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Les drones placés en quarantaine sur ordonnance ! Par Nathalie Ferrant et Nathalie Jouve, Avocates.
Parution : samedi 27 juin 2020
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Après l’adoption pour le moins controversée de l’application de suivi Stop Covid, c’est l’opération Stop Drones qui se voit finalement couronnée de succès devant le Conseil d’Etat. Les derniers espoirs de l’Etat français de voir voler rapidement au-dessus de nos têtes les drones de surveillance des opérations de confinement et désormais de déconfinement, se sont vite envolés en référé… au grand dam du Préfet de police !

1- L’ordonnance d’interdiction délivrée par le Conseil d’Etat.

Le Conseil d’Etat, haute juridiction administrative gardienne de nos libertés fondamentales, a été saisi en urgence par deux associations de la délicate question du recours de l’Etat aux drones sentinelles, œil et oreille technologique de pointe, pour assurer le respect des mesures de protection et de sécurité en vigueur dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire (interdiction des rassemblements de personnes, distanciation sociale, restrictions des déplacements, mise en quarantaine…).

En l’occurrence, depuis le 18 mars 2020, la préfecture de police de Paris avait mis en œuvre un dispositif de surveillance aérien engageant des drones afin d’assurer le respect des mesures de confinement destinées à protéger la population de la transmission de la redoutée Covid-19.

Dans son ordonnance de référé du 18 mai 2020 (n°440442 et 440445) [1], le Conseil d’Etat statuant en appel a expressément « enjoint à l’Etat de cesser sans délai, de procéder aux mesures de surveillance par drone, du respect, à Paris des règles de sécurité sanitaire applicables à la période de déconfinement ». Il a ainsi clairement pris le contre pied du tribunal administratif de Paris [2] qui avait validé dans un premier jugement la poursuite de l’usage de drones de surveillance par la préfecture de police dans sa décision du 5 mai 2020 (N°2006861/9).

La question au cœur du débat était de savoir si les données captées par le dispositif technique mis en œuvre et leur traitement, portent une atteinte illégale aux libertés fondamentales que sont le droit à la vie privée et le droit à la protection des données personnelles.

Il convient de rappeler que les traitements de ces données recueillies par drones ne font pas l’objet pour le moment d’une autorisation en France et ne sont pas organisés par un texte de droit interne pour leur mise en oeuvre.

Il y avait donc un flou artistique et juridique patent sur le régime applicable à ce type d’opération, nécessitant une sérieuse mise au point de la focale du droit.

2- Une mise au point sur le régime juridique applicable.

Le Conseil d’Etat s’est donc attelé à cet exercice de clarification en confrontant l’usage de la technique et le droit existant. La haute juridiction relève tout d’abord que le dispositif technique de surveillance litigieux consiste à collecter des données, grâce à la captation d’images par drone, à les transmettre, dans certains cas au centre de commandement de la préfecture de police pour un visionnage en temps réel et à les utiliser pour la réalisation de missions de police administrative.

En ce sens, il constitue un traitement de données à caractère personnel qui entre dans le champ de la Directive du 27 avril 2016 [3] sur la protection des données à caractère personnel touchant à la matière pénale. De lege lata, ce dispositif relève également des prescriptions de la loi Informatique et Libertés du 6 janvier 1978 qui, en son article 3, impose pour les traitements de données à caractère personnel mis en œuvre pour le compte de l’Etat, une autorisation officielle par arrêté du ou des ministres compétents ou par décret, selon le cas, pris après avis motivé et publié de la Commission Nationale Informatique et Libertés (CNIL).

En l’absence d’un tel texte réglementaire autorisant expressément la création d’un dispositif de surveillance par drones et de traitement des données et fixant précisément ses modalités d’utilisation ainsi que les garanties dont il doit être entouré, le Conseil d’Etat juge qu’il y a atteinte grave et manifestement illégale au droit au respect de la vie privée, du fait de la défaillance de l’Etat, pris en la personne de son institution préfecture de police.

3- L’injonction et les prescriptions curatives du Conseil d’Etat.

Dans son ordonnance, le Conseil d’Etat

« enjoint à l’Etat de cesser de procéder aux mesures de surveillance par drone, du respect à Paris, des règles de sécurité sanitaire applicables à la période de déconfinement, tant qu’il n’aura pas :
- Soit, autorisé par un texte réglementaire, pris après avis de la CNIL, dans le respect des dispositions de la loi du 6 janvier 1978 applicables aux traitements relevant du champ d’application de la directive du 27 avril 2016, la création d’un traitement de données à caractère personnel ;
- Soit, doté les appareils utilisés par la préfecture de police de dispositifs techniques de nature à rendre impossible, quels que puissent être les usages retenus, l’identification des personnes filmées
 ».

