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Discrimination et droits de l’homme. Par Philippe de Niort, Avocat.
Parution : lundi 20 juillet 2020
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Le moyen de droit invoquant une discrimination sur le fondement de l’article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, est un couteau suisse mis à la disposition des avocats.

La prohibition de la discrimination en droit interne.

En droit interne, la discrimination est prohibée par les articles 225-1 du Code pénal et L1132-1 du Code du travail.

L’article 225-1, alinéa 1er, du Code pénal dispose

« toute distinction opérée entre les personnes physiques sur le fondement de leur origine, de leur sexe, de leur situation de famille, de leur grossesse, de leur apparence physique, de la particulière vulnérabilité résultant de leur situation économique, apparente ou connue de son auteur, de leur patronyme, de leur lieu de résidence, de leur état de santé, de leur perte d’autonomie, de leur handicap, de leurs caractéristiques génétiques, de leurs mœurs, de leur orientation sexuelle, de leur identité de genre, de leur âge, de leurs opinions politiques, de leurs activités syndicales, de leur capacité à s’exprimer dans une langue autre que le français, de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une Nation, une prétendue race ou une religion déterminée ».

Le second alinéa de l’article 225-1 du Code pénal, reprend exactement la même disposition pour interdire la discrimination au détriment des personnes morales.

Aux termes des dispositions de l’article L1132-1 du Code du travail, la prohibition de la discrimination s’applique aux procédures de recrutement ou de nomination, à l’accès à un stage ou à une période de formation en entreprise, au licenciement et aux sanctions à l’encontre d’un salarié.

Ce texte interdit tout discrimination dans le cadre de l’un des cas susvisés, pour les circonstances suivantes :

« notamment en matière de rémunération, au sens de l’article L3221-3, de mesures d’intéressement ou de distribution d’actions, de formation, de reclassement, d’affectation, de qualification, de classification, de promotion professionnelle, de mutation ou de renouvellement de contrat en raison de son origine, de son sexe, de ses mœurs, de son orientation sexuelle, de son identité de genre, de son âge, de sa situation de famille ou de sa grossesse, de ses caractéristiques génétiques, de la particulière vulnérabilité résultant de sa situation économique, apparente ou connue de son auteur, de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation ou une prétendue race, de ses opinions politiques, de ses activités syndicales ou mutualistes, de son exercice d’un mandat électif, de ses convictions religieuses, de son apparence physique, de son nom de famille, de son lieu de résidence ou de sa domiciliation bancaire, ou en raison de son état de santé, de sa perte d’autonomie ou de son handicap, de sa capacité à s’exprimer dans une langue autre que le français ».

Il en résulte que la liste des discriminations prohibées par les dispositions de l’article L1132-1 du Code du travail est limitative, compte tenu de l’emploi de l’adverbe « notamment », mais uniquement en ce qui concerne les mesures auxquelles ce texte est applicable.

S’agissant des autres cas de discrimination, la liste énumérée à l’article 225-1 du Code pénal est limitative.

Encore convient-il d’ajouter que l’inégalité de traitement et la discrimination, sont prohibées par les dispositions récentes des articles P.1.6 et P.1.7 du Règlement intérieur national de la profession d’avocat.

La prohibition de la discrimination par l’article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme.

1o) Le champ d’application de l’article 14 de la Convention inhérent à la définition de la discrimination.

L’article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme a, quant à lui, un champ d’application bien plus large.
Il dispose : « La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation ».

La Cour européenne des droits de l’homme considère que la liste des chefs de discriminations prohibées par l’article 14 de la Convention ne revêt pas un caractère exhaustif [1].

Elle a jugé que l’article 14 de la Convention « protège les individus ou groupements placés dans une situation comparable contre toute discrimination dans la jouissance des droits et libertés » [2].

Elle a dit aussi que l’article 14 de la Convention « protège contre toute discrimination les individus placés dans des situations analogues » [3].

Tantôt la Haute Cour a exigé une situation comparable, tantôt une situation analogue.

Les personnes morales peuvent, elles aussi, se prévaloir des dispositions de l’article 14 de la Convention.

La Cour européenne des droits de l’homme considère que l’article 14 de la Convention « protège contre toute discrimination les personnes - physiques ou morales - placées dans des situations analogues » [4].

S’employant à définir "les critères qui permettent de déterminer si une distinction de traitement donnée (...) contrevient ou non à l’article 14", elle a énoncé : " l’égalité de traitement est violée si la distinction manque de justification objective et raisonnable. L’existence d’une pareille justification doit s’apprécier par rapport au but et aux effets de la mesure considérée, eu égard aux principes qui prévalent généralement dans les sociétés démocratiques. Une distinction de traitement dans l’exercice d’un droit consacré par la Convention ne doit pas seulement poursuivre un but légitime : l’article 14 (art. 14) est également violé lorsqu’il est clairement établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé" [5].

