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Urgence sanitaire et continuité pédagogique à l’Université : entretien avec Jean-Christophe Saint-Pau.
Parution : lundi 22 juin 2020
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NDLR : Durant la crise sanitaire traversée par la France (2019-2021), les universités ont su s’adapter et proposer l’ "hybridation pédagogique".
L’article qui suit a donc été conservé afin de témoigner de ce qui a été mis en place durant cette période (et continuer à s’en inspirer ?).

Pour autant, les nouvelles modalités de l’enseignement demeurent compliquées à mettre en œuvre compte tenu des problématiques techniques que pose le distanciel.
Jean-Christophe Saint-Pau, professeur de droit privé à l’Université de Bordeaux et nouveau président de la Conférence des doyens des facultés de droit et de science politique, partage avec nous ses observations sur les principales interrogations qui animent le monde universitaire.

Village de la Justice : La Conférence des doyens a-t-elle établi des recommandations génériques pour guider les établissements et répondre aux interrogations des étudiants et enseignants en ce qui concerne l’organisation des prochains examens semestriels (mise en œuvre effective, sécurité des outils, prévention de la fraude, etc.) ?

Jean-Christophe Saint-Pau : « Il faut replacer les uns et les autres face à leurs compétences. C’est le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche qui doit donner les recommandations. Il l’a fait en partie en nous donnant des fiches de continuité pédagogique, qui ont donné des pistes, mais c’est malheureusement arrivé à un moment où l’on avait déjà pris des décisions.

La Conférence des doyens nous a permis de nous réunir pour discuter des moyens et définir ce qui est le mieux pour assurer la continuité pédagogique et la qualité de nos diplômes. Ce qui nous est rapidement apparu c’est que le contrôle continu sur les matières fondamentales pouvait se faire, ce qui supposait au préalable de résoudre la problématique de la mise en place de ce contrôle pendant le confinement. Pour les autres matières nous avons conçu plusieurs méthodes et certaines universités se sont données les moyens de créer des évaluations. Chez nous à Bordeaux nous avons décidé de ne pas neutraliser de matières ou de semestres sauf exceptions, et de fonctionner à distance par QCM en ligne ou avec des oraux sur Zoom.

Mais d’autres universités n’ont pas fait ce choix et ont neutralisé des matières comme à Paris Panthéon-Sorbonne où la commission de la formation et de la vie universitaire avait décidé d’une neutralisation des notes inférieures à 10 [1]. Mais ce sont des cas exceptionnels. On a surtout assisté à une convergence imposée par des contraintes techniques et puis par la volonté de se dire qu’il fallait à la fois l’évaluation et la continuité pédagogique, l’une n’allant pas sans l’autre.

Dans les universités dans lesquelles le corps des chargés de travaux dirigés s’appuie beaucoup sur des intervenants professionnels, il était beaucoup plus difficile de les mobiliser sur de la continuité pédagogique à distance car les professionnels ne sont pas habitués à utiliser des plateformes ou n’ont pas le temps de se former pour cela. Certaines universités dites « techniques » n’avaient pas la capacité d’organiser des plateformes d’examens pour accueillir l’ensemble des étudiants, en si peu de temps. Dans mon université, il a fallu mobiliser les techniciens et les serveurs pour créer une plateforme supportant 1 600 connexions en même temps.

« On peut envisager que les diplômes n’auront pas la même qualité. »

A Bordeaux nous avons mis en place des contrôles sérieux des examens en contrôle continu avec un cadrage du contrôle continu et nous allons proposer un minimum de notes avec une pondération. On a finalement obtenu des notes plutôt normales par rapport à une situation habituelle et les étudiants se sont trouvés plus contrôlés que s’ils avaient été en présentiel. On peut néanmoins regretter qu’il n’y ait pas d’épreuve terminale car c’est toujours important dans le cadre du parcours académique. Mais nous avons réussi pour certaines universités à faire des examens à distance qui ont bien fonctionné. Dans d’autres matières on a fait passer des oraux, ce qui n’est pas l’idéal mais il faut que cela se fasse dans la bienveillance. »

VJ : Pensez-vous qu’il existe un risque de « dévaluation » (ou de dévalorisation) des diplômes obtenus cette année ?

J-C.S-P : « Un diplôme dont on sait qu’il n’y a pas eu d’évaluation au moins sur un semestre, avec une université déjà impactée par une situation sociale difficile [2], on peut envisager qu’il n’aura pas la même qualité. Certaines universités ont pu faire le maximum, d’autres non, faute de corps professoral, de techniques, ou de choix politique différent.

