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Urbanisme : sursis sur sursis ne vaut… pas complétement. Par Romain Bernier, Avocat.
Parution : mardi 12 mai 2020
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Le commentaire de l’arrêt de la CAA de Nantes du 8 novembre 2019 [1] permet :
1/ de souligner l’évolution de la rédaction des décisions des juridictions administratives ;
2/ de mieux définir la notion de sursis à statuer ;
3/ de rappeler une évidence : on n’échappe pas aux délais légaux.

1/ Il y a un petit peu plus d’un an, le Conseil d’Etat publiait son Vade-mecum [2] relatif aux « nouveaux modes de rédaction des décisions », préconisant l’abandon du « considérant » et l’utilisation d’un style plus direct, se voulant plus clair.

Après plus d’un an d’évolution, les juridictions administratives semblent avoir largement adopté cette méthode de rédaction.

Cet arrêt de la CAA de Nantes illustre parfaitement une volonté pédagogique. Les étudiants et les lecteurs profanes n’auront pas à décortiquer les visas pour bien comprendre les faits et l’enchainement des arrêtés contestés et des décisions (ordonnances et jugement) du juge de première instance.
La répétition du procédé utilisé par le maire pour enchainer les différents refus n’a d’ailleurs pas dû simplifier la tâche de rédaction…

2/ Le sursis à statuer permet à l’autorité décisionnaire de ne pas se prononcer sur une demande d’autorisation d’urbanisme. Les cas d’ouverture, limités, pouvant fonder la décision de sursis sont rappelés à l’article L. 424-1 du code de l’urbanisme. L’intérêt de cet arrêt ne se trouve pas dans la précision d’un de ces cas, mais ailleurs…

Le sursis, par définition, permet donc de s’opposer à la demande d’autorisation d’urbanisme et semble défavorable au pétitionnaire.

Par conséquent, à première vue, elle n’est pas un décision « favorable » ou créatrice de droit et son retrait n’est pas « défavorable ».
Or, la lecture attentive du texte, et l’appréciation portée par la CAA de Nantes dans cette décision, nous permet de confirmer que cette décision est en partie favorable.
En effet, l’article L. 424-1 du code de l’urbanisme rappelle : « Le sursis à statuer doit être motivé et ne peut excéder deux ans. ». La limitation du délai d’existence du sursis est donc favorable au pétitionnaire.

En ce sens, la décision de sursis est une décision favorable (ou créatrice de droit) et son retrait est… défavorable. Il doit donc respecter les canons de ce genre de décision (et notamment le contradictoire de l’article L. 122-1 du CRPA).
En l’espèce, le pétitionnaire n’ayant pas été en mesure de présenter une réponse au retrait du sursis, la Cour retient ce premier moyen (il y en a un autre) pour annuler l’acte.

Il convient de noter que si la Cour souligne que « Cette procédure contradictoire constitue une garantie pour les intéressés. », le principe de la jurisprudence Danthony n’est pas rappelé : n’aurait-il pas été invoqué ?

Quid de l’intérêt de l’invoquer : certes, le contradictoire est par principe essentiel (mais comme de nombreuses autres procédures pourtant sanctionnées par cette jurisprudence). De plus, dans un tout autre contentieux mais concernant la procédure contradictoire, le CE a été amené (éclairé par les conclusions de M. X. Domino) à appliquer une approche similaire à la jurisprudence Danthony [3].

Mais surtout, il convient de relever la décision « Cne du Luc-en-Provence » [4] dans laquelle le CE considérait : « que le respect, par l’autorité administrative compétente, de la procédure prévue par les dispositions de l’article 24 de la loi du 12 avril 2000, constitue une garantie pour le titulaire du permis que le maire envisage de retirer », cependant juste après le CE tempérait (en gras et souligné par nos soins) : « la cour a jugé que la méconnaissance des dispositions de l’article 24 de la loi du 12 avril 2000 par le maire du Luc-en-Provence entachait d’illégalité la décision de retrait, sans rechercher si, dans les circonstances particulières de l’espèce qui lui était soumise, et compte tenu, en particulier, des observations que M. A. avait adressées à la commune et qui, ainsi qu’il ressortait des pièces du dossier qui lui était soumis, portaient notamment sur le motif même qui a conduit le maire à procéder au retrait du permis de construire, l’intéressé avait été effectivement privé de la garantie prévue par la loi ; qu’elle a ainsi commis une erreur de droit ; que son arrêt doit, par suite, être annulé ; ».

Cette affaire ayant été ensuite renvoyée devant la CAA de Marseille [5], cette dernière a rappelé : « qu’il y a lieu, en conséquence, de rechercher s’il ressort de l’ensemble des circonstances de l’affaire que le titulaire du permis a été effectivement privé de cette garantie et si l’irrégularité commise a pu exercer, en l’espèce, une influence sur le sens de la décision du maire ; » puis « Considérant que le préfet du Var a formé le 27 décembre 2006 un recours gracieux auprès du maire du Luc-en-Provence, en lui demandant de retirer le permis de construire délivré à M. X en raison de la situation du terrain d’assiette du permis de construire en zone d’aléa très fort d’inondation  ; que par lettre du même jour, le préfet du Var a notifié ce recours gracieux à M. X, conformément aux dispositions de l’article R. 600-1 du code de l’urbanisme  ; que M. X, qui ne pouvait ignorer, au vu de ce recours formé par le représentant de l’Etat dans le cadre du contrôle de légalité, que le maire du Luc-en-Provence était susceptible de procéder au retrait du permis de construire, a ainsi été mis à même de présenter ses observations, ce qu’il a d’ailleurs fait par lettre du 30 janvier 2007 adressée au maire du Luc-en-Provence  ; que, dans ces conditions, la circonstance que le maire du Luc-en-Provence n’a pas informé M. X de son intention de retirer le permis de construire n’a pas, dans les circonstances de l’espèce, privé l’intéressé d’une garantie et ne peut être regardée comme ayant été de nature à exercer une influence sur le sens de la décision du maire  ; que M. X n’est par suite pas fondé à invoquer la méconnaissance des dispositions précitées de la loi du 12 avril 2000 ; ».

