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La marque est-elle dans le titre ? Ou la protection des oeuvres audiovisuelles par le droit des marques. Par Vanessa Bouchara, Avocat et Louise Lacroix, Juriste.
Parution : mardi 2 juin 2020
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Les œuvres audiovisuelles et notamment les films et séries rencontrent un vif succès, qui ne s’est pas démenti à l’occasion du confinement, bien au contraire.
La plateforme Netflix propose à cet égard plus de 30 000 heures de contenus (films, séries, documentaires, dessins animés) comprenant des œuvres de tous genres permettant à chacun de choisir l’univers qui lui convient.
En toute logique, les produits dérivés des œuvres audiovisuelles occupent une place croissante dans notre environnement quotidien, et ne sont plus seulement destinés au jeune public.
Des figurines de Game of Thrones aux mugs Friends, des porte-clés The Big Bang Theory aux tee-shirts La Casa de Papel ou Breaking Bad, tout le monde y trouve désormais son compte !

Dans ce contexte, les titres et personnages de ces œuvres sont de plus en plus régulièrement déposés en tant que marques et y feront donc directement référence, notamment dans l’objectif de créer une communauté autour de l’œuvre.

En raison de la référence directe à l’œuvre audiovisuelle, la question de la distinctivité de ces marques, déposées par les sociétés de production investies des droits sur l’œuvre, se pose en jurisprudence (1). Par ailleurs, dans quelle mesure leur utilisation est-elle susceptible de constituer un usage à titre de marque (2) ?

A contrario, de quels moyens de défense disposent les sociétés de production à l’encontre des dépôts de tiers reprenant les titres et/ou noms de personnages des œuvres en cause (3) ?

1. Les marques faisant référence à une œuvre audiovisuelle sont-elles bien protégeables ?

L’article L711-2 du Code de la propriété intellectuelle et l’article 7 du Règlement sur la marque de l’Union européenne exigent, pour qu’une marque soit valide, qu’elle soit distinctive.

Une marque est distinctive dès lors qu’elle permet de garantir la fonction d’origine des produits, qui doivent être en mesure d’être distingués de ceux d’une entreprise concurrente.

Dans ces conditions, une marque exclusivement composée d’éléments usuels ou génériques ne sera pas protégeable.

La jurisprudence européenne s’est interrogée sur la question de savoir si les titres d’œuvres audiovisuelles permettaient de remplir la fonction de distinctivité des marques, au-delà de la simple référence faite à l’œuvre.

C’est ainsi que l’Office des marques de l’Union européenne (EUIPO) a considéré, après avoir rappelé que les titres d’œuvres peuvent par principe être distinctifs, que la marque The jungle book (à savoir Le Livre de la Jungle) n’était pas distinctive pour désigner des DVD et autres enregistrements numériques, livres pour enfants et services de divertissement car elle faisait uniquement référence à l’œuvre de Kipling, elle-même adaptée à de nombreuses reprises (EUIPO, Ch. des recours, R118/2014-1, 18 mars 2015).

Dans le même sens, l’EUIPO a considéré que la marque Pinocchio était elle aussi dépourvue de caractère distinctif pour désigner des figurines et peluches. La motivation de l’Office repose là encore sur le fait que le nom Pinocchio est issu de la littérature et fait référence à un personnage largement connu du public qui a donné lieu à de multiples adaptations littéraires et audiovisuelles, à tel point qu’il est « entré dans le langage courant » et ne permet pas d’identifier une origine commerciale (EUIPO, Décision d’annulation no. 016875981, 16 novembre 2017).

Dans ces deux décisions, l’Office a toutefois considéré que les marques en cause étaient protégeables pour désigner d’autres produits de merchandising tels que des bijoux, des produits d’imprimerie, accessoires de maroquinerie ou encore des vêtements.

