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Breveter l’utilisation d’un réseau de neurones artificiel : que faut-il décrire ? Par Catherine Caspar, CPI.
Parution : lundi 27 juillet 2020
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Une nouvelle décision d’une Chambre de recours de l’Office Européen des Brevets en date du 12 mai 2020 vient nous rappeler utilement les exigences en matière de brevetabilité dans le domaine de l’intelligence artificielle.

La demande avait pour objet une méthode de détermination du débit cardiaque à partir d’une courbe de la pression artérielle mesurée à la périphérie. Cette courbe de pression artérielle mesurée à la périphérie est transformée, à l’aide d’un réseau neuronal artificiel, en pression aortique équivalente et le débit cardiaque est calculé à partir de la pression aortique équivalente. Les valeurs de pondération du réseau de neurones sont déterminées par apprentissage.

L’article 83 de la Convention sur le Brevet Européen exige que la demande de brevet européen divulgue l’invention d’une manière suffisamment claire et complète pour qu’elle puisse être réalisée par un homme du métier. A cette fin, la demande de brevet doit permettre à l’homme du métier de reproduire l’enseignement technique inhérent à l’invention revendiquée sur la base de ses connaissances techniques générales.

Or dans le cas de cette demande de brevet, la Chambre note, en ce qui concerne la formation du réseau neuronal utilisé dans l’invention, que la description de la demande de brevet indique simplement que les données d’entrée doivent couvrir un large éventail de patients d’âge, de sexe, de type de constitution, d’état de santé et autres. La description n’indique toutefois pas quelles données d’entrée sont appropriées pour former le réseau neuronal artificiel, ni n’identifie un ensemble de paramètres adaptés à la transformation de la courbe de pression artérielle mesurée à la périphérie en pression aortique équivalente.

La formation du réseau neuronal artificiel ne peut donc pas être réalisée par la personne du métier en l’absence d’informations dans la demande de brevet. De surcroît, alors que l’invention est basée sur l’apprentissage des valeurs de pondération du réseau neuronal artificiel, cet apprentissage ne peut être mis en œuvre en raison d’une absence de divulgation sur des valeurs de pondération et les paramètres associés.

La Chambre en conclut que l’invention n’est pas suffisamment divulguée et que les conditions de l’article 83 ne sont donc pas respectées. Bien que la demande de brevet aurait pu être rejetée sur cette base, la Chambre examine la question de l’activité inventive.

Examination de l’activité inventive.

L’invention ne se distinguait de celle du document le plus proche D1 que par l’utilisation d’un réseau de neurones artificiel dont les valeurs de pondération sont déterminées par apprentissage. Une méthode de détermination du débit cardiaque à partir des mêmes données que l’invention était en effet déjà connue de D1.

Le requérant a tenté de défendre que l’invention permettait de garantir une détermination fiable et précise du débit cardiaque sur la base de la courbe du sang artériel mesurée à la périphérie, en tenant compte de la nature à bande étroite et des phénomènes de résonance dans la gamme des basses fréquences du trajet de transmission entre l’aorte et la périphérie, tout en maintenant les ressources de calcul nécessaires dans des limites raisonnables, ce qui rendait possible l’intégration dans un appareil mobile et donc maniable.

La Chambre n’a pas été convaincue par cet argument. En effet, la demande n’indique pas comment la détermination par apprentissage des valeurs de pondération du réseau de neurones artificiel permet de tenir compte de la nature à bande étroite et des phénomènes de résonance dans la gamme des basses fréquences du trajet de transmission entre l’aorte et la périphérie. En outre, ni la revendication ni la description ne contiennent de détails concernant la formation du réseau neuronal artificiel ou la manière dont les valeurs de pondération sont adaptées.

L’effet technique spécifique mentionné ci-dessus ne peut être obtenu pour tout réseau de neurones artificiel dont les valeurs de pondération sont déterminées par apprentissage. L’effet technique partant de D1 se résume donc à l’utilisation d’une méthode alternative de détermination du débit cardiaque.

Or l’utilisation de réseaux de neurones dont les valeurs de pondération sont déterminées par apprentissage était non seulement bien connue en général, mais elle était également connue d’un document d’art antérieur D8 dans le contexte de la transformation de la courbe de pression artérielle mesurée à la périphérie en pression aortique équivalente. L’invention n’implique donc pas d’activité inventive au vu de D1 combiné avec les connaissances générales ou avec D8.

Cette décision vient donc nous rappeler qu’il est nécessaire, au stade de la rédaction d’une demande de brevet, de procéder à une analyse complète et correcte du problème technique résolu par l’invention afin d’identifier et de décrire les caractéristiques techniques permettant de résoudre ce problème.

A un problème technique spécifique doit correspondre des caractéristiques techniques spécifiques. Dans l’exemple commenté ici, il n’est notamment pas spécifié comment il est tenu compte dans le réseau de neurones ou son apprentissage de la nature à bande étroite et des phénomènes de résonance dans la gamme des basses fréquences du trajet de transmission entre l’aorte et la périphérie.

L’utilisation d’un réseau de neurones ne peut ainsi plus aujourd’hui, compte tenu des avancées en matière d’intelligence artificielle, être brevetée si ce réseau de neurones est défini uniquement de manière générale, sous forme de « boîte noire » qui, par quelque magie, fournit le résultat attendu. Il faudra, selon le cas d’espèce, s’intéresser à sa structure interne, ses entrées et/ou sorties, son paramétrage ou son dimensionnement, son initialisation