Village de la Justice www.village-justice.com

Déroger aux normes étatiques ? Que peut faire le Préfet ? Par Patrick Lingibé, Avocat.
Parution : vendredi 17 avril 2020
Adresse de l'article original :
https://www.village-justice.com/articles/deroger-aux-normes-etatiques-que-peut-faire-prefet,34771.html
Reproduction interdite sans autorisation de l'auteur.

Cet article explique les dispositions du décret n° 2020-412 du 8 avril 2020 qui institue un droit de dérogation au profit du préfet lorsqu’il statue dans certains domaines.

Le décret n° 2020-412 du 8 avril 2020 relatif au droit de dérogation reconnu au préfet a été publié au Journal Officiel du 9 avril 2020. Ce décret composé de six articles pérennise, à la suite d’une expérimentation menée pendant près de deux années, la faculté donnée aux préfets de région, de département et aux représentants de l’Etat dans d’autres territoires, dans l’hexagone et outre-mer, de déroger aux normes arrêtées par l’administration de l’Etat pour un motif d’intérêt général. A cet effet, il autorise le représentant de l’Etat concerné à prendre des décisions dérogeant à la réglementation dans certains domaines, afin de tenir compte, sous certaines conditions, des circonstances locales.

Ce décret du 8 avril 2020 que nous commentons présentement n’est pas le premier puisqu’au Journal Officiel du 31 décembre 2017 le jour de la Saint-Sylvestre, a été publié le décret n° 2017-1845 du 29 décembre 2017 relatif à l’expérimentation territoriale d’un droit de dérogation reconnu au préfet. Ce texte permettait des adaptations préfectorales possibles de normes nationales sur le plan local, en confiant aux autorités préfectorales un droit à déroger aux normes réglementaires.
Nous avions également publié à l’époque un article sur ce texte et les implications qui allaient en découler Une première : un droit de dérogation à la norme expérimenté au niveau préfectoral dans certains territoires de la République … et après ? Ce dispositif expérimental inédit était entré en vigueur depuis le lundi 1er janvier 2018 dans neuf territoires de la République, dont trois situés outre-mer, à savoir tous les départements inclus dans la région Pays de la Loire, tous les départements inclus dans la région Bourgogne-Franche-Comté, le département du Lot, le département du Bas-Rhin, le département du Haut-Rhin, le département de la Creuse, Mayotte, la collectivité territoriale de Saint-Barthélemy et la collectivité territoriale de Saint-Martin.

Ce décret du 8 avril 2020 généralise donc le dispositif expérimenté en 2017. Il traduit ce que nous avions annoncé il y a plus de deux ans, à savoir la volonté très claire du Gouvernement de cadrer le droit aux contraintes sociétales des territoires, rappelant au passage que l’outre-mer est une mosaïque illustrant à lui-seul les contraintes plurielles et les réalités inédites et hors nomes par rapport à l’Hexagone. On peut parler d’une forme de girondisation du droit en l’espèce. Ce concept est utilisé aujourd’hui par référence historique : les députés révolutionnaires girondins à l’époque de la Révolution française étaient supposés défendre les réalités provinciales et un droit régional par rapport aux députés jacobins, optant pour une uniformité de la règle de droit sur l’ensemble du territoire français au nom du principe d’égalité.

Force est de constater que la conception de l’État unitaire et jacobin, tel que pensée sous la Révolution française, a fini par perdre du poids décennie après décennie, les compétences étatiques ayant été transférées soit aux instances décisionnelles de l’Union européenne par l’effet des traités européens, soit aux structures infra-étatiques (régions, départements, EPCI et communes) avec les lois de décentralisation initiées à partir de 1982. De plus, un État parisien fort, omnipotent et omniprésent, suppose des moyens financiers particulièrement conséquents que la France n’est plus en mesure d’assurer aujourd’hui.

