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Droit de dérogation accordé aux préfets : vers une protection de l’environnement « à la carte » ? Par Coline Robert et Andréa Rigal-Casta, Avocats.
Parution : samedi 18 avril 2020
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Le décret n°2020-412 du 8 avril 2020 vient accorder aux préfets de région et de département un droit de dérogation aux dispositions réglementaires nationales prises dans divers domaines, dont celui de la protection de l’environnement.

Il naitra de ce dispositif une multitude de décisions individuelles autorisant des projets industriels ou d’infrastructure bénéficiant d’un régime administratif "à la carte", souvent au détriment des normes voulant assurer la conservation de l’environnement.

Cette possibilité de dérogation au cas par cas permettra-t-elle cependant de tenir ses promesses en matière de simplification du droit ? Une analyse poussée semble indiquer l’inverse.

Initialement envisagé afin de répondre à l’inflation normative que rencontrent certains domaines réglementaires, le droit de dérogation reconnu au préfet a été, après une première phase d’expérimentation initiée en fin d’année 2017, consacré par un décret du 8 avril 2020 [1]. .

Il est ainsi permis au préfet de région ou de département de déroger à des normes arrêtées par l’Etat, lorsque celles-ci sont rattachées à plusieurs domaines limités – dont notamment l’urbanisme et la protection de l’environnement – pour prendre des décisions individuelles.

Outre la limitation des champs administratifs concernés, le décret pose plusieurs conditions à l’exercice de ce droit de dérogation. La décision dérogatoire doit en effet être justifiée par « un motif d’intérêt général et l’existence de circonstances locales », demeurée compatible avec les engagements internationaux et européens de la France, ne pas mettre en péril les intérêts de la défense et de la sécurité des personnes et des biens, tout ceci afin de s’ancrer dans un objectif « d’alléger les démarches administratives, de réduire les délais de procédure ou de favoriser l’accès aux aides publiques ».

D’après le communiqué de presse du Ministère de l’intérieur accompagnant ce décret, l’objectif du droit de dérogation a évolué, il s’agirait aujourd’hui d’assurer « la proximité et la capacité à garantir l’égalité républicaine », afin de « faciliter la vie des français » ainsi que « la reprise de notre pays » à la suite de la crise sanitaire du COVID-19.

Or, l’examen du texte de ce décret à la lumière du rapport d’information sénatorial publié en juin 2019 dressant un premier bilan des expérimentations du droit de dérogation ne soulage pas nos premières inquiétudes de juriste, loin de là. Plusieurs critiques demeurent quant au principe-même du droit de dérogation (1.), lesquelles sont amplifiées par les modalités d’exercice de ce droit telles que définies par le décret du 8 avril 2020 (2.).

1. Le faux-semblant de la simplification par la dérogation.

L’adoption du droit de dérogation reconnu au préfet est une réaction à la prolifération normative actuelle dans divers domaines réglementaires, dont celui de la protection de l’environnement. La succession des réformes accumule les règles de droit, provoquant la création de régimes juridiques que certains jugent trop complexes et dissuasifs pour toute activité économique.

Bien que la nécessité d’une refonte de la législation et des règlementations ne puisse être niée, le remède choisi par le gouvernement apparait comme étant à la fois une source de préoccupations quant à son impact sur la protection de l’environnement, mais également un régime ne tenant pas toutes ses promesses en matière de simplification administrative.

A. Un risque d’accroissement des inégalités.

Par définition, le droit de dérogation créée une plus grande diversité s’agissant des cadres réglementaires applicables aux décisions préfectorales individuelles. Cette disparité accrue des décisions individuelles provoquera des conséquences administratives et contentieuses.

Tout d’abord, il convient de rappeler que le principe d’égalité des administrés devant les charges publiques permet, même en présence d’une décision individuelle régulière, de soulever la responsabilité sans faute de l’administration. Cette rupture doit pour cela provoquer un dommage anormal et spécial par rapport à ce que doit supporter normalement un administré [2] . Le droit de dérogation vient alors se heurter frontalement à ce principe. Seules les futures décisions jurisprudentielles pourront déterminer si, par exemple, une dérogation accordée par un préfet de département qui aura permis à un exploitant de remporter un appel d’offre national causera ou non un préjudice anormal et spécial aux autres candidats, soumis aux prescriptions d’un préfet moins conciliant.

