Village de la Justice www.village-justice.com

Covid-19 : fonds d’indemnisation des victimes ou fonds de garantie ? Soyons précis que diable ! Par Hervé Gerbi, Avocat.
Parution : jeudi 14 mai 2020
Adresse de l'article original :
https://www.village-justice.com/articles/covid-fonds-indemnisation-des-victimes-fonds-garantie-soyons-precis-que-diable,35258.html
Reproduction interdite sans autorisation de l'auteur.

L’indemnisation des préjudices causés par le Covid-19 s’appuie sur une prise de conscience philosophique, sociologique, scientifique et juridique (II) assumée d’une vulnérabilité plus grande aux risques sanitaires et technologiques majeurs (I). Envisagée plus largement qu’une indemnisation par un fonds spécifique s’empilant à ceux existant, elle doit s’inscrire dans un système de garantie de ces risques.
Elle impose ainsi de maîtriser le droit nouveau des fonds d’indemnisation dans ses particularismes qui expliquent son existence au côté du droit de la responsabilité (III).

Au commencement du confinement, résonne encore une promesse du Président de la République : celle de « tirer toutes les conséquences » de la crise sanitaire.

Je publiais ici même, dans les lignes de Village de la Justice, le 26 avril dernier, une tribune appelant à la création d’un fonds d’indemnisation des victimes du Coronavirus SARS-coV-2, dit Covid-19.

En réalité, à ceux qui ont parcouru cet article il n’a pas échappé ce propos :
« Il s’agit en effet d’apporter une réponse sociale unitaire à un phénomène d’une nature et d’une ampleur exceptionnelles.
Les risques technologiques et sanitaires se sont multipliés, il méritent donc une réponse non plus particulière et contextuelle mais générale et pérenne.

La création d’un fonds de garantie et d’indemnisation des risques sanitaires et technologiques s’impose dans cette fin de crise sanitaire car la réparation des préjudices subis contribuera à l’effort de résilience nationale nécessaire à la reconstruction ».

Par conséquent, il ne s’agit aucunement de faire du Covid-19 l’objet exclusif d’un fonds d’indemnisation quelconque s’empilant sur ceux existant mais un élément déclencheur d’un plus vaste système de garantie.

L’indemnisation des dommages causés par le Covid-19 s’appuie sur une prise de conscience philosophique, sociologique, scientifique et juridique (II) assumée de cette plus grande vulnérabilité aux risques sanitaires et technologiques majeurs (I).
Elle impose de maîtriser le droit nouveau des fonds d’indemnisation dans ses particularismes qui expliquent son existence au côté du droit de la responsabilité (III).

I- Une litanie d’événements indésirables majeurs expose notre vulnérabilité.

Nous connaissons des risques naturels majeurs depuis longtemps maintenant, et les assureurs interviennent dans la réparation et l’indemnisation des dommages liés à la déclaration d’état de catastrophe naturelle.
On peut d’emblée remarquer que tous les phénomènes atmosphériques ne sont pas pris en compte dans cette législation.
De la même façon, et peut être surtout, les activités humaines ne relèvent pas des aléas indemnisables au titre de la catastrophe naturelle.

La catastrophe, cet événement brutal, incontrôlable, d’une intensité exceptionnelle telle que le système de soins habituel s’en trouve désorganisé, notre société en mesure le caractère protéiforme moderne depuis plus de 100 ans.

Sans doute la plus meurtrière que nous ayons connu, l’explosion dans la mine de Courrière le 10 mars 1906 est un bel exemple de la définition que nous venons de donner au terme catastrophe. 110 kilomètres de galeries souterraines sont parcourus par une explosion suivie d’un coup de poussier. Face à ce risque non identifié, les secours ont vite été dépassés et le bilan comptabilise 1099 décès de travailleurs, 16 secouristes et des centaines de blessés.

Le 2 décembre 1959, 423 personnes périssent après la rupture du barrage de Malpasset près de Fréjus. Si l’analyse de cette catastrophe reste encore controversée, il ne fait aucun doute qu’elle puise son origine sur la combinaison de phénomènes naturels exceptionnels de crues et de défaillances humaines tenant tant aux choix d’implantation et de construction du barrage qu’au geste technique malheureux du technicien présent ce soir-là.

