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La "société à mission" ou le nouveau capitalisme du jour d’après. Par Ludovic Landivaux, Avocat et Gabrièle Gien, Etudiante.
Parution : mardi 23 juin 2020
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Innovation de la loi "Pacte", la société à mission peut-elle être l’un des outils juridiques clés du "nouveau capitalisme", que de nombreux commentateurs appellent de leurs vœux après une crise sanitaire sans précédent ?
L’analyse détaillée des textes légaux et réglementaires, et surtout des travaux préparatoires de la loi Pacte, permet de mesurer concrètement la portée réelle et les contraintes induites par la qualité de "société à mission".
Et effectivement, cette création récente pourrait devenir, dans notre monde post-confinement, un vrai vecteur de différenciation des entreprises.

La « société à mission » ou le nouveau capitalisme du jour d’après.

Dans notre monde en cours de déconfinement, au moins en Europe, nombreux sont les appels et vœux formulés pour la construction d’un système économique plus proche, plus raisonnable et disons-le, plus humain.

Emmanuel Macron lui-même, dès le 16 mars 2020, affirmait que « Le jour d’après, quand nous aurons gagné, ce ne sera pas un retour au jour d’avant ».

S’il est encore trop tôt selon nous pour mesurer, voire même seulement estimer la réalité des changements que la crise de Covid-19 pourrait apporter à notre système capitaliste et son organisation, notamment celle du travail, il est sans doute un outil juridique qui va s’en trouver renforcé : « la société à mission ».

On se souvient en effet que l’article 176 de la loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et à la transformation des entreprises, dite loi PACTE, permet désormais aux entreprises de choisir de prendre et d’afficher cette qualité de « société à mission ».

Le décret d’application du 2 janvier 2020 a parallèlement complété les dispositions du Code de commerce relatives aux obligations de déclaration des sociétés dans le cadre de leurs demandes d’immatriculation et d’inscriptions modificatives, pour y inclure cette qualité.

Encore faut-il déterminer avec précision de quoi l’on parle.

« La société à mission » : une simple déclaration d’intention ou une vraie innovation ?

Cette création juridique relève-t-elle de l’effet d’annonce, voire du vœu pieu, ou bien est-elle réellement susceptible d’influer sur notre système capitaliste et de lui conférer un supplément de raison d’être, voire un supplément d’âme ?

Pour le dire autrement, une entreprise qui décide aujourd’hui de s’affirmer « société à mission », sera-t-elle réellement contrainte, par la loi, de changer significativement ses pratiques business ou bien peut-elle utiliser ce vertueux étendard pour humaniser sa communication, à moindre frais ?

En l’absence à ce stade - par définition - de jurisprudence sur la question, et la doctrine étant souvent descriptive, il nous est apparu indispensable de doubler l’analyse textuelle par l’étude exhaustive des travaux préparatoires de la loi PACTE et notamment ses articles 169 (modifications des articles 1833 et 1835 du Code civil) et 176 (introductions des articles L210-10 à L210-12 dans le Code de commerce).

Le droit positif.

Comme bien souvent dans le droit moderne, l’institution d’une notion juridique nouvelle vient impacter plusieurs bases légales existantes.

S’agissant de la société à mission, il faut notamment citer le nouvel article 1835 du Code civil qui dispose que les statuts d’une société « peuvent préciser une raison d’être, constituée des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité ».

Cette base civiliste est ensuite reprise par le nouvel article L210-10 du Code de commerce qui fait de l’existence d’une raison d’être statutaire la première condition que doit remplir une entreprise pour s’arroger le titre de société à mission.

Pour obtenir ce statut, l’entreprise doit en effet remplir les quatre conditions suivantes :

1/ On l’a dit, se doter d’une raison d’être.

Considérée isolément, la raison d’être (celle de l’article 1835 du Code civil) constitue un degré supplémentaire de contrainte par rapport au nouveau périmètre de l’intérêt social, applicable à toutes les sociétés (article 1833 du Code civil) et qui les contraint à envisager une gestion prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de leur activité.

Mais on se situe encore à un moindre degré d’exigence que celui imposé par la « société à mission ».

En effet, pour atteindre ce niveau, ce second palier pourrait-on dire, une entreprise devra en outre :

2/ Se fixer un ou plusieurs objectifs sociaux et environnementaux à poursuivre dans le cadre de son activité.

Cette fois, il est clair que la société devra se donner, dans le cadre de son activité, de réels moyens de remplir les objectifs qu’elle s’est fixés, en matière sociale et environnementale. On verra un peu plus loin avec quelle intensité.

3/ Pour être une société à mission, l’entreprise devra aussi se doter d’un « comité de mission » chargé du suivi de la mise en œuvre des fameux objectifs que l’entreprise aura définis.