A l’université de droit de Bordeaux, nous gérons 4 000 à 5 000 stages. Actuellement, les étudiants peuvent reprendre leurs stages dès lors que l’entreprise est capable de les accueillir dans de bonnes conditions sanitaires. Les étudiants souhaitaient avoir leur convention de stage et ont poussé parce qu’il était vital pour eux de reprendre d’un point de vue professionnel, social et financier. Nous n’avons pas eu de remontée sur des stagiaires malmenés ou dont les stages n’ont pas été validés. »

VJ : Avez-vous pu centraliser des retours d’expérience des usagers des facultés de droit relativement à la réalisation des cours à distance ? Qu’en est-il d’une réflexion globale sur le déploiement des outils numériques dans l’enseignement du droit ?

J-C.S-P : « Notre préoccupation principale c’est la rentrée. Nous remarquons un décalage entre ce que l’on vit en tant que citoyens, avec une reprise des activités et de la vie sociale, et les freins que l’on nous pose quant à l’accueil des étudiants et où il y a une pression à travailler à l’hybridation des cours.

Nous travaillons pour penser des systèmes délicats pour la rentrée en posant des principes : d’abord nul ne souhaite une université 100% à distance et que ce que l’on met en place pour l’université à distance ne devienne une règle et soit instrumentalisée pour des raisons budgétaires ou de ressources humaines ; ensuite il faut respecter la liberté académique des enseignants chercheurs et, parfois, le distanciel n’est pas possible ou à la marge ; enfin il faut une fiabilité technique des outils pour assurer la bonne tenue des examens. A l’heure actuelle aucune université n’a la capacité d’assumer un enseignement en distanciel. Le coût technique est énorme et c’est la leçon de ce confinement : nous sommes en sous-capacité pour faire face à la fois à de l’enseignement à distance et de l’évaluation à distance.

« A l’heure actuelle aucune université n’a la capacité d’assumer un enseignement en distanciel. »

Nous avons découvert des outils qu’on ne connaissait pas forcément et que l’on trouve intéressant mais en complément. Il y a parmi les enseignants des récalcitrants, ceux qui voudraient bien mais qui ne sont pas assez formés, et ceux qui maîtrisent et en voient les limites. Le cours magistral est loin d’être une notion dépassée. Au contraire, c’est très vivant, théâtral, avec une véritable interaction.

Compte tenu du fait que cela prenait énormément de temps de développer des supports adaptés au numérique, nous avons décidé de mettre à disposition gratuitement, pendant le confinement, l’Université Numérique Juridique Française et ses 130 cours au-delà des seuls adhérents, c’est-à-dire à la fois aux facultés de droit non adhérentes, aux instituts professionnels, à Science Po. Il y a également la problématique de la prise en compte de l’investissement pédagogique dans la charge d’enseignement ? Car si l’on veut véritablement développer de l’enseignement hybride, cela va prendre énormément de temps.

Dès le début du confinement, nous avons été préoccupés par la fracture numérique. J’ai d’ailleurs écrit au ministère en tant que président de la Conférence. Passé cette période, je pense que certaines universités ont pu dépasser la problématique de la fracture numérique. A Bordeaux par exemple nous nous sommes assurés que tous les étudiants étaient en capacité de pouvoir être évalués, et antérieurement de pouvoir suivre les enseignements. Tous les chargés de travaux dirigés ont ainsi continué à entretenir le lien avec leurs groupes et ont établi une liste des étudiants en difficultés. Par ailleurs, nous avons lancé un sondage au niveau de l’université pour repérer les autres étudiants dans le besoin. Nous avons ensuite joint par téléphone les étudiants pour connaître de leur situation et trouver une solution par le biais d’un prêt d’ordinateur, de clé 4G, pour leur permettre de passer un oral ou un examen à distance. A la fin il n’y avait plus vraiment de fracture numérique.

« Le cours magistral est loin d’être une notion dépassée : c’est au contraire très vivant. »

Cela prend du temps et il faut des moyens. A Bordeaux, nous avons débloqué 150 000 euros pour acheter du matériel ou donner de l’argent aux étudiants en difficulté. Je conçois que la problématique n’est pas la même sur une plus petite université qui ne bénéficie pas des mêmes moyens et les mêmes procédures.

Il faut également prendre conscience du fait que l’administration n’a pas pu fonctionner normalement et beaucoup d’enseignants-chercheurs ont dû prendre le relai en organisant des réunions sur Zoom en vue d’un examen et en préparant les convocations. On ne peut pas le concevoir pour le reste du temps. »

VJ : La mise en place d’un système hybride, entre enseignements en présentiel et en distanciel, est-elle, selon vous, une solution à exploiter de manière durable ?