Ainsi, « la discrimination consiste à traiter de manière différente, sauf justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations comparables ».

Le « manque de justification objective et raisonnable » signifie que la distinction litigieuse ne poursuit pas un « but légitime » ou qu’il n’y a pas de « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » [6].

2o) Le champ d’application de l’article 14 de la Convention inhérent à l’application conjointe d’un autre droit.

L’article 14 de la Convention a précisé son objet en visant « la jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention ».

Il en résulte que l’article 14 est applicable conjointement avec un autre article de la Convention accordant un droit ou une liberté, et non pris isolément.

En réalité, cela n’a pas pour effet de restreindre le champ d’application de l’article 14 de la Convention.

En effet, si l’article 14 ne peut être invoqué qu’à la condition qu’il soit combiné avec un autre article de la convention garantissant un droit ou une liberté, ou un droit prévu par la loi, il n’en demeure pas moins effectif même à défaut de violation de ce droit ou de cette liberté pris isolément.

Dans son rapport rendu dans l’affaire linguistique belge le 24 juin 1965, la Commission européenne des droits de l’homme a dit que si l’article 14 doit être combiné avec un autre article de la Convention, c’est parce qu’il ne vaut pas pour les droits et libertés non garantis par cette dernière, mais que son application ne se limite pas aux cas de violation concomitante d’un autre article [7].

La Cour européenne a suivi cet avis de la Commission sur ce point, dans son arrêt affaire linguistique belge du 23 juillet 1968.

En outre, l’article 14 de la convention peut aussi être conjointement applicable avec les dispositions des Protocoles additionnels [8].

L’article premier du Protocole additionnel no 12 a pour effet d’étendrebconsidérablement le champ d’application de l’article 14 de la Convention.

Déjà, le préambule de ce Protocole additionnel commence par déclarer qu’il faut prendre « en compte le principe fondamental selon lequel toutes les personnes sont égales devant la loi et ont droit à une égale protection de la loi… ».

Intitulé « Interdiction générale de la discrimination », l’article premier du Protocole additionnel no 12 dispose :

« La jouissance de tout droit prévu par la loi doit être assurée, sans discrimination aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation ».

La Cour européenne de droits de l’homme en a déduit que « si l’article 14 de la Convention prohibe la discrimination dans l’assurance de la jouissance des « droits et libertés reconnus dans la (...) Convention », l’article 1 du Protocole no 12 étend le champ de la protection à « tout droit prévu par la loi ». Il introduit donc une interdiction générale de la discrimination » [9].

En effet, elle interprète le terme de « loi » de manière extensive en considérant qu’il englobe l’ensemble du droit en vigueur, législatif mais aussi réglementaire, jurisprudentiel, et même constitutionnel comme elle l’a fait dans l’arrêt susvisé Sejdic et Finci.

Ainsi, la Cour européenne a jugé « Dès lors toutefois qu’un Etat décide de créer un régime de prestations ou de pensions, il doit le faire d’une manière compatible avec l’article 14 de la Convention » [10].

Une avance sur pension sous la forme d’une allocation d’urgence, destinée à assurer un revenu minimum vital aux demandeurs d’emploi ayant épuisé leurs droits aux allocations de chômage, ne peut pas non plus être refusée aux seuls étrangers [11].

En outre, même dans le cas où la Convention ou ses Protocoles additionnels laissent à la discrétion des Etats les modalités d’exercice d’un droit qu’ils consacrent, la Cour européenne n’en contrôle pas moins s’il y a eu discrimination [12].

En résumé, toute inégalité de traitement dans la jouissance des droits et libertés protégés par la Convention ou par l’un des Protocoles additionnels, ou dans celle d’un droit prévu par la loi, le règlement, la jurisprudence ou la constitution, constitue, entre des personnes qui se trouvent dans une situation comparable, à tout le moins analogue, même en l’absence de violation de l’un de ces droits pris isolément, une discrimination au sens de l’article 14 de Convention, à défaut de justification objective et raisonnable.

3o) Les limites du champ d’application de l’article 14 de la Convention.

Bien évidemment, il existe des limites à la portée de de l’article 14 de la Convention, même s’il est clair que la philosophie de la Cour européenne de droits de l’homme n’est pas d’en restreindre l’applicabilité.

Les articles 8 à 11 de la Convention, relatifs, respectivement, au droit au respect de la vie privée et familiale, à la liberté de pensée, de conscience et de religion, à la liberté d’expression et à la liberté de réunion et d’association, peuvent faire l’objet de restrictions par les Etats membres.

De même, le préambule du Protocole additionnel no 12 dispose :

« Réaffirmant que le principe de non-discrimination n’empêche pas les Etats parties de prendre des mesures afin de promouvoir une égalité pleine et effective, à la condition qu’elles répondent à une justification objective et raisonnable… ».