De ce fait, la girondisation du droit entre en force et devient une réalité, y compris dans l’Hexagone, tant par opportunité notamment sociétale que par nécessité notamment financière : le droit ne pouvant et ne devant plus être nécessairement le même partout sur le territoire national face à des réalités totalement différentes. Nous ne pouvons que nous en féliciter car on a trop souvent confondu Égalité et Uniformité en droit avec un principe d’égalité mis à mal notamment dans l’Outre-Mer pluriel qui est une mosaïque de défis sociétaux.

Appliquer le concept d’égalité de manière uniforme aboutit à l’évidence dénier regarder les réalités en face qui s’imposent au Pouvoir normatif, lesquelles imposent que la règle juridique posée réponde à des réalités notamment sociales, humaines, sociétales et économiques totalement sortant de la normalité notamment pour l’outre-mer par rapport à l’Hexagone. Il convient de rappeler que dans le domaine de la Norme, un point constitutionnel important qui a tendance à être oublié. Avec la Constitution du 5 octobre 1958, le domaine de loi est strictement limité et énuméré par l’article 34 de la Constitution. En revanche, l’article 37 de la Constitution dispose que toutes les matières autres que celles relevant du domaine limité du législateur au titre de l’article 37 précité, relèvent du seul domaine réglementaire, ouvrant ainsi un champ étendu de l’édiction de la norme par voie réglementaire.

Le dispositif de dérogation préfectorale instituée par le décret du 8 avril 2020 inédit est entré en vigueur depuis le vendredi 10 avril 2020. Il convient de préciser que ce texte institue une simple possibilité pour le préfet de déroger à des normes arrêtées par l’administration de l’État au travers de décisions individuelles. Autrement dit, il ne s’agit nullement ici de la reconnaissance d’un pouvoir d’adaptation attribué à l’autorité préfectorale.

Quels sont les domaines concernés par la dérogation préfectorale ?

L’article 1er du décret institutionnalise la possibilité pour le préfet de région ou de département de déroger à des normes arrêtées par l’administration de l’Etat pour prendre des décisions non réglementaires relevant de sa compétence.

Cette possibilité de dérogation préfectorale est strictement limitée aux matières suivantes :

1° Subventions, concours financiers et dispositifs de soutien en faveur des acteurs économiques, des associations et des collectivités territoriales.

2° Aménagement du territoire et politique de la ville.

3° Environnement, agriculture et forêts.

4° Construction, logement et urbanisme.

5° Emploi et activité économique.

6° Protection et mise en valeur du patrimoine culturel.

7° Activités sportives, socio-éducatives et associatives.

Si les domaines d’intervention précités sont nombreux, l’action préfectorale se trouve malgré tout doublement limité pour deux raisons : d’une part, le préfet ne peut prendre que des décisions individuelles et d’autre part, celles-ci restent limitées à sa propre compétence.

Or, compte tenu du champ d’intervention et d’actions confiés aux collectivités territoriales dans les domaines précités depuis les lois de décentralisation, il est évident que par souci d’efficacité et de cohérence un dispositif similaire devrait être confié aux autorités locales (exécutifs et assemblées).

L’intervention du législateur ne serait pas forcément nécessaire dans la mesure où l’article 34 de la Constitution prévoit que la loi détermine seulement les principes fondamentaux de la libre administration des collectivités territoriales, de leurs compétences et de leurs ressources. La question de l’exercice desdites compétences, définies préalablement avec précision par le législateur, et la dérogation locale à la norme pour exercer efficacement celles-ci, relèverait ainsi du dispositif gouvernemental.

Cependant, le droit de dérogation dont il est reconnu ici au profit du préfet est une dérogation circonstanciée d’application de la règle applicable au cas individuel, aboutissant en pratique à une sorte d’adaptation individualisée de la norme à appliquer in concreto par voie préfectorale.

Le pouvoir d’adaptation quant à lui a un spectre beaucoup plus large et pertinent que celui de la dérogation puisqu’il s’attaque directement à la norme primitive. Pouvoir adapter la norme originelle, qu’elle soit législative ou réglementaire, c’est en modifier les contours en vue de l’appliquer, de manière générale, aux réalités d’un territoire, lequel impose que cette norme soit appliquée différemment pour des raisons objectives et d’intérêt général. Il convient de rappeler que le Conseil constitutionnel fait une application différenciée du principe constitutionnel d’égalité en rappelant de manière constante que celui-ci ne s’oppose pas à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit.