J-C.S-P : « Nous partons du principe d’un semi-présentiel. Par exemple, dans un amphithéâtre nous allons diviser par trois la capacité, ce qui fait qu’en première année on ne va prendre que 300 étudiants sur les 900 normalement. Les enseignants ne verront donc les étudiants qu’une fois sur trois. Cela s’applique aux cours de grosse capacité. Pour les travaux dirigés, les capacités des salles seront divisées par deux avec des étudiants en autonomie et d’autres en présentiel. Il est certain que l’enseignement sera dégradé et pas égalitaire.

« Il est certain que l’enseignement sera dégradé et inégalitaire. »

Je suis dubitatif quant aux solutions mises en œuvre, et elles ne doivent pas être utilisées sur le temps long. De fait, un enseignement hybride doit permettre à une même cohorte d’étudiants d’avoir à la fois le présentiel et le distanciel. Or, dans le cas de figure qui se dessine, ce n’est absolument pas la configuration. En Master 2 paradoxalement, l’enseignement à distance me paraît moins problématique car ce sont les étudiants qui préparent un cours, puis les enseignants les orientent. »

VJ : Comment voyez-vous l’organisation de la prochaine rentrée universitaire, particulièrement en termes de gestion de l’aléa sanitaire lié à l’épidémie de Covid-19 ? Un renforcement du poids des évaluations en contrôle continu est-elle selon vous une piste à explorer ?

J-C.S-P : « Si l’on met le poids sur le contrôle continu, il faut fixer un cadre commun. Cela ne veut pas dire que le contrôle continu se substituera aux épreuves terminales car il est important que l’étudiant se confronte à une salle d’examen avec un temps déterminé, le stress et l’adrénaline qui s’y jouent, car cela les prépare à leurs futures vies professionnelles et leurs futurs concours.

Par ailleurs, j’aimerais parler de la gestion dématérialisée des campagnes de candidatures aux Master 2, qui est un sujet structurant du futur des Facultés et des professions. C’est l’année charnière où la plupart des Facultés sont passées à la sélection en Master 1. Ainsi, nous allons vraiment acter à une école de Licence plus générale et une école de Masters plus spécialisés. On pouvait craindre que cette période pose de sérieux problèmes sur la gestion dématérialisée, mais heureusement cela s’est bien passé. Sur une Université comme Bordeaux, nous avons pu organiser des campagnes d’informations auprès des étudiants via des Facebook Lives ou des réunions Zoom, et le site de la Faculté. »


Suite à leur réunion du 5 juin 2020, les membres de la conférence des doyens ont publié un communiqué [3] pour faire part de leur point de vue. Ils tiennent tout d’abord « à saluer les efforts considérables déployés par l’ensemble des personnels enseignants, enseignants-chercheurs, chercheurs, administratifs et techniques, qu’ils soient titulaires, contractuels ou vacataires. »

Ils rappellent que « les outils numériques sont des compléments » et « doivent le rester ». Ainsi, ils mettent en garde contre une tentation de « bouleverser le modèle de l’enseignement supérieur dans la précipitation et sans concertation. » Par ailleurs, « la Conférence regrette les ambiguïtés et les incohérences du ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation. » Tout ceci rend « difficile » la préparation de la rentrée de septembre 2020.

D’autant que « la crise actuelle appelle des réponses très différentes selon la taille des Universités et le nombre d’étudiants inscrits dans leurs composantes. Les Facultés de Droit et de Science politique attirent beaucoup de vocations : ce sont ainsi des centaines, voire des milliers d’étudiants qui rejoignent la première année de Licence dans chaque établissement. Pour cette raison, et aussi parce que les locaux ne le permettent pas, l’« hybridation » des enseignements est un leurre dans nos disciplines. » Une situation qui amène à un « traitement de défaveur » qui touche les Universités.

Ceci dit, « la Conférence demande que les considérations sanitaires ne soient pas instrumentalisées. L’enseignement à distance peut intervenir à la marge, pour certaines formations ou pour certains publics, mais l’enseignement « en présentiel doit être garanti. » La Conférence appelle finalement à un retour des étudiants sur leurs campus.

Propos recueillis par la rédaction du Village de la Justice

[1Ndlr : dans sa décision du vendredi 5 juin, le tribunal administratif de Paris a cassé le jugement prononcé le 20 mai par le juge des référés qui, lui, avait entériné le caractère légal des modalités exceptionnelles d’évaluation des étudiants, en raison de la crise due au coronavirus.

[2Ndlr : l’impact des gilets jaunes