Cependant, ici encore, la prohibition de la discrimination n’est pas aisément éradiquée, car lorsqu’un Etat apporte des restrictions à un droit garanti par la Convention dans les cas où elle le permet, il n’est pas pour autant autorisé à accorder à certaines personnes des avantages qu’il refuse à d’autres situées dans une situation comparable ou analogue [13].

Au demeurant, la Cour européenne s’est arrogée le droit d’apprécier la légalité des réserves en invalidant celles émises par la Suisse et la Turquie [14].

Toutefois, est irrecevable le moyen invoquant l’article 14 de la Convention à l’appui d’une requête, dès lors qu’il ne concerne pas un droit ou une liberté garantie par celle-ci ou par une disposition d’un Protocole additionnel ou une autre norme juridique, et que l’Etat concerné n’a pas accordé à des personnes des avantages refusés à d’autres sans motif légitime.

Ainsi, ont été déclarés irrecevables par la Commission européenne des droits de l’homme, laquelle a pour mission de filtrer les requêtes dont elle est saisie, celles ayant invoqué :
- le droit à l’exercice d’une profession commerciale [15] ;
- le droit de fixer sa résidence à l’étranger [16] ;
- le droit d’être admis à résider dans un pays donné [17] ;
- le droit d’acquérir une nationalité déterminée [18] ;
- le droit d’utiliser la langue de son choix en s’adressant à l’administration [19] ;
- le droit d’utiliser la langue de son choix en s’adressant à des organismes publics gérant un service industriel et commercial [20] ;
- le droit d’accéder aux fonctions publiques [21] ;
- le droit à des congés payés [22] ;
- le droit au travail [23] ;
- le droit à se porter candidat à une assemblée représentative régionale sans compétence législative [24].

Philippe de Niort Avocat au Barreau de Paris [->de-niort.philippe@orange.fr] https://www.philippedeniortavocat.com

[1CEDH, James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, req. no 8793/79 ; CEDH, Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, req. no 5100/71 ; 101/71 ; 5102/71 ; 5354/72 ; 5370/72.

[2CEDH, Syndicat national de la police belge c. Belgique, 27 octobre 1975, req. no 4464/70 ; CEDH, Sun day Times c. Royaume-Uni, 26 avril 1979, req. no 6538/74.

[3CEDH, Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, req. no 6833/74.

[4CEDH, Lithgow et autres c. Royaume-Uni, 8 juillet 1986, req. no 9006/80 ; 9262/81 ; 9263/81 ; 9265/81 ; 9266/81 ; 9313/81 ; 9405/81.

[5CEDH, Affaires relatives à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique c. Belgique, 23 juillet 1968, req. no 1474/62, 1677/62,1691/62, 1769/63, 1994/63, 2126/64.

[6Entre autres décisions : CEDH, Andrejeva c. Lettonie [GC], 18 février 2009, req. no 55707/00.

[7ComEDH, Avis du 24 juin 1965, cit. in CourEDH, Affaire linguistique belge, précité.

[8CEDH, E. B. c. France, 22 janvier 2008, req. no 43546/02.

[9CEDH, Sejdic et Finci c. Bosnie-Herzégovine, 22 décembre 2009, req. no 27996/06 et 34836/06.

[10Stec et autres c. Royaume-Uni, 12 avril 2006, req. no 65731/01 et 65900/01.

[11CEDH Gaygusuz c. Autriche, 16 septembre 1996, req. no 17371/90.

[12CEDH, Syndicat national de la police belge c. Belgique, précité.

[13CEDH, Rekvényi c. Hongrie, 20 mai 1999, req. no 25390/94.

[14CEDH Belilos c. Suisse, 29 avril 1988, req. no 10328/83 ; CEDH Loizidou c. Turquie, 18 décembre 1996, req. no 15318/89.

[15ComEDH, X c. République fédérale d’Allemagne, 16 décembre 1955, req. no 86/55.

[16ComEDH, X. c. Danemark, 7 mars 1957, req. no 238/56.

[17ComEDH, X. c. Danemark, 7 mars 1957, req. no 238/56.

[18ComEDH, 1er juillet 1985, req. no 11278/84.

[19ComEDH, 17 juillet 1965, req. no 2333/64.

[20ComEDH, Georges Clerfay, Pierre Legros et autres c. Belgique, 17 mai 1985, req. no 10650/83.

[21ComEDH, 8 octobre 1966, req. no 8493/79.

[22ComEDH, X. c. République fédérale d’Allemagne, 7 juillet 1959, req. no 436/58.

[23ComEDH, X. c. Belgique, 3 février 1970, req. no 4072/69.

[24ComEDH, 30 mai 1975, req. no 6745/74.