On comprend alors que le préfet du Haut-Rhin, dont les propos sont recueillis dans le rapport sénatorial du 11 juin 2019 [3] , n’a pas accueilli le pouvoir de dérogation avec enthousiasme, notamment en raison « de la brèche qu’il semblait ouvrir pour le principe d’égalité  », laquelle donnerait « l’impression d’un Etat arbitraire prenant des décisions différentes en fonction des demandeurs et des collectivités territoriales concernées ».

Outre ce risque, le pouvoir reconnu au préfet de déroger au droit national laisse redouter deux types de comportement délétères s’agissant de l’une de ses compétences les plus importantes, la protection de l’environnement sur son territoire.

Tout d’abord, le préfet peut revêtir le rôle de maître d’ouvrage d’un projet soumis à un régime administratif particulier tout en étant l’autorité chargée de faire appliquer ce-même régime. Il se créée alors une potentielle situation de conflit d’intérêt. Ce point d’attention a, par exemple, déjà été soulevé par l’Autorité environnementale dans son avis relatif au pouvoir du préfet en matière d’évaluation environnementale au cas par cas [4].

Dans une telle situation, on peut redouter qu’un préfet venant porter un projet dont un service ou établissement public relevant de sa tutelle est maitre d’ouvrage soit tenté de lui faire bénéficier d’un ensemble de dérogations. En l’absence de toute garantie prévue par les textes, aucune limitation ne semble empêcher une telle pratique de self-dérogation.

Le pouvoir de dérogation suscite de surcroît une autre crainte : provoquer un nivellement par le bas des normes de protection de l’environnement.

En effet, le but du pouvoir de dérogation octroyé au préfet étant notamment de simplifier les procédures administratives, il permet de favoriser les activités économiques sur un territoire.

Or, dans un tel contexte, une situation de compétition entre les départements ou les régions pourrait naître afin d’attirer une majorité d’activités économiques. L’expérience, notamment étrangère, montre qu’une telle compétition entraine nécessairement une régression locale des normes environnementales, urbanistiques et culturelles [5].

L’octroi d’un droit de dérogation aux préfets est donc susceptible de favoriser les inégalités entre les territoires et de provoquer un nivèlement par le bas des normes de protection environnementales. La contrepartie de cet inconvénient considérable serait la facilitation et l’accélération de la prise de décision administrative au niveau local. Or, les premiers retours d’expérience montrent que cet objectif est loin d’être garanti.

B. La complexification de la prise de décision dérogatoire.

Les exemples mis en avant afin de justifier le droit de dérogation symbolisent deux difficultés majeures : les procédures administratives, notamment celles liées à la protection de l’environnement (ICPE et loi sur l’eau en tête), sont trop longues et trop complexes. Certains projets auraient ainsi échoué à recevoir les autorisations idoines en raison de règles multiples et contradictoires.

Le droit de dérogation représente-t-il alors une solution efficace ?

Tout d’abord, il importe de rappeler que la jurisprudence du Conseil d’Etat, soucieuse de restreindre les situations où la complexité des procédures porterait une atteinte disproportionnée à la bonne tenue de projets économiques, a permis au juge de moduler son pouvoir d’annulation. En effet, la fameuse décision Danthony du 23 décembre 2011 [6]. pose une condition à l’annulation d’une décision administrative. D’après cet arrêt de principe, seuls les vices de nature à exercer une influence sur le sens de la décision prise ou qui ont privé les intéressés d’une garantie sont de nature à entacher ladite décision d’illégalité. Autrement dit, toute irrégularité de forme qui n’aurait pas eu l’un des effets précités sera bénigne pour la décision administrative. Les contraintes procédurales jugée « absurdes » sont donc d’ores et déjà mises à l’écart.

En outre, s’agissant du contentieux des autorisations environnementales, ce dispositif a été renforcé par l’article L.181-18 du code de l’environnement, lequel permet au juge administratif de ne pas annuler une autorisation de ce type dans son intégralité lorsque seule son instruction par l’administration est viciée. Mieux encore, cet article permet au juge de surseoir à statuer sans suspendre les effets de l’autorisation soumise à son examen jusqu’à régularisation de cet acte par les parties.