Quelles sont les conditions préalables pour déroger ?

Il y a des conditions préalables clairement posées car tout n’est pas permis et la dérogation demeure particulièrement encadrée. L’article 2 du décret fixe quatre conditions impératives auxquelles doit satisfaire la dérogation pour être par le représentant de l’Etat dans le département, la région ou le territoire :

1° Être justifiée par un motif d’intérêt général et l’existence de circonstances locales.

2° Avoir pour effet d’alléger les démarches administratives, de réduire les délais de procédure ou de favoriser l’accès aux aides publiques.

3° Être compatible avec les engagements européens et internationaux de la France.

4° Ne pas porter atteinte aux intérêts de la défense ou à la sécurité des personnes et des biens, ni une atteinte disproportionnée aux objectifs poursuivis par les dispositions auxquelles il est dérogé.

Ces quatre conditions sont cumulatives.

Le préfet devra donc démontrer que la dérogation qu’il prend réunit ces quatre conditions de fond.

Comment intervient la dérogations préfectorale ?

L’article 3 du décret précise que la décision de déroger prend la forme d’un arrêté motivé, publié au recueil des actes administratifs de la préfecture.

Cet acte administratif pourra faire l’objet d’un recours devant le tribunal administratif compétent.

L’arrêté de dérogation devra donc particulièrement être motivé et justifié au regard des quatre critères précités. En effet, il convient de rappeler que dans le dispositif mis en place par le décret, le préfet n’a pas de possibilité de modifier la norme réglementaire, laquelle s’impose à lui. Ce qui veut dire en clair que l’arrêté de dérogation, décision non réglementaire, qu’il sera amené à prendre devra expliciter de manière très claire les raisons de fait et de droit qui justifient qu’il soit dérogé pour ce cas particulier à ladite norme. En effet, de telles décisions peuvent faire l’objet de recours contentieux et il reviendra au juge administratif d’apprécier ces critères et définir leurs contours, notamment quant au principe constitutionnel d’égalité devant la loi lato sensu.

Enfin, l’article 4 du décret prévoit que l’ensemble des dispositions dudit décret s’applique à l’ensemble du territoire de la République, y compris dans des collectivités d’outre-mer disposant d’une très forte dérogation normative, comme celles de Polynésie française et de Nouvelle-Calédonie.

Au-delà donc de ce droit de dérogation à la norme sur le plan individuel au niveau préfectoral, la question de l’adaptation de la norme reste en tout état de cause posée en filigrane tant dans l’hexagone qu’en outre-mer. Nous pensons qu’il y a une véritable nécessité à redéfinir les modalités de l’adaptation de la norme législative et réglementaire au niveau territorial, pour concilier efficacité normative et satisfaction de l’intérêt général au niveau de chaque territoire de la République. Sur ce point, la gestion de la pandémie causée par le coronavirus covid-19 prouve l’évidence d’une application territorialisée des problématiques de santé. En effet, même si des règles uniformes, comme celle du confinement sont appliquées sur l’ensemble du territoire national, force est de constater qu’il a imposé une approche et un traitement différencié en fonction des territoires infectés, notamment au regard de l’état et du niveau des structures médicales existantes en différents points du territoire national.

L’après coronavirus nous amènera certainement sur ce point à revoir tout notre paradigme sociétal et à redécouvrir des concepts moins jacobins et plus girondins pour la gestion et la résolution des difficultés.

Patrick Lingibé Membre du Conseil National des barreaux Ancien vice-président de la Conférence des bâtonniers de France Avocat associé Cabinet Jurisguyane Spécialiste en droit public Diplômé en droit routier Médiateur Professionnel Membre de l’Association des Juristes en Droit des Outre-Mer (AJDOM) www.jurisguyane.com