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L’Avocat, le Covid-19 et la Société (3) : les spécificités de l’avocat face à la crise.
Parution : mercredi 6 mai 2020
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C’est une crise sans précédent que connaît en 2020 la profession d’avocat en France, mais s’inscrit-elle dans une trajectoire plus globale ? Quels enseignement en tirer ?
Le Village de la Justice vous propose une chronique en 3 actes et 4 interviews croisés exclusifs, pour prendre du recul.
Après la question de départ qui conditionne toute remise en question ("le marché du droit est-il vraiment en train de se transformer ?") et une discussion sur l’ampleur du changement actuel, demandons-nous si l’avocat n’est pas victime des spécificités de sa profession... ou bien s’il peut en tirer une force, à nouveau.

Marine Cahn,
Ancienne avocate d’affaires
Partner LEXD

"Ce qui revient souvent dans les rencontres avec les avocats en ce moment" nous a dit Marine Cahn, ancienne avocate d’affaires et désormais Coach des avocats chez LEXD, "c’est la difficulté de vivre de cette profession avec un certain degré de certitude et de régularité.

Pendant la période de confinement, les avocats auront connu des « levés de stylo », la quasi-impossibilité de facturer leurs clients, des ruptures de contrats de collaboration, un développement de clientèle à l’arrêt. Ceux qui ont réussi à maintenir un certain niveau d’activité depuis le début du confinement m’ont tous dit : « j’ai vraiment de la chance  »."

Dans quelle mesure les fondamentaux de la profession d’avocat, sa déontologie, sa culture, peuvent-ils être des freins ou au contraire des incitations à l’évolution ?

"C’est une question classique, mais qu’il est bon de se reposer régulièrement" estime Louis Buchman, avocat et membre du Conseil National des Barreaux.

Louis Buchman,
Avocat aux Barreaux de Paris et de New York, membre du CNB
Ancien membre du Conseil de l’Ordre des Avocats de Paris

Le Village de la Justice m’avait interviewé le 13 mai 2016 et j’avais répondu à cette même question par la négative, la déontologie n’est pas un frein, c’est un avantage concurrentiel qui assure à la profession sa compétitivité collective. Je vous fais la même réponse aujourd’hui.
Mais de là à tomber dans le laudatif et de dire que les fondamentaux de la profession incitent à l’évolution, certainement pas.

Là aussi, je voudrais me référer à un de mes articles, intitulé l’avocat face aux start-up du droit, paru en février 2016 dans une des revues de Dalloz.
J’avais écrit cet article au sortir de mes trois ans au conseil de l’ordre des avocats de Paris, pour faire part de ma conviction que la déontologie est une matière vivante et que comme toute tradition, elle doit de temps à autre se dépoussiérer pour rester pertinente, ou alors certains de ses aspects deviennent effectivement des freins.
Heureusement, le Conseil National des Barreaux y veille en faisant régulièrement évoluer le Règlement Intérieur National de la profession.

En fait l’avocat, en raison de sa culture conservatrice acquise dès la première année des études de droit, résiste le plus souvent par réflexe à l’innovation, même lorsqu’il est tenté par elle, et c’est évidemment la même chose pour les ordres d’avocats, qui sont dirigés par des avocats.
L’ancien garde des sceaux, Jacques Toubon, actuel défenseur des droits, me disait gentiment après une visite à son grand bureau de la Place Vendôme « Vous les avocats, il faut vous botter le derrière pour que vous vous bougiez » et il n’avait pas tort, car il aime les avocats."

Cette crise a peut-être montré un paradoxe pour "l’entreprise Avocat" : alors que le besoin de droit a fortement augmenté, l’activité facturée des avocats s’est quasiment arrêtée. Qu’est-ce que cela peut nous inspirer ?

"Je ne vois pas pour ma part de paradoxe" poursuit Louis Buchman. Le besoin de droit, vous avez raison, a fortement augmenté, et je suis prêt à tenir le pari qu’il augmentera encore.
L’activité des avocats au plan de sa facturation, et vous avez à nouveau raison de le dire, est quasiment à l’arrêt.
Mais selon moi, la raison en est due à l’absence évidente de capacité contributive du public en ce moment.
Cela va repartir.

Déjà, je connais des collaborateurs qui travaillent jusqu’à 2 heures du matin en télétravail sur des gros dossiers immobiliers ou de due diligence d’acquisitions, pour des transactions qui vont sortir dès que ce sera possible, donc sous peu.

