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Métiers du droit et esprit entrepreneurial : quand le lien se fait par la formation.
Parution : vendredi 16 juillet 2021
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Le Village de la justice s’en fait souvent l’écho : les juristes ont depuis plusieurs années dû multiplier leurs champs de compétences, notamment en se tournant vers celles liées au monde de l’entreprise. Le phénomène s’est également produit dans l’autre sens, et les étudiants des écoles dites "de commerce" se confrontent au droit et à son apprentissage. Une interaction totalement conforme aux mutations actuelles des métiers du droit dont nous avons l’envie de vous parler régulièrement, en attendant le grand rendez-vous des Transformations du Droit et de ses métiers en novembre 2021 (avec notamment un "Village des trajectoires professionnelles" et un programme de conférences et d’ateliers).
Pour autant, les formations dispensées dans ce type d’école rentrent-elles en concurrence avec celles des facultés de droit ? Quels liens entretiennent-elles avec ces dernières ? Jean-Michel do Carmo Silva, Professeur de droit, Responsable du Parcours Droit & Management à Grenoble Ecole de Management, nous aide à faire le point.

Village de la Justice : Le droit se privatise un peu (médiation, plateformes en ligne...), son enseignement suit-il également ce chemin ?
 
Jean-Michel do Carmo Silva : "Je ne suis pas sûr que l’on puisse parler de "privatisation du droit". En revanche, on constate en effet que les entreprises entendent parfois ne pas avoir affaire avec la justice étatique pour régler leurs différents et ont alors recours à des modes alternatifs.

Les entrepreneurs se lancent dans les legaltech ; les juristes se lancent dans une démarche d’entrepreneuriat : ces phénomènes ont une incidence sur l’enseignement.

On constate aussi que des entrepreneurs, souvent non-juristes, se lancent dans des projets entrepreneuriaux en lien parfois étroits avec les services juridiques. Je pense bien sûr aux « LegalTech », à la tête desquelles on trouve aussi des anciens étudiants sortis d’écoles de management.
Inversement, les juristes, qu’ils soient avocats, juristes d’entreprise ou même magistrats, se lancent dans une démarche d’entrepreneuriat ou d’intrapreneuriat, ce que valorise Le Village de la Justice.
 

Jean-Michel do Carmo Silva

Ces phénomènes, plus ou moins récents, ont une incidence sur les enseignements dispensés dans lesdites écoles. Notamment, les offres de mastères spécialisés (MS), de master of science (Msc) ou encore de LL.M, à destination des juristes se sont multipliées. Ces bac+5 ou +6, en formation initiale ou continue, comportent des modules de droit, souvent pointus et professionnalisant (ex. : compliance), mais aussi et parfois surtout, des modules de sciences de gestion plus ou moins conçus spécialement pour les juristes (ex. : négociation d’affaires ; contract management). [1]
Des partenariats se sont également développés entre des écoles et des facultés de droit au niveau du master 2 en droit, permettant aux étudiants juristes d’intégrer un programme d’une école de management.

D’autres partenariats ont vu le jour entre certaines écoles d’avocats et des écoles de management. Par exemple, en son temps, Grenoble Ecole de Management avait mis en place un partenariat avec l’Ecole des avocats Rhône-Alpes (l’EDARA), offrant la possibilité aux élèves avocats, après sélection, de suivre le mastère spécialisé « Entrepreneur » durant leur PPI [2]."

V.J : Quelle est par conséquent la place du droit dans les « grandes écoles » ?
 
"Usuellement, l’appellation « écoles de management » désigne les écoles que l’on disait naguère « de commerce » et les Instituts d’Administration des Entreprises (IAE). Les secondes sont universitaires. Les premières, pour les plus importantes, font partie de la Conférence des grandes écoles (CGE) et sont soit consulaires, soit privées.
 
Dans certaines écoles de management membres de la CGE, le droit a pris une place plus importante qu’auparavant lorsqu’est proposé un MS ou un Msc pour les juristes, ou encore un LL.M (ex. EDHEC), c’est vrai. Le phénomène ne concerne toutefois pas la majorité de ces écoles, mais celles, il est vrai aussi, parmi les mieux classées.
 
Dans les autres formations, dont celle qui se présente comme la vitrine de toutes les écoles de management membres de la CGE : le « Programme Grande Ecole » (PGE), le droit occupe une place plus ou moins comparable aux autres disciplines qui y sont enseignées (finance, économie, marketing, ressources humaines, etc.). On y trouve en effet des cours de droit en tronc commun (cours obligatoires) et en cours de spécialisation (ou optionnel). De même, le droit a sa place dans les MS, Msc, MBA et autres MIB. Mais, en réalité, il n’y a pas d’uniformité en la matière.
Il y a quelques années, j’avais réalisé, à titre personnel, une rapide étude me permettant de comparer le volume horaire de droit enseigné dans le PGE de plusieurs écoles. J’avais alors constaté que ce volume est plus important dans celles qui étaient les mieux classées…
 

"Le volume horaire de droit enseigné est plus important dans (les écoles) les mieux classées."