Par conséquent, dans la mesure où le second sursis intervenait, en l’espèce, pour les mêmes raisons que le premier qui avait fait l’objet d’un recours du pétitionnaire quelques semaines auparavant (bien que n’ayant pas la date de l’introduction du recours contre le premier arrêté, ce dernier étant du 14 octobre, on peut imaginer une fin de délai de recours pour mi-décembre), le pétitionnaire avait été mis à même de formuler ses observations (sa requête).

La jurisprudence trouvait alors à s’appliquer…

Le second motif d’annulation du retrait et du nouveau sursis était, à notre sens, plus solide.

3/ Ledit retrait ne faisait pas que retirer et c’est en cela que le sursis devient un acte créateur de droit.

Au préalable il convient de rappeler, à l’instar de l’arrêt de la CAA « qu’une décision de sursis à statuer (…) ne peut, en principe, excéder deux ans et que l’autorité compétente ne peut, à l’expiration du délai de validité du sursis ordonné, opposer à une même demande d’autorisation un nouveau sursis fondé sur le même motif que le sursis initial. En outre, lorsque des motifs différents rendent possible l’intervention d’une nouvelle décision de sursis à statuer, la durée totale des sursis ordonnés ne peut en aucun cas excéder trois ans. ».
Le maire, constatant l’irrégularité externe de son premier sursis, n’a pas usé des possibilités qu’offre maintenant le contentieux de l’urbanisme pour régulariser l’acte durant l’instance, mais l’a retiré et pris un nouvel arrêté…
La lecture attentive de la décision amène à des questionnements quant aux délais.
En effet, l’arrêt nous apprend que le dossier a été déposé le 30 juillet 2016 et rappelons que quant bien même il existe des exceptions (majoration d’un mois – par ex. lorsqu’elle vaut décision au titre d’une autre législation – à deux mois lorsqu’il y a lieu de consulter la commission régionale du patrimoine et de l’architecture ou encore prolongation induite par une demande de pièces manquantes), en principe le délai d’instruction est de 1 mois seulement !

Or, d’une part, la première décision de sursis date du 14 octobre 2016 et d’autre part, dans la mesure où elle a été annulée et donc supposée ne jamais avoir existé, la seconde (et donc la première) date du 10 février 2017.

Malheureusement, les éléments de l’arrêt ne nous permettent pas d’avoir une réponse.
En l’espèce, le maire avait retiré le sursis (du 14 octobre) pour en prendre un nouveau le 10 février 2017.

Comme nous l’avons précisé, le sursis ne peut excéder deux ans et « l’autorité compétente ne peut, à l’expiration du délai de validité du sursis ordonné, opposer à une même demande d’autorisation un nouveau sursis fondé sur le même motif que le sursis initial ».

En l’espèce, si en réalité, deux arrêtés de sursis fondés sur le même motif se sont succédés, ce n’est pas cet enchaînement qui est illégal (ce qu’avait retenu le TA pour annuler le nouvel arrêté) mais c’est le délai qui en résulte, puisque comme le rappelle la CAA « Le retrait des deux arrêtés du 14 octobre 2016 a eu pour effet leur disparition juridique pour le passé comme pour l’avenir. Ils doivent donc être regardés comme n’étant jamais intervenus. » par conséquent ils ne peuvent s’être succédés.
(si à la lecture du paragraphe précédent vous avez esquissé un léger rictus, ce n’est pas bon signe… vous avez peut-être l’âme d’un publiciste…)
En l’espèce, le motif était identique et les deux décisions de sursis présentaient le même délai de validité : 2 ans.
Par conséquent alors que le sursis devait prendre fin le 14 octobre 2018 (cet arrêt plein d’enseignements nous rappelle que le délai ne court pas du jour de la notification au pétitionnaire mais du jour de l’acte), le second arrêté reportait cette date au 10 février 2019… pénalisant le pétitionnaire.

Or, si le retrait fait effectivement disparaitre rétroactivement la décision, cette possibilité dont dispose l’administration ne doit pas lui permettre d’échapper aux délais légaux, en l’espèce : 2 ans un point c’est tout !

La CAA le dit autrement : « le retrait par l’autorité compétente d’une décision de sursis à statuer sur une demande d’autorisation concernant des travaux, constructions ou installations ne saurait légalement permettre à l’administration de prononcer un nouveau sursis à statuer dont la durée, calculée à compter de la date à laquelle le sursis à statuer retiré a produit ses effets à l’égard du pétitionnaire, excèderait les limites fixées par l’article L. 424-1 du code de l’urbanisme. ».

Trois autres solutions auraient été préférables : soit refuser directement l’autorisation, soit garder la première et la faire régulariser dans le contentieux, soit, enfin, imposer le 24 octobre 2018 comme fin du sursis, dans le second arrêté et invoquer la jurisprudence Danthony : tout dépend du moment où le maire saisit son conseil…

Romain Bernier Avocat au barreau d'ANGERS www.bernier-avocat.com

[118NT01390

[3CE, 4 juin 2014, no 370515

[4CE 24 mars 2014, req. no 356142

[514 janvier 2015, n° 14MA01474