Par ailleurs, il y a une grande propension à l’altruisme dans notre profession, à faire le bien autour de nous, à donner des conseils gratuits dans les mairies, à ne pas faire passer l’intérêt général après nos intérêts pécuniaires.
C’est dans notre déontologie, l’intérêt du client doit toujours passer avant le nôtre.
C’est aussi la conception judéo-chrétienne, toute bonne action aura sa récompense.
Vous avez ainsi vu fleurir sur énormément de sites d’avocats des informations expliquant au public ses droits en cette période de crise sanitaire et économique.

"L’avocat a toujours eu et conserve son utilité sociale, (...) pas directement corrélée, et tant mieux, avec des considérations financières."

Ce que cela peut, et même doit nous inspirer, c’est que l’avocat a toujours eu et conserve son utilité sociale, et que celle-ci n’est pas directement corrélée, et tant mieux, avec des considérations financières, avec la facturation et la profitabilité.
Tant que l’avocat répond à un besoin social, il existera.

Ce qui est pour moi très difficile à admettre en revanche, c’est la posture, le nombrilisme, le réflexe corporatiste, les combats d’arrière-garde, voire de s’arc-bouter sur des rentes de situation totalement obsolètes et injustifiées.
Prenons l’exemple de la Directive Services de 2006, dont la profession a combattu la proposition, en arguant qu’elle ne devait pas s’appliquer à elle.
Elle a perdu, et la Directive Services non est applicable, et tant mieux, car nous sommes bien une profession de services.
Que les services que nous rendons soient d’une nature particulière, j’en suis entièrement d’accord, mais il n’en reste pas moins que ce sont des services.

Autre exemple, la postulation, le fait que la représentation par avocat devant les tribunaux où elle est obligatoire doive nécessairement être faite par un avocat inscrit au barreau de ce tribunal, est une survivance moyenâgeuse du temps où les routes étaient peu sûres et les déplacements difficiles.
A l’heure de la communication électronique avec les tribunaux, elle n’a plus aucun sens, à part celui d’éviter à une partie de mes confrères qui vivent plutôt bien de cette taxe cachée sur le justiciable, de devoir chercher d’autres sources de revenus.

On invoque pour défendre son maintien le risque de création de déserts judiciaires.
C’est comme si on voulait défendre le maintien des pigeons voyageurs parce que la poste est incertaine.
Bref, un peu de courage politique et de vision constructive de l’avenir, et tout ira mieux."

Dan Kohn
Directeur de la prospective pour le Groupe Septeo

Pour Dan Kohn, Directeur de la prospective pour le Groupe Septeo, "L’avocat considère trop que sa facturation est liée, soit à un RDV physique, soit à une audience. Repenser la valorisation de son offre de professionnel du Droit est un enjeu évident. L’avocat d’aujourd’hui doit faire du marketing de l’offre tout autant qu’il doit segmenter son marché. Sa facturation viendra demain d’avantage de sa capacité à être un partenaire au quotidien pour des services juridiques dont la demande est grandissante, qu’un marchand d’actes ponctuel lors d’une procédure judiciaire.

D’autant que cet épisode que nous traversons nécessite une prise de décision en cycle court, de faire un audit des contrats, de réviser les clauses en y apportant de nouvelles mentions, de préparer des dossiers qui viendront alimenter un afflux de contentieux dans plus d’une dizaine de matières de droit avec des sujets transverses et connexes. Sans compter toutes les nouvelles problématiques de droit qui émergent et les nouveaux besoins que cela génèrent pour des personnes (physiques et morales), qui pour une situation donnée se tourneront assurément vers un professionnel du droit car les enjeux pour beaucoup sont trop importants.

L’enjeu culturel est de taille. Mais l’enjeu pécuniaire pour tous les cabinets l’est encore d’avantage !"

Un cheminement de réflexion qui nous amènera vers le Salon Transformations du Droit, l’édition 2020 augmentée du Village de la Legaltech, co-organisé depuis 5 ans par Le Village de la Justice et OpenLaw.
Carrefour des évolutions du droit, ce rendez-vous propose une expérience nouvelle aux participants avec la possibilité de moduler son parcours grâce à ces formats variés : grandes conférences, ateliers collaboratifs et d’idéation, séances de pitchs, exposition et démonstration d’outils.
Cette rencontre entre acteurs du monde du droit, utilisateurs, étudiants et entrepreneurs, sera l’occasion, comme lors des précédentes éditions, d’analyser et de travailler sur les transformations qui agitent les métiers du Droit et le Droit lui-même. Juristes de près ou de loin, à vos agendas ! (19 et 20 novembre 2020 au Palais des congrès, Paris.

Rédaction du village