En 1976, le nuage d’herbicide d’une usine du nord de l’Italie cause dans la ville voisine de Seveso une intoxication (non mortelle) de 193 personnes et créée des dommages à l’environnement tels que cette catastrophe a donné son nom au classement des sites technologiques les plus à risque.

Plus récemment dans nos mémoires, Tchernobyl est l’illustration de la catastrophe technologique majeur :
- Un site particulièrement dangereux, nucléaire
- Une défaillance humaine à l’origine de l’explosion
- Des secours dépassés par l’ampleur du phénomène
Nul ne sait aujourd’hui si cette catastrophe, hormis ses conséquences environnementales hors normes, aura causé la mort de 9000 ou 1 million de personnes (variations selon les chiffres de l’ONU ou de certains scientifiques russes).

En 2001, la catastrophe AZF met à jour un scénario technologique presque identique mais avec un bilan humain bien moins important (31 morts).

Le réflexion est définitivement bien installée sur ce qu’on nommait dans les années 80 les Risques Technologiques Majeurs. [1]

En matière de santé publique, j’ai eu l’occasion d’évoquer les risques liés au développement des produits de santé : l’affaire du sang contaminé, du Médiator, des prothèses mammaires PIP…

Déjà dans les années 80, l’affaire dite du « Distilbène  », du nom de ce médicament donné à plus de 200 000 femmes pour éviter les fausses couches, a pointé du doigt le rôle joué par les perturbateurs endocriniens, bien des années avant que l’OMS ne le reconnaisse officiellement (2002).

Restait alors à toucher du doigt le risque épidémiologique.
La peste noire du 14ème siècle et qui décima près de la moitié de la population européenne restait rangée au rang des « légendes » avant qu’Albert Camus ne se saisisse de l’épidémie qui a sévi à Oran et à Alger pour en faire l’héroïne d’une œuvre manifeste de résistance. [2]
Avant surtout que l’épidémie de SARS-coV-2 ne lui donne une actualité nouvelle, ravivant ainsi les souvenirs de la grippe espagnole de 1918 et les peurs du virus Ebola, particulièrement mortel (40%) qui a sévi en Afrique de l’Ouest il y a 5 ans.

Dans cette grande litanie des catastrophes se mêlent des facteurs environnementaux et humains : des risques naturels, atmosphériques, épidémiologiques et d’autres liés aux industries chimiques et pétrolières, nucléaires, au stockage et aux transport de matières dangereuses ou encore aux ruptures des grands ouvrages publics (ponts, barrages etc..).

II- Une prise de conscience intellectuelle et scientifique.

Le 1er novembre 1755, jour de la Toussaint, Lisbonne est frappée par un terrible tremblement de terre, suivi d’un véritable tsunami. 60000 des 235000 habitants périssent.
Cet événement dramatique donnera lieu à une controverse célèbre entre Voltaire et Rousseau. [3]
Alors que le premier y voit une conséquence malheureuse de l’expression de dame nature, le second lui oppose une responsabilité sociale :
« convenez, par exemple, que la nature n’avait point rassemblé là vingt mille maisons de six à sept étages, et que si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus également et plus légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindre et peut-être nul. Tout eût fui au premier ébranlement, et on les eût vus le lendemain à vingt lieues de là tout aussi gais que s’il n’était rien arrivé ».

Scientia potentia est, la formule qu’on attribue tantôt à BACON, tantôt à HOBBES, fixe cette idée que le début de la connaissance scientifique , du savoir, donne un pouvoir sur les choses du monde.

Ce rapport entre sagesse et science est bien compris dans cette citation bien connue de chacun « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». [4]

Les sociologues ayant pris le pas sur les philosophes à l’aube du 21ème siècle, cette question de la conscience et, plus généralement, de la responsabilité des scientifiques, est notamment posée en ces termes par Edgar Morin :
« La responsabilité est une notion humaniste et éthique qui n’a de sens que pour un sujet conscient. Or la science, dans la conception « classique » qui règne encore de nos jours, disjoint par principe fait et valeur, c’est-à-dire élimine de son sein toute compétence éthique, fonde son postulat d’objectivité sur l’élimination du sujet de la connaissance scientifique. Elle ne fournit aucun moyen de connaissance pour savoir ce qu’est un « sujet ».
La responsabilité est donc non-sens et non-science. Le chercheur est irresponsable par principe et métier. 
 » [5]

Ce n’est donc pas un hasard si, in fine, le principe de précaution a fait son apparition dans le champs scientifique, sociologique et juridique.