La distinctivité étant en effet appréciée au regard des produits et services désignés par la marque, les marques Pinocchio ou Le livre de la jungle peuvent logiquement garantir l’origine commerciale de tee-shirts ou autres goodies car elles ne décrivent pas une caractéristique du produit et n’en sont pas non plus devenues la désignation usuelle. En revanche, elles ne peuvent garantir l’origine commerciale de produits et services qui seraient plus directement liés au personnage de Pinocchio voire qui le représenteraient, tels que des figurines ou des peluches.

La position de la jurisprudence en la matière reste cependant très casuistique.

En effet, se prononçant d’abord sur la distinctivité d’une marque désignant le titre d’une œuvre littéraire, à savoir Journal d’Anne Frank, l’EUIPO a rappelé que la renommée d’un signe et sa connaissance par le public ne doivent pas constituer un obstacle à son caractère protégeable (EUIPO, Ch. des recours, R2401/2014-4, 31 août 2015).

A propos de la marque Winnetou, titre d’un film Allemand très connu, le Tribunal de l’Union européenne a concentré sa motivation sur la distinctivité autonome du terme Winnetou qui, au-delà de faire référence à l’œuvre, ne renvoie pas – en son sens propre – à un film (TUE, T-201/13, 18 mars 2016). Ce signe garantit ainsi la fonction d’identité d’origine de la marque, qui est dès lors protégeable à la fois pour désigner des films et des produits de merchandising.

Les fans de Batman pourront être rassurés, car le logo a très récemment été considéré comme protégeable par l’EUIPO. En effet, malgré la référence évidente au personnage de Bruce Wayne (Batman) et aux nombreux films éponymes, l’Office a considéré le 21 mai 2020 que le consommateur percevra les produits marqués de ce logo comme provenant de la société DC Comics – créatrice du personnage et productrice desdits films – ou d’un de ses licenciés autorisés à commercialiser des produits de merchandising (EUIPO, C 31962, 21 mai 2020).

Ainsi, l’Office a considéré que la marque remplissait bien sa fonction d’origine pour des masques, costumes, vêtements et accessoires festifs, alors même que ce logo est, dans les films, apposé sur le costume du personnage principal.

Cette décision confirme ainsi la position adoptée dans les décisions Journal d’Anne Franck et Winnetou précitées et laisse visiblement entrevoir un assouplissement de la jurisprudence sur la distinctivité des marques faisant référence à des œuvres connues.

La simple référence à une œuvre ne serait donc pas, en elle-même, un obstacle à la validité de ces marques.

2. L’exploitation d’un titre d’œuvre audiovisuelle constitue-t-elle toujours un usage à titre de marque ?

Les marques constituées du titre d’une œuvre audiovisuelle peuvent également susciter des difficultés au stade de la preuve de l’usage à titre de marque. En effet, la preuve de l’usage à titre de marque est un prérequis au maintien et à la mise en œuvre des droits dans de nombreuses situations.

Le producteur d’un film à grand succès peut-il revendiquer, en l’absence de dépôt, l’usage du nom de l’œuvre ou d’un de ses personnages à titre de marque ? Peut-il, lorsque lui est opposée la déchéance de sa marque, prouver l’usage sérieux de sa marque par la simple exploitation de l’œuvre ? Enfin, le droit des marques est-il efficace lorsqu’un tiers utilise la dénomination d’une marque déposée pour désigner sa propre œuvre ?

Notoriété et usage du signe.

La preuve de l’usage du signe à titre de marque est nécessaire pour pouvoir valablement revendiquer des droits à titre de marque notoire dans les conditions de l’article 6bis de la Convention de Paris.

A titre d’exemple, l’exploitant du film « James Bond 007 contre Docteur No » revendiquait l’usage du signe Dr No – non déposé à titre de marque – à l’encontre d’une demande de marque identique (TUE, T-435/05, 30 juin 2009). La recevabilité de la demande était donc subordonnée à la preuve de la notoriété du signe Dr No en tant que marque. Le Tribunal a cependant refusé de reconnaître la notoriété du signe Dr No, non pas car ce signe n’était pas connu du public, mais parce que le Tribunal a considéré qu’il n’avait pas été exploité à titre de marque ! Pourtant, ce signe était apposé sur les supports de l’œuvre, à savoir notamment les DVD, et sur de nombreuses affiches.