Au sein de ces mêmes écoles, le droit a pris également de l’importance du fait de partenariats avec les facultés de droit, certains anciens, d’autres plus récents. Ces partenariats, de contenu variable, visent tous à offrir aux étudiants la possibilité de décrocher un double diplôme en un temps relativement réduit, celui de la faculté de droit et celui du PGE. Ce double diplôme, droit & management, est très prisé sur le marché des services juridiques, notamment les cabinets d’avocats. A Grenoble Ecole de management, le « Parcours Droit & Management », construit en partenariat avec la Faculté de droit de Grenoble, est le double diplôme qui recueille le plus de candidatures, et de loin, parmi tous ceux proposés par l’école aux étudiants qui intègrent son PGE.
 
De façon plus générale, le droit a toujours été enseigné dans les « Grandes écoles » comme discipline à part entière et pareil enseignement n’a jamais été sérieusement remise en cause, au contraire. L’AACSB, organisme d’accréditation mondiale des écoles de management, inclut le droit dans les exigences d’accréditation. [3]
De la même façon, La FNEGE (Fondation Nationale pour l’Enseignement de la Gestion des Entreprises) organisme qui rassemble les institutions d’enseignement universitaires, consulaires et privées,inclut le droit dans les dix domaines partagés par les chercheurs et les praticiens des métiers dits de management et de gestion des affaires ». [4]
 
Pour autant, on n’enseigne pas le droit de la même façon en Faculté de droit et en école de management. Évidemment le volume horaire n’est pas comparable, même si l’enseignement dans les écoles se concentre sur le droit des entreprises, interne et international. Surtout, les écoles forment leur plus grand nombre d’étudiants à des professions liées aux sciences de gestion, pas aux métiers du droit. Cela ne signifie pas que les facultés enseignent "le" droit, tandis que les écoles enseignent "du" droit, comme on a pu pourtant le lire il y a quelque temps sous la plume du professeur Hervé Croze [5]. Traditionnellement, les enseignements dans les facultés appréhendent le droit dans ses rapports avec le groupe social.

Les enseignements dans les écoles de management s’intéressent à la façon dont le droit apparaît à l’entreprise.

C’est ce que j’appellerai "le droit dans la cité". Les enseignements dispensés dans les écoles s’y penchent aussi, mais avec des volumes horaires bien plus réduits. Ils s’intéressent aussi à la façon dont le droit apparaît à l’entreprise. Cette approche originale permet, par exemple, d’envisager le droit comme un risque, ou encore de réfléchir aux rapports entre les différentes normes, celles juridiques et les autres, notamment les normes internes à l’entreprise.

Enfin, dans ces écoles de management, le droit a parfois aussi sa place en tant que discipline de recherche, mais, malheureusement, uniquement dans les écoles les mieux classées au niveau national et international. Je parle ici de la recherche publiée dans les revues de droit. « Malheureusement », parce que cette recherche devrait être valorisée par toutes les écoles. Elle est indispensable à un enseignement de qualité et, avant tout, à la conception de modules de droit solides d’un point de vue théorique et pratique."
 
V.J : Les écoles de management peuvent-elles offrir les mêmes débouchés que les universités (notamment pour passer les concours d’avocats ou de magistrats) ?  

"Les formations juridiques proposées par les écoles de management ne sont pas suffisantes, à elles seules, à offrir ces mêmes débouchés. Par exemple, il n’est pas possible de se présenter à l’examen d’entrée au CRFPA avec un MS ou un Msc qui contiendrait même principalement des enseignements juridiques.
 
Mais ce n’est pas la vocation de ces formations. Elles visent, pour l’essentiel, à compléter celles délivrées par les facultés de droit. Les partenariats existant entre écoles et facultés, pour l’obtention d’un double diplôme (v. supra), participent à construire des profils complets en termes de compétences en droit et en management."
 
V.J : Finalement, ces écoles et les facultés de droit sont-elles concurrentes ou complémentaires ? Si l’on reproche son manque de pragmatisme professionnel à l’université, cette dernière a en même temps pour tâche de partager la "culture générale" ?

"Peut-on parler de concurrence entre les formations proposées par les écoles, de type MS ou un Msc pour juristes, ou encore un LL.M, et les masters proposés par les facultés de droit ?

En partie, sans doute, mais une petite partie à mon sens. Pour que l’on puisse parler de réelle concurrence, il faudrait constater que les apprenants choisissent ces formations spécialisées de haut niveau offertes par les « grandes écoles » à la place, en remplacement, d’un master 2 d’une faculté de droit. On sait qu’en matière de concurrence, deux produits appartiennent à un même marché lorsqu’ils sont substituables, c’est-à-dire lorsque la demande se tourne indifféremment vers l’un ou l’autre produit. Or, il me semble, que s’agissant de ces formations, les écoles et les facultés de droit ne sont pas tout à fait sur le même marché.

En revanche, lorsqu’une faculté de droit propose une formation de niveau master 2 en droit et management (v. par ex. Paris II), la concurrence me semble plus évidente. La concurrence est également plus manifeste avec l’école de droit de Sciences-po Paris."

Propos recueillis par Nathalie Hantz Rédaction du Village de la Justice

[1Grenoble Ecole de Management propose par exemple un Msc International management and Law (en anglais et à Paris), s’adressant explicitement à un public de juristes.

[2NDLR : Projet pédagogique individuel

[5Pour la contradiction, v. not., C. Jamin, Enseigner le droit : sujet inépuisable : Les Cahiers de la justice 2018, p. 239