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Covid-19 : les enseignants peuvent-ils exercer leur droit de retrait le 11 mai ? Par Pierrick Gardien, Avocat.
Parution : jeudi 23 avril 2020
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Signe le plus visible du déconfinement progressif annoncé par le Président de la République, la France s’apprête à rouvrir ses écoles. Mais cette réouverture a été immédiatement jugée hâtive par certains enseignants qui ont fait connaître leur intention d’exercer leur droit de retrait pour ne pas reprendre le travail afin d’éviter d’être infectés par le coronavirus covid-19. Les réactions politiques n’ont pas tardé. François Bayrou jugeait ainsi le 19 avril « un droit de retrait des enseignants ne serait pas civique à mon sens ».
On fait le point juridiquement.

Si le droit de retrait des enseignants après le 11 mai devra nécessairement s’envisager au cas par cas et ne pas être généralisé (1), l’Etat peut également voir sa responsabilité engagée en maintenant coûte que coûte en classe des agents « à risque » pendant l’épidémie (2).

1. Le droit de retrait des enseignants doit s’envisager au cas par cas.

Comme tous les fonctionnaires, les enseignants sont astreints à un strict devoir d’obéissance hiérarchique. Par la profession spécifique qu’ils ont librement choisi de rejoindre, les enseignants doivent donc obéissance à l’Etat qui les emploie.

Cependant, cette obligation est tempérée par l’existence d’un droit de retrait leur permettant de désobéir de manière exceptionnelle si la situation le justifie.

Le droit de retrait ne peut être exercé qu’en cas de situation professionnelle présentant un danger grave et imminent  pour la santé physique de l’agent :
- L’agent doit alerter immédiatement sa hiérarchie de toute situation de travail dont il a un motif raisonnable de penser qu’elle présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé ainsi que de toute défectuosité qu’il constate dans les systèmes de protection ;
- Il peut se retirer d’une telle situation ;
- Aucune sanction disciplinaire ni aucune retenue de salaire ne peut être prise à l’encontre d’un agent qui s’est retiré d’une telle situation ;
- L’autorité administrative ne peut pas demander à l’agent qui a fait usage de son droit de retrait de reprendre son activité tant que persiste ce danger grave et imminent.

En revanche, l’agent qui abuse du droit de retrait en l’exerçant dans une situation qui ne le justifie pas s’expose à des sanctions disciplinaires pouvant aller jusqu’au licenciement pour abandon de poste. 

La question est donc la suivante : la reprise des classes imposée à partir du 11 mai aux enseignants constitue-t-elle une situation de danger grave et imminent justifiant leur droit de retrait compte tenu de la circulation active du coronavirus covid-19 sur notre territoire ?

Deux hypothèses semblent devoir être distinguées :
- Un exercice généralisé du droit de retrait des enseignants à partir du 11 mai sera fragilisé juridiquement compte tenu notamment des mesures que s’apprête à prendre le gouvernement pour adapter le service public à la situation sanitaire. A tout le moins, il conviendra de surveiller les mesures prises (ex : limitation des effectifs des classes, distanciation sociale, fourniture de masques et de gels hydroalcoolique, etc.) sur lesquelles le juge administratif exercera son contrôle le cas échéant. Plus les mesures prises pour protéger les agents seront importantes, plus la caractérisation d’un danger « grave et imminent » justifiant le droit de retrait sera délicate ;
- En revanche, pour certains agents considérés comme « à risque » au regard de l’état des connaissances scientifiques sur le covid-19, c’est-à-dire les enseignants âgés ou pouvant justifier médicalement d’une pathologie particulière (ex : diabète, maladies respiratoires, etc.) l’exercice du droit de retrait pourrait au cas par cas s’envisager. En tout état de cause, il sera nécessaire que l’agent puisse justifier, au besoin devant le juge, de la réalité de la pathologie en question, qui ne saurait pouvoir reposer sur de simples allégations (des certificats médicaux seront nécessaires). Toute pathologie ne pourra pas en outre justifier le droit de retrait des enseignants, là encore en fonction de la consistance des mesures prises par le gouvernement pour protéger les agents dans les classes.

Le juge administratif examinera le cas échéant la légalité du retrait d’un agent au cas par cas au regard de l’importance et de la réalité des mesures prises par l’administration et de la pathologie invoquée.

Mais le fait d’imposer à tous les enseignants de reprendre le travail le 11 mai n’est pas sans risque pour l’Etat.

2. L’Etat peut engager sa responsabilité.

Il est intéressant de rapprocher la situation actuelle de reprise des classes pendant l’épidémie de coronavirus covid-19 d’un précédent jurisprudentiel rendu par le Conseil d’Etat le 6 novembre 1968.

Le contexte était alors le suivant : l’Etat maintient les classes pour tous ses agents sans distinction pendant une épidémie de rubéole qui frappe la ville de Sancerre aux mois de mai et juin 1951 et dont ont connaissance les pouvoirs publics.

Une institutrice des cours préparatoire et élémentaire à l’école des filles de Sancerre, Madame Saulze, est donc maintenue en poste comme tous les agents alors même qu’elle est enceinte. Son enfant Pierre va naître avec de graves infirmités par la suite (diminution de l’activité rétinienne et surdité). Le Conseil d’Etat jugera alors que :

« Dans le cas d’une épidémie de rubéole, le fait, pour une institutrice en état de grossesse, d’être exposée en permanence aux dangers de la contagion comporte pour l’enfant à naître un risque spécial et anormal qui, lorsqu’il entraîne des dommages graves pour la victime, est de nature à engager, au profit de celle-ci, la responsabilité de l’Etat » CE, 6 novembre 1968, Dame Saulze

Il en résulte que l’Etat peut engager sa responsabilité sans faute au regard d’agents publics qu’il aurait maintenu en fonction sans considération de leurs particularités (théorie de la « situation dangereuse » engageant la responsabilité sans faute pour risque de l’Etat).

Par hypothèse, la responsabilité de l’Etat pourrait donc être engagée si le ministre de l’Éducation nationale s’oppose à l’exercice légitime du droit de retrait d’un agent « à risque » en le maintenant coûte que coûte en classe pendant l’épidémie de coronavirus covid-19 si ce dernier venait malheureusement à contracter la maladie en service. Se posera toutefois pour l’agent ou ses ayants droit la question de la preuve puisqu’il faudra démontrer au juge le lien avec le service.

Même dans l’hypothèse d’une épidémie comme le coronavirus covid-19, le droit de retrait ne doit donc pas être exercé à la légère par les enseignants à partir du 11 mai prochain. Mal utilisé et portant atteinte au principe de continuité du service public, il expose les agents à des sanctions disciplinaires et peut ajouter de la crise à la crise en paralysant la vie sociale et économique du pays après le confinement.

En revanche, l’Etat devra veiller à protéger ses agents les plus vulnérables, sauf à risquer de voir sa responsabilité engagée.

Pierrick Gardien Avocat Droit Public Barreau de Lyon [->contact@sisyphe-avocats.fr] 07 80 99 23 28 http://www.sisyphe-avocats.fr/ http://twitter.com/avocatpublic
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