Selon le Tribunal, seules les appellations « James Bond » ou « 007 » sont susceptibles d’être exploitées à titre de marque car elles désignent une série de films et garantissent ainsi l’identité d’origine des produits et services.

Cette position a récemment été adoptée par l’INPI qui a considéré, dans le cadre d’une opposition, que le signe Casa de Papel était bel et bien exploité à titre de marque et remplissait ainsi, au regard notamment de l’étendue de son exploitation, le critère de notoriété au sens de l’article 6bis de la Convention de Paris (INPI, Opp. no. 18-3145, 22 janvier 2019). Cette position avait également été adoptée à propos de l’émission LE ZAPPING de Canal + (CA Versailles, 12e chambre, 3 juillet 2018, n° 18/02091).

Usage à titre de marque et actions en déchéance.

Par ailleurs, en cas d’action en déchéance, le titulaire de la marque susceptible d’être déchue doit prouver un usage sérieux de son signe à titre de marque.

En France, après une courte hésitation en 2006, la Cour de Cassation a considéré que le signe Goldorak avait bien été exploité à titre de marque pour désigner des produits de merchandising.

Selon les juges, le simple fait que le signe Goldorak fasse référence au film du même nom ne fait pas obstacle à ce que l’usage de ce signe pour des cassettes vidéo, pour des publicités relatives au film ainsi que pour des figurines remplisse la fonction essentielle d’une marque, à savoir l’identification de l’origine commerciale des produits (Cass. Civ. 1, 06-20.455, 30 octobre 2007).

Le titulaire de la marque Goldorak a ainsi échappé à la déchéance de sa marque.

Usage à titre de marque et contrefaçon.

Enfin, l’usage à titre de marque est requis au stade de l’appréciation de la contrefaçon. En effet, l’usage non autorisé d’un signe n’est constitutif de contrefaçon qu’à condition, notamment, d’être exploité à titre de marque. A défaut, le titulaire de la marque ne pourra pas faire interdire l’usage non autorisé qui est fait dudit signe.

La jurisprudence française décide de façon générale que le titre d’une œuvre audiovisuelle n’est pas en lui-même constitutif d’un usage à titre de marque et donc ne constitue pas automatiquement la contrefaçon d’une marque identique antérieure. Pour motiver ces décisions, les juges considèrent que la simple référence à une œuvre ne constitue pas un usage à titre de marque car l’œuvre doit être distinguée du support sur lequel elle est commercialisée (CA Paris, 4e chambre section a, 25 janvier 2006 ; CA Paris, 4e chambre, 28 mai 2008, n° 07/03947 ; TGI de Paris, Référés, 18 août 2011, n° 11/56441).

La Cour de Cassation avait déjà tranché dans ce sens à propos d’une œuvre littéraire, en considérant que le titre d’un livre reproduisant une marque antérieure ne constitue pas une contrefaçon car seul le nom de l’éditeur pouvait dans ce cas précis constituer une marque car il était le seul élément permettant de garantir une origine commerciale (CA Paris, Pôle 5 – Ch. 1, 08/15425, 26 mai 2010 ; confirmé par Cass. Com., 10-22.739, 12 juillet 2011).