Les modalités de désignation du « comité de mission » sont libres, mais un ou plusieurs salariés de la société devront y siéger.

4/ Enfin, et cette contrainte n’est pas neutre, la société à mission devra se soumettre à un contrôle externe réalisé par un « organisme tiers indépendant » (OTI), en charge de vérifier l’exécution des objectifs sociaux et environnementaux.

C’est à ce stade que l’on doit s’interroger et mesurer le degré de contrainte réel imposé à l’entreprise qui se déclare « société à mission », afin d’estimer si son ramage se rapportera bien à son plumage…

Les travaux préparatoires de la loi Pacte : éclairage sur la portée des nouveaux textes.

Le Gouvernement avait inscrit dans le projet de loi PACTE la possibilité de faire figurer une « raison d’être » dans les statuts d’une société ainsi que la nécessaire prise en compte par ses dirigeants des enjeux sociaux et environnementaux liés à l’activité de la société (voir l’actuel article 169 de la loi PACTE).

Les parlementaires sont allés plus loin, en ouvrant, au-delà, la faculté pour les sociétés commerciales d’acquérir la qualité de « société à mission » (article 176).

Selon les débats parlementaires, il s’agirait là d’une voie intermédiaire entre l’Economie Sociale et Solidaire et le capitalisme classique.

On peut également penser que l’accès à ce statut, optionnel à toutes les formes juridiques de sociétés, a permis d’éviter les difficultés liées à la définition d’une nouvelle forme de société, contraignante juridiquement et dont sans doute peu d’entreprises se seraient saisies.

L’éclairage apporté par les travaux préparatoires sur les quatre conditions que nous venons de rappeler permet de préciser assez finement à quelles obligations va concrètement se soumettre l’entreprise qui veut devenir une « société à mission ».

Reprenons chacune de ces conditions à l’aune des échanges et débats parlementaires.

Première condition : une société à mission, pour prétendre à cette qualité, doit d’abord se doter d’une raison d’être.

On relève ici que la définition de la « raison d’être » a été introduite par un amendement adopté par la Commission de l’Assemblée nationale en 1ère lecture, qui a modifié l’article 1835 du Code civil.

L’étude des travaux préparatoires montre également que la nouvelle rédaction de l’article 1835 a pour but de fixer son caractère facultatif, de rattacher la raison d’être à des valeurs et enfin de préciser la simple obligation de moyens qu’elle impose à la société qui s’en dote.

Autrement dit, la raison d’être, première condition pour revendiquer la qualité de société à mission, exige que l’on se fixe des principes, que l’on de donne les moyens de les faire vivre, mais n’impose pas - à ce stade du droit positif - qu’on les atteigne totalement.

La deuxième condition qui s’impose à la société à mission est que ses statuts précisent un ou plusieurs objectifs sociaux et environnementaux que la société se donne pour mission de poursuivre dans le cadre de son activité.

On notera que cette condition est très proche de la définition de la raison d’être, et presque redondante, si ce n’est qu’elle insiste sur la nature sociale et environnementale des objectifs à atteindre.

On relève également que sa formulation a été réécrite par un amendement du rapporteur de la loi en commission au Sénat afin d’assouplir l’acquisition de la qualité de « société à mission ». Ainsi, l’article L210-10 2° du Code de commerce prévoit que l’entreprise à mission doit se doter « d’objectifs sociaux et environnementaux » mais n’exige plus « d’articuler une raison d’être avec une mission ».

Encore une fois, le terme « objectif » renvoie, en droit, à une obligation de moyens plus que de résultat.

La troisième condition est de se doter d’un « comité de mission », chargé du suivi des objectifs que la société s’est fixés.

En nouvelle lecture, la commission de l’Assemblée nationale a réintroduit la disposition selon laquelle le suivi de l’exécution de la mission doit être effectué par un comité distinct des organes sociaux.

Ce comité doit comporter au moins un salarié, comme le prévoit un amendement adopté en séance à l’Assemblée nationale en nouvelle lecture.

Il s’agissait, en langage parlementaire, d’un amendement « de repli » puisque le groupe socialiste à l’Assemblée nationale avait au départ demandé que la moitié des membres du comité de mission soient des salariés de la société.

La quatrième condition tient enfin à la mise en place d’un contrôle externe par un « organisme tiers indépendant » (« OTI »).

Cette exigence est une vraie contrainte tant les entreprises françaises sont déjà soumises à quantité de déclarations, contrôles, vérifications et autres procédures administratives de toutes natures.

Dans le cadre de la société à mission, ce nouvel OTI sera chargé de procéder à toute vérification qu’il estime utile au sein de la société en lien avec les objectifs sociaux et environnementaux définis.