On le voit, le juge administratif possède donc déjà un pouvoir souple et adaptatif afin d’éviter qu’une procédure, jugée trop complexe, vienne freiner d’une manière jugée disproportionnée les projets industriels et d’infrastructures.

Pourtant, le droit de dérogation va au-delà de cette approche en intégrant dans le droit positif une possibilité, pour l’administration elle-même, d’y déroger.

Or, intégrer un tel pouvoir d’adaptation casuistique au sein de l’administration n’est pas sans conséquence pour ses services. Le rapport d’information sénatorial de juin 2019 indique en effet que « la dérogation peut compliquer l’instruction et rallonger son délai. Elle oblige les services à s’interroger, voire à procéder à des recherches juridiques là où l’application mécanique de la réglementation irait beaucoup plus vite, pour aboutir à un refus. […] si les cas devenaient nombreux, cela pourrait nécessiter un temps d’examen significatif par le préfet, qui doit décider lui-même des dérogations éventuelles. Mais il en résulterait aussi une pression nouvelle en termes de charge de travail sur les services instructeurs » [7] .

Plus encore, là où la reconnaissance d’un droit de dérogation par décret devrait apporter une sécurité juridique renforcée aux décisions administratives, elle pourrait au contraire constituer un nouveau point faible contentieux.

En effet, l’application du droit de dérogation implique de respecter les conditions réglementaires qui l’encadrent. Dès lors, toute décision dérogatoire devra respecter les contraintes réglementaires qui lui sont habituellement applicables – à l’exception de celles écartées par la dérogation dont elle bénéficie – mais également celles qui régissent le droit de dérogation.

Cet empilement de contraintes multiplie alors les potentiels arguments contentieux permettant de remettre en cause une décision administrative.

Pour cette raison, le préfet du Haut-Rhin soulignait, dans ses propos repris dans le rapport sénatorial de juin 2019, qu’une « décision prise sur dérogation s’avère plus fragile juridiquement » et que « dans quelques cas, des organisations professionnelles, notamment agricoles, ont demandé d’écarter l’application [du droit de dérogation] par crainte d’une multitude de dérogations  » [8].

Il est en effet fort probable que les requérants saisissent systématiquement le juge administratif afin que ce dernier vérifie la bonne application du droit de dérogation, notamment lorsque ses conditions d’application sont imprécises et sujettes à interprétation.

Il résulte donc des observations précitées que le principe même du droit de dérogation entrainera une charge supplémentaire pour l’administration ainsi qu’un levier supplémentaire d’action pour les requérants contre les décisions dérogatoires.

La mesure de l’impact du droit de dérogation sur les procédures administratives dépend alors du régime que le gouvernement a défini pour l’encadrer.

2. Les modalités critiquables de mise en œuvre du droit de dérogation.

A. Un objectif affiché de simplification des procédures, au détriment du droit de l’environnement.

Le décret du 8 avril 2020 permet de déroger à diverses dispositions réglementaires, dont celles relatives à la protection de l’environnement, afin d’atteindre plusieurs objectifs :

Pourtant, en matière de protection de l’environnement particulièrement, l’existence d’un socle législatif et réglementaire non dérogatoire à l’échelon national est un verrou contre l’arbitraire. Chaque réglementation est constituée de principes lesquels font l’objet d’adaptations pour prendre en compte les problématiques « du terrain ». Ces adaptations s’appellent des exceptions et sont prévues par la réglementation nationale.

Permettre aux préfets, dont la mission est de faire appliquer la réglementation nationale, de déroger localement à des règles déjà atténuées par les exceptions prévues par les textes engendre un risque majeur de développement d’un « droit à la carte ».

Si le texte succinct du décret n’encourage pas directement le développement d’un droit infranational, la mise en œuvre du recours à la dérogation lors de la phase d’expérimentation a bien eu cet effet.

Le rapport sénatorial publié en juin 2019 [9] démontre que la dérogation n’a parfois pas été utilisée pour simplifier localement des normes réglementaires nationales mais aussi pour écarter l’application de pans entiers de la réglementation.