Il tire son origine d’une prise en considération de la nouvelle société du risque [6] de cette intrication entre les éléments extérieurs à l’homme et ceux qu’il produit lui-même.

Il tire sa raison d’être du principe de responsabilité évoqué en matière environnementale par le philosophe allemand Hans JONAS : [7]« l’action a lieu dans un contexte où tout emploi à grande échelle d’une capacité engendre, en dépit de l’intention droite des agents, une série d’effets liée étroitement aux effets bénéfiques immédiats et intentionnés, série qui aboutit, au terme d’un processus cumulatif à des conséquences néfastes dépassant parfois de loin le but recherché  ».

Entré dans le champs lexical international lors du sommet de Rio en 1992, puis introduit dans le traité de Maastricht, ce principe a pris une valeur constitutionnelle en 2005 :
« lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veilleront, par application du principe de précaution, et dans leurs domaines d’attribution, à la mise en oeuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage.  »

Bien que ce principe soit soumis à nombre de paradoxes, il est l’aboutissement de plus d’un siècle de réflexions philosophiques, sociologiques, scientifiques et juridiques, posées au décours des traumatismes collectifs engendrés par les catastrophes sanitaires et technologiques.

Il exprime paradoxalement une autre réalité : l’apparition des fonds d’indemnisation masque une décroissance des responsabilités individuelles. [8]

III - Particularisme du droit nouveau des fonds d’indemnisation et de garantie.

Alors que l’hyper médiatisation des affaires judiciaires laisse l’impression d’une judiciarisation à tout prix, « à l’américaine », le « déclin de la responsabilité individuelle » est annoncé par les juristes depuis plus de 50 ans.

La création des fonds d’indemnisation et des fonds de garantie (nous développerons la nuance) s’est inscrite dans le temps, au fil des catastrophes sanitaires (sang contaminé, affaire de la Dépakine etc…).
Rien ne s’est construit dans la droite ligne des réformes de la responsabilité civile, si bien qu’il y a lieu de s’interroger sur l’autonomie juridique de la matière régissant le droit des fonds d’indemnisation.

Il n’existe pas à proprement parlé de définition juridique stricte du fonds d’indemnisation.
Sans doute pouvons-nous nous entendre sur celle-ci : un organisme indépendant verse à des victimes d’un dommage, indépendamment de la question de la responsabilité de son auteur, des prestations à caractère indemnitaire.

La terminologie est variée et ajoute à la confusion juridique : fonds d’indemnisation, office d’indemnisation, fonds de garantie, caisse de garantie, fonds de compensation. Autant de termes employées au gré des circonstances sans que l’on puisse dire que le législateur ait entendu donner une cohérence à ces divers systèmes.

On peut cependant observer que, de fait, la réparation du préjudice subi peut intervenir une fois l’événement particulier passé, ou bien intervenir par mise en œuvre d’une garantie à un dommage déjà prédéterminé.

D’un côté on indemnise un risque non prévu, et de l’autre on dédommage la conséquence d’un risque qui avait été identifié et qui s’est réalisé.
On parlera tantôt de « fonds rétrospectifs » et tantôt de « fonds prospectifs ».

D’un point de vue autant juridique que politique, la distinction nous semble fondamentale dans l’orientation qui doit présider au choix éventuel d’indemniser plus largement les victimes du Covid-19.

En effet, la mise en place de la quasi totalité des fonds rétrospectifs s’est accompagné de procédures, pénales ou administratives, engagées à l’encontre des présumés responsables des catastrophes dont l’indemnisation venait compenser le dommage.
Ce fut le cas pour l’affaire du sang contaminé, celle de l’amiante, de l’hormone de croissance ou de la Dépakine.

