin ; CE, 21 juin 1996, Préfet de la Moselle c/ Atici, n° 170 131

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