Deux remèdes l’un juridique, l’autre technique, sont ainsi prescrits à l’Etat pour sortir de cette impasse pathologique et garantir le droit fondamental au respect de la vie privée protégé par l’article 8 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, qui est atteint notamment dans ses composantes droit à la protection des données personnelles et liberté d’aller et venir.

4- Le décryptage technico-juridique.

La décision du Conseil d’Etat part du constat technique que les drones utilisés sont dotés d’un zoom optique et peuvent voler à une distance inférieure à celle de 80 à 100 mètres fixée par la note du 14 mai 2020 formalisant la pratique actuelle [4]. Ils sont donc susceptibles de collecter des données identifiantes et ne comportent aucun dispositif technique de nature à éviter, dans tous les cas, que les informations collectées puissent conduire, au bénéfice d’un autre usage que celui actuellement pratiqué, à rendre les personnes auxquelles elles se rapportent identifiables.

Le dispositif de surveillance litigieux constitue donc en droit un « traitement de données à caractère personnel » au sens de la directive du 27 avril 2016 [5]. Il consiste en effet à collecter notamment des données de ce type grâce à la captation d’images par drone, à les transmettre, dans certains cas au centre de commandement de la préfecture de police pour un visionnage en temps réel et à les utiliser pour la réalisation de missions de police administrative.

Pourtant, devant le tribunal administratif, c’est l’affirmation opposée du Préfet police qui avait prévalu, suivant laquelle les images captées sont prises en utilisant un grand angle et qu’elles ne permettent donc pas l’identification d’un individu et donc a fortiori le traitement de données à caractère personnel.

En appel, la présomption de bonne foi opérationnelle est tombée d’elle-même, rattrapée par les preuves objectives de la capacité technique réelle et invasive des moyens techniques déployés ; en l’espèce quatre drones semi-professionnels [6] équipés d’une caméra embarquée avec un zoom optique X 3, d’un haut parleur, et en option d’une carte mémoire micro SD. Le doute ne pouvait plus profiter à l’accusé, en « l’état » en tout cas…

En foi de quoi, la CNIL a annoncé mener plusieurs contrôles sur ces utilisations de drones [7], notamment par les polices municipales. Affaire à suivre !

Par Maître Nathalie FERRANT - Avocat-conseil spécialisé [->cabinet.ferrant@yahoo.fr] & Maître Nathalie JOUVE - Avocat au barreau de PARIS / Cabinet d’Avocats 264 faubourg Saint Honoré 75008 Paris

[2Ordonnance n°2006861 du 5 mai 2020 - Juge des référés du tribunal administratif de Paris https://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriAdmin.do?oldAction=rechJuriAdmin&idTexte=CETATEXT000041897158&fastReqId=1935829800&fastPos=1

[3Directive (UE) 2016/680 du Parlement Européen et du Conseil du 27 avril 2016 relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel par les autorités compétentes à des fins de prévention et de détection des infractions pénales, d’enquêtes et de poursuites en la matière ou d’exécution de sanctions pénales, et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la décision-cadre 2008/977/JAI du Conseil.

[4Les vols sont réalisés à une hauteur de 80 à 100 mètres de façon à donner une physionomie générale de la zone surveillée, qui est filmée en utilisant un grand angle sans activation du zoom dont est doté chaque appareil. Dans le cadre de la doctrine d’emploi, les drones ne sont plus équipés d’une carte mémoire de sorte qu’il n’est procédé à aucun enregistrement ni aucune conservation d’image.

[5Directive relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement de données à caractère personnel par les autorités compétentes à des fins de prévention et de détection des infractions pénales, d’enquêtes et de poursuites en la matière ou d’exécution de sanctions pénales, et à la libre circulation de ces données.

[6Les drones actuellement utilisés par la préfecture de police de Paris sont des drones semi-professionnels de marque chinoise DJI type Mavic Enterprise. Ils ont une autonomie d’utilisation moyenne, une charge embarquée réduite du fait de leur petite taille et une sécurisation de la diffusion des images par un simple mot de passe ce qui les rend vulnérables au piratage et au détournement de données. Ils sont voués à terme à être remplacés par des modèles professionnels plus performants, plus sécurisés et adaptés aux contraintes réglementaires, qui utilisent le réseau crypté 4G LTE tel que l’Apex Drone Voyager 4 ou Voyager 5 : www.apexdrone.aero

[7Communiqué CNIL du 18 mai 2020 sur la « Suspension de l’utilisation des drones pour contrôler le déconfinement à Paris par le Conseil d’État : les contrôles de la CNIL » https://www.cnil.fr/fr/suspension-de-lutilisation-des-drones-pour-controler-le-deconfinement-paris-par-le-conseil-detat-les