Ainsi, en Vendée, le préfet s’est réjoui du dispositif qui a permis un gain de dix-huit mois pour la construction d’une digue. Ce délai réduit a été rendu possible par le recours à la dérogation « en permettant d’écarter l’étude d’impact et l’enquête publique et d’obtenir une dispense d’autorisation avant d’engager les travaux » [10]. Ce même préfet a également soustrait à l’enquête publique et à l’étude d’impact un projet de parc éolien, alors même que ces opérations présentent des enjeux environnementaux majeurs.

Comment estimer, dans ces cas précis, que la dérogation n’a pas eu pour effet « de contrevenir à des normes de niveau législatif et constitutionnel ou à engagements européens », limite au droit de dérogation précisée par le Ministère de l’Intérieur dans sa circulaire d’application ?

D’une part, le droit de dérogation, s’il n’a pas pour objet de faire reculer la protection de l’environnement est bien susceptible d’avoir cet effet, et ce malgré l’existence d’un principe de non-régression dans ce domaine. Ce principe, consacré par la loi pour la reconquête de la biodiversité du 8 août 2016, énonce que la protection de l’environnement, assurée par les dispositions législatives et réglementaires relatives à l’environnement, ne peut faire l’objet que d’une amélioration constante.

Pourtant, saisi par les Amis de la Terre d’un recours en annulation à l’encontre du décret du 29 décembre 2017 relatif à l’expérimentation du droit de dérogation, le Conseil d’État a considéré que ce principe n’était pas méconnu dans la mesure où le décret « ne permet pas de déroger à des normes réglementaires ayant pour objet de garantir le respect de principes consacrés par la loi tels que le principe de non-régression ». Autrement dit, le Conseil d’État a considéré que le principe de non-régression n’était pas méconnu car tel n’était pas directement l’objet du décret. Le Conseil d’État s’est attaché uniquement à l’objet imprécis du décret et non à ses effets attendus. Or, dans la mesure où les décisions de dérogations ne seront pas réglementaires, l’appréciation des préfets ne pourra jamais être contrôlée à la lumière du principe de non-régression, qui perd alors sa fonction première.

D’autre part, le droit de dérogation est également susceptible de s’opposer frontalement aux directives européennes transposées en droit français.

B. Un risque de contradiction avec le droit européen.

Les directives n°2001/42/CE et n°2011/92/UE ont posé le principe d’une évaluation de certains plans et programmes ainsi que des projets publics et privés susceptibles d’avoir des incidences notables sur l’environnement, préalablement à leur adoption [11]. La France a transposé ces dispositions et précisé la nature des projets soumis à cette procédure ainsi que les seuils applicables.

Le décret du 8 avril 2020 pose alors pour condition à toute dérogation d’être « compatible avec les engagements européens et internationaux de la France ».

Le rapport sénatorial réalisé à mi-parcours de l’expérimentation a fait état du fait que, parmi les deux préfets entendus, le préfet du Haut-Rhin refusait de déroger à tout texte transposant une directive tandis que le préfet de Vendée « sembl[ait]avoir une vision plus souple puisqu’il a accordé des dérogations à des dispositions du code de l’environnement fondées sur des directives » [12] , s’agissant notamment des travaux soumis à étude d’impact. Le respect de la directive est alors expliqué par le préfet par l’imprécision de celle-ci, qui n’indique pas la nature des travaux concernés et les seuils de l’étude d’impact, qui sont fixés par le droit national. Le dispositif législatif national fait alors écran entre la décision préfectorale et le droit européen.

Une telle approche est critiquable dans la mesure où, en mars 2019, la France a reçu une mise en demeure de la Commission européenne du fait d’une législation nationale qui « semble exclure certains types de projets des procédures d’évaluation des incidences sur l’environnement et fixer des seuils d’exemption inadaptés pour les projets ».

En matière d’évaluation environnementale, la dérogation est donc susceptible de venir assouplir des normes nationales déjà jugées contraires au droit européen.