Il devra également rendre un avis motivé, retraçant ses propres diligences mais surtout indiquant si la société respecte ou non les objectifs qu’elle s’est fixés. Le cas échéant, l’OTI devra mentionner les raisons pour lesquelles, selon lui, les objectifs n’ont pas été atteints ou pour lesquelles il lui a été impossible de parvenir à une conclusion (voir l’article R210-21 du Code de commerce issu de l’article 3 du décret du 2 janvier 2020).

A première vue, le texte réglementaire, qui évoque l’atteinte des objectifs, pourrait sembler plus contraignant que la formulation prévue au 4° de l’article L210-10 du Code de commerce, qui ne prévoit que l’exécution des objectifs.

En réalité, la formulation du texte règlementaire ne doit pas selon nous modifier l’analyse sur la portée de la deuxième condition posée par l’article L210-10.

En effet et d’abord, parce que l’étude des travaux préparatoires de la loi PACTE permet de conclure que l’intention du législateur n’est pas d’imposer une obligation de résultat à la société à mission.

Ensuite, parce que le texte légal (l’article L210-10 4°) pose bien le principe selon lequel la vérification de l’OTI et son avis doivent porter sur « l’exécution » des objectifs sociaux et environnementaux et non leur « atteinte ». Cette lecture est logique : le fait qu’un objectif fixé ne soit pas atteint peut simplement révéler que les démarches de l’entreprise pour y parvenir sont en cours et non finalisées.

Autrement posé, dans la mesure où les objectifs que se fixe une société à mission peuvent évidemment nécessiter plusieurs années de travail, voire reposer sur un principe de constante amélioration, nous estimons, en l’état actuel des textes, que la vérification de l’OTI devra porter sur les moyens alloués à la mission et l’effectivité des démarches entreprises en lien avec les objectifs fixés.

Conclusion sur la « société » à mission dans les premiers temps du « jour d’après »…

L’initiative du législateur pour engager les entreprises sur la voie de la responsabilité sociale et environnementale se caractérise par une « souplesse volontariste ».

Certes, les travaux parlementaires révèlent qu’à ce jour, en droit positif, la société à mission se trouve investie d’une obligation de moyens et non d’une obligation de résultat dans l’atteinte des objectifs qu’elle se donne.

Mais l’inscription d’une raison d’être dans les statuts, pierre d’angle de la société à mission, puis la définition d’objectifs, dont la réalisation sera suivie et contrôlé tant à l’intérieur de l’entreprise que par un organisme tiers, démontrent, sans conteste, que ce nouveau régime a une vraie densité juridique.

Il paraît clair, en conséquence, que les entreprises qui vont devenir, volontairement, des sociétés à mission vont changer leur manière de faire. En intégrant dans leur plan d’objectifs et d’actions une vision non exclusivement économique et financière, en conceptualisant leurs propres objectifs d’apports à la cité et à l’environnement, en associant les salariés à leur suivi et en acceptant le regard, voire la critique, d’un tiers (l’OTI).

Mais sans doute aussi, par la force du projet qu’elles vont ainsi mettre en mouvement, les futures sociétés à mission pourront-elles réellement changer leur manière d’être.

Si c’est effectivement en forgeant que l’on devient forgeron, alors ce sera peut-être en devenant des sociétés à mission que les entreprises françaises donneront un nouveau visage au capitalisme français.

Bien sûr, dans un monde qui va rester globalisé, nonobstant la crise de Covid-19, l’enjeu est de taille et les réalités de la compétition internationale pourraient être un frein au développement rapide des nobles ambitions de nos entrepreneurs nationaux.

Mais le « monde d’après » est déjà en marche : la MAIF va ainsi devenir la première grande société d’assurance française à adopter la qualité de société à mission, ce qui est évidemment en cohérence avec son modèle mutualiste historique.

Autre exemple, à la sortie de la crise sanitaire, et sans doute au début de la crise économique, Danone a également annoncé vouloir s’orienter vers ce nouveau modèle, son président Emmanuel Faber déclarant que le choc que nous vivons est un « avertissement qui [devait] nous conduire à des changements ».

Avec la société à mission, notre droit offre aux entreprises de France un outil juridique qui concilie réellement souplesse et contenu véritable, bien au-delà du seul argument marketing.

Reste aux entreprises, quelle que soit leur taille et leur secteur d’activité, à oser s’en saisir pour penser et construire le capitalisme non pas de demain, mais d’aujourd’hui.

Ludovic Landivaux, avocat associé [->ll@claisse-associes.com] et Gabrièle Gien, IEP Paris [->gabriele.gien@sciencespo.fr] Claisse et associés, avocats