La participation massive de l’état dans l’indemnisation par des fonds spécifiques signait une reconnaissance, tantôt explicite (tel dans l’amiante), tantôt implicite, des dysfonctionnements de l’administration et de leur rôle dans la catastrophe créée.
Un tel mécanisme a été mis en place pour compenser, dès 2002, les dysfonctionnements d’entreprises privées, par une intervention de l’Office National d’Indemnisation des Accidents Médicaux (ONIAM).

Les idées sous- jacentes à la mise en œuvre d’un fonds rétrospectif sont multiples :
- simplifier et accélérer les procédures d’indemnisation,
- canaliser un flux important de demandes indemnitaires,
- maîtriser le coût économique des indemnisations.

Sans oublier une idée sou- jacente d’importance, celle d’éviter la multiplication des actions judiciaires en responsabilité pénale ou administrative, qui masquerait alors la volonté sincère d’apporter à la société une réponse faite de compassion et de résilience.

Indemnisation de circonstance, les règles permettant l’accès des victimes à ces mécanismes sont souvent plus restreintes.

A l’opposé le fonds prospectif vise à intervenir en garantie d’un risque prédéfini.
Il vient la plupart du temps combler un défaut d’assurance obligatoire, la défaillance d’un tiers responsable quand l’assurance n’est pas obligatoire ou, plus rarement, l’insolvabilité d’un assureur.
Ces mécanismes de garantie, dont on comprend bien l’analogie avec le sens civil accordé au terme de garantie, supposent qu’au préalable la responsabilité d’un agent soit établie.
Ils interviennent donc à titre subsidiaire.
Mais quid quand l’auteur du dommage est inconnu ou, de façon plus générale, quand sa responsabilité ne peut être engagée ?

La question est juridiquement traitée :
- en matière d’accident de la route, le FGAO intervient en cas de délit de fuite
- en cas de fuite de l’agresseur, le FGTI indemnise, sous certaines conditions, les victimes,
- en cas d’accident médical créé par un agent inconnu, l’ONIAM interviendra là encore, sous certaines conditions.

La solidarité nationale intervient alors pleinement comme moyen d’apporter une aide bienveillante à un groupe d’individus ou de permettre un sursaut national par la paix sociale.

Dans le contexte que nous connaissons, et alors que déjà d’aucuns engagent la responsabilité pénale de tel ou tel politique ou administrateur et que d’autres engagent des actions en responsabilité administrative tout en appelant dans le même temps à la création d’un fonds d’indemnisation, il parait plus que jamais nécessaire d’appréhender cette matière particulière, nouvelle, du droit des fonds d’indemnisation et de garantie.

L’objectif poursuivi est essentiel : s’il s’agit de tenter de se dégager par avance de poursuites pénales ou administratives, alors la création d’un fonds d’indemnisation particulier aux victimes du Covid-19 s’impose comme un palliatif de premier niveau.

Si en revanche, il s’agit de prendre de la hauteur sur cette crise que nous traversons et de tenir compte de l’évolution des risques technologiques et sanitaires, de leur impact sur notre environnement autant que sur notre santé, alors il convient de réfléchir à l’instauration d’un fonds de garantie prospectif des risques (ou catastrophes) sanitaires et technologiques qui viendra en résonance avec l’évolution de notre monde et de la responsabilité collective qui pèse sur nos sociétés.

« Le jour d’après, quand nous aurons gagné, ce ne sera pas un retour au jour d’avant » (Emmanuel MACRON, discours du 16 mars 2020).

Hervé GERBI, avocat spécialisé en dommages corporels et droit (corporel) du travail Diplômé de psychocriminalistique. https://www.gerbi-avocat.fr

[1Traité des nouveaux risques - Précaution, crise, assurance, Olivier Godard, Claude Henry, Patrick Lagadec, Erwann Michel-Kerjan, Folio actuel inédit 2002.

[2La Peste, Albert Camus, ed Gallimard, juin 1947

[3Poème sur le désastre de Lisbonne, Voltaire et Lettre à Monsieur de Voltaire, Rousseau

[4Pantagruel, Rabelais

[5Science avec consciences, Edgar Morin, ed. Seuil

[6La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Ulrich Becket

[7Le principe de Responsabilité, Hans Jonas, 1979

[8Le déclin de la responsabilité individuelle, thèse, Geneviève VINEY, 1965 paru chez LGDJ