Certes, la dérogation est individuelle, mais son impact n’en est pas moins important tant la biodiversité, la ressource en eau ou la qualité de l’air sont impactées régulièrement par des projets individuels. Évidemment, la dérogation n’a pas vocation à avoir une portée générale puisque dans le cas contraire elle se substituerait à la loi ou aux règlements sur des portions de territoire. Toutefois, en pratique, ce défaut de portée générale n’empêche pas les dérogations de devenir parfois systématiques, au point d’entrer en contradiction avec les normes qui leur sont supérieures.

C. Comparaison avec le dispositif de dérogations « espèces protégées ».

Le décret du 8 avril 2020 pose une autre condition à l’exercice du droit de dérogation, le fait qu’il doive être justifié par « un motif d’intérêt général  ». Or Le régime de dérogations à l’interdiction de destruction des espèces protégées est une parfaite illustration d’un phénomène de systématisation de dérogation basée sur une telle condition.

Pour mémoire, le code de l’environnement [13] pose un principe d’interdiction de la destruction des espèces protégées et de leurs habitats. Il introduit une possibilité de dérogation (i) « à condition qu’il n’existe pas d’autre solution satisfaisante », (ii) « que la dérogation ne nuise pas au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle » et (iii) qu’elle entre dans l’un des motifs dérogatoires prévus par l’article, et notamment l’existence de « raisons impératives d’intérêt public majeur » [14] .

Localement, ces dérogations sont examinées par les préfectures.

L’analyse du contentieux des dérogations « espèces protégées » effectuée par la DREAL Occitanie au début de l’année 2020 est riche d’enseignements. Cette synthèse a conduit à l’analyse de 125 décisions de justice rendues depuis 2010. Le constat est sans appel : dans plus de la moitié des décisions rendues (56%), le juge administratif a suspendu ou annulé les arrêtés préfectoraux de dérogation. Dans 45% des cas, l’annulation a résulté de l’absence de raisons impératives d’intérêt public majeur tandis que dans 12% des affaires, l’analyse de solution alternative satisfaisante faisait défaut.

Les demandes de dérogation « espèces protégées » sont devenues une formalité pour les porteurs de projet et sont très généralement accordées par les préfets. L’augmentation des dérogations accordées est allée de pair avec la densification du contentieux en la matière, ce qui fragilise les projets.

Par ailleurs, les décisions de dérogation démontrent une méconnaissance du cadre juridique applicable à ce dispositif et notamment de la notion d’intérêt public qui conditionne son application. En effet, la jurisprudence est venue préciser que l’intérêt public du projet résulte de son caractère impératif et majeur, lequel fait généralement défaut.

Dès lors, l’octroi aux préfets d’un pouvoir de dérogation fondé sur l’existence d’un intérêt général est source d’inquiétudes tant ce critère est mal maîtrisé.

D. L’imprécision de la notion de « circonstances locales ».

Le recours à la dérogation doit également être justifié par l’existence de circonstances locales. Loin de rassurer, cette condition renforce le pouvoir d’appréciation des préfets dans le recours à ce dispositif.

En effet, la définition des « circonstances locales » est très imprécise, ce qu’admettent les sénateurs qui se sont penchés sur le dispositif.

Le Conseil d’État a eu l’occasion de se prononcer sur cette notion par onze arrêts du 19 avril 1963 dans lesquels il avait admis l’existence de circonstances locales particulières pour valider l’interdiction de projection d’un film. Dans ces affaires, le Conseil d’État a considéré que les circonstances locales particulières résultaient de la composition de la population, la protestation émanant des milieux locaux et l’attitude prise par diverses personnalités représentant ce milieu. Ces critères sont difficilement transposables au recours à la dérogation par les préfets en matière environnementale.

Les préfets ne peuvent donc se reposer sur aucun critère jurisprudentiel leur permettant d’apprécier l’existence de circonstances locales. Ce vide juridique fragilise d’autant plus leurs décisions lorsque celles-ci sont portées devant le juge administratif. Ainsi, en matière d’installations classées, la Cour administrative d’appel de Nantes [15] a récemment annulé un arrêté préfectoral autorisant l’implantation d’un silo sous hangar dérogeant aux distances d’implantation par rapport aux tiers en invalidant les circonstances locales invoquées par le préfet. L’appréciation du préfet résultait davantage d’éléments de fait propres à l’organisation de l’exploitation agricole que de réelles circonstances locales.