Plus récemment, le Tribunal de Grande Instance de Paris a refusé d’accueillir les demandes formées en référé par la société de production titulaire de la marque Le bureau des légendes à l’encontre de la publication d’un livre intitulé « le bureau des légendes – Politique du secret » car (Tribunal de grande instance de Paris, Référés, 16 avril 2018, n° 18/53176) :
« L’usage du signe « Le bureau des légendes » dans le titre de l’ouvrage intitulé « Le bureau des légendes – Politique du secret » n’est pas un usage à titre de marque en ce qu’il n’identifie pas le produit lui-même, à savoir le support matériel qui la renferme, mais bien l’œuvre en elle-même matérialisée par ce support, et ne fait ainsi que désigner ou individualiser l’ouvrage en tant qu’œuvre littéraire autonome, elle-même indépendante de la série audiovisuelle, dont il propose une analyse scientifique. »

Toutefois, dans une décision isolée, les juges du fond ont pu reconnaître – à l’issue d’un jugement très précisément motivé – qu’un usage pour désigner une œuvre audiovisuelle peut constituer un usage à titre de marque constitutif de contrefaçon. En effet, le Tribunal a considéré que (TGI de Paris, 3e chambre 3e section, 12 avril 2013, n° 10/16597) :

« Au sein des services et produits pour lesquels une marque peut être enregistrée figurent les émissions de télévision. Sauf à considérer que le titulaire d’une marque ne puisse jamais l’opposer pour une émission de télévision, il en résulte qu’une marque peut désigner un produit audiovisuel et qu’un signe peut être employé à titre de marque pour donner une origine à ce type de produits.
(…)
Or, ces signes ont été utilisés comme le titre d’une série d’émissions diffusées à la télévision et donc pour donner une origine commune à ces émissions, et ce, dans la vie des affaires. En effet, si une émission a un caractère divertissant ou culturel, il n’en demeure pas moins qu’elle constitue une valeur économique destinée à permettre de capter des parts de marché et partant, des recettes publicitaires.

Le fait que ces émissions représentent deux familles en train de partager un repas et que le titre décrive la situation filmée n’est pas de nature à exclure un usage à titre de marque dans la mesure où les signes sont bien utilisés pour différencier le service, à savoir l’émission de télévision, des autres et garantir son origine. »

La question de l’usage du titre d’une œuvre à titre de marque ne semble donc pas encore véritablement tranchée par la jurisprudence, pourtant relativement bien fournie en la matière.

3. Le dépôt, par un tiers, d’une marque faisant référence à une œuvre peut-il constituer un dépôt frauduleux ?

Si d’aucuns seraient tentés de déposer le titre d’une œuvre audiovisuelle à titre de marque pour désigner des produits dérivés, les sociétés de production et exploitants des œuvres concernées disposent encore de l’arme du dépôt frauduleux pour défendre leurs droits.

A titre d’exemple, à la suite d’un recours de la part du producteur de la série Peaky blinders, l’EUIPO a considéré que la marque Peaky blinders déposée pour des vêtements par une société anglaise avait été déposée en fraude des droits de la société de production (EUIPO, Décision d’annulation no. 32 441C).

Cette décision est intervenue après que la société de production a démontré d’une part la large connaissance de la série Peaky blinders par le public à la date du dépôt, et d’autre part que le déposant avait nécessairement connaissance de la réputation de cette série au jour du dépôt. Ce dernier point ne faisait néanmoins aucun doute, le tiers à l’origine du dépôt axant précisément sa communication sur la série et commercialisant les casquettes portées par les personnages principaux.

A défaut de preuve d’une intention frauduleuse, la société exploitant les droits sur l’œuvre pourra également tenter d’obtenir la protection du titre de l’œuvre par le droit d’auteur pour obtenir la nullité de la marque, sous réserve de démontrer le caractère original dudit titre (TGI Paris, 3e chambre 3e section, 25 janvier 2013, n° 10/17337).

Si les sociétés de production ont souvent recours aux marques pour renforcer leurs droits sur les titres et sur le nom des personnages, il est important pour le titulaire de se positionner sur le terrain du droit des marques et d’en connaître les finesses et spécificités.

Vanessa Bouchara Avocat au Barreau de Paris spécialisé en droit de la Propriété Intellectuelle https://www.cabinetbouchara.com
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