Là est le revers de la proximité voulue par le gouvernement : les préfets, largement soumis aux pressions locales, peuvent être tentés de justifier des intérêts particuliers par un intérêt général.

Cette proximité a également pour effet de déresponsabiliser le gouvernement qui, en ouvrant le droit de dérogation aux préfets, « n’a nul besoin de remettre en cause le fonctionnement des grandes directions de l’État, d’actualiser le mode de management des hauts fonctionnaires parisiens, ni d’assumer la responsabilité de remettre en cause le principe de précaution, si souvent au fondement des normes. Non, toute la tâche revient aux préfets et, avec elle, la responsabilité éventuelle » [16].

Andréa Rigal-Casta Avocat associé au sein du cabinet Géo Avocats Barreau de Paris

[1Décret n°2020-412 du 8 avril 2020 relatif au droit de dérogation reconnu au préfet

[2Voir en cela CE 15 novembre 2000, CCI de Colmar et du centre Alsace, n°207144.

[3Rapport d’information du Sénat, « Réduire le poids des normes en aval de leur production : interprétation facilitatrice et pouvoir de dérogation aux normes », Messieurs les sénateurs Jean-Marie Bockel et Mathieu Darnaud, 11 juin 2019, p.23.

[4Avis délibéré de l’Autorité environnementale sur le projet de décret portant réforme de l’autorité environnementale et des décisions au cas par cas, 5 février 2020.

[5Voir en cela l’exemple de la Chine qui a constaté, jusqu’en 2014, que le premier frein à l’application de son droit de l’environnement était la compétition entre les Provinces, lesquelles étaient garantes de la mise en œuvre de ce droit.

[6CE 23 décembre 2011, Danthony, n°335033

[7Rapport d’information du Sénat, « Réduire le poids des normes en aval de leur production : interprétation facilitatrice et pouvoir de dérogation aux normes », Messieurs les sénateurs Jean-Marie Bockel et Mathieu Darnaud, 11 juin 2019, p.25.

[8Ibid, p.24.

[9Bilan intermédiaire réalisé sur la base de 61 dérogations accordées au 20 mars 2019, contre 183 à l’issue de la phase d’expérimentation en décembre 2019.

[10Rapport d’information du Sénat, « Réduire le poids des normes en aval de leur production : interprétation facilitatrice et pouvoir de dérogation aux normes », Messieurs les sénateurs Jean-Marie Bockel et Mathieu Darnaud, 11 juin 2019, p.25.

[11La Directive 2001/42/CE du 27 juin 2001 concernant l’évaluation des incidences de certains plans et programmes sur l’environnement a posé un principe d’évaluation environnementale de certains plans et programmes susceptibles d’avoir des incidences notables sur l’environnement, préalablement à leur adoption. Cette Directive a été complétée en 2011 par une Directive 2011/92/UE du 13 décembre 2011 qui vise les cette fois-ci les projets publics et privés. L’article 2 de cette dernière Directive indique que « les États membres prennent les dispositions nécessaires pour que, avant l’octroi de l’autorisation, les projets susceptibles d’avoir des incidences notables sur l’environnement, notamment en raison de leur nature, de leurs dimensions ou de leur localisation, soient soumis à une procédure de demande d’autorisation et à une évaluation en ce qui concerne leurs incidences sur l’environnement ».

[12Rapport d’information du Sénat, « Réduire le poids des normes en aval de leur production : interprétation facilitatrice et pouvoir de dérogation aux normes », Messieurs les sénateurs Jean-Marie Bockel et Mathieu Darnaud, 11 juin 2019, p.30.

[13Article L.411-1 du code de l’environnement.

[14Article L.411-2 du code de l’environnement.

[15Cour administrative d’appel de Nantes, 20 décembre 2019, 18NT03000 – 18NT03328.

[16Rapport d’information du Sénat, « Réduire le poids des normes en aval de leur production : interprétation facilitatrice et pouvoir de dérogation aux normes », Messieurs les sénateurs Jean-Marie Bockel et Mathieu Darnaud, 11 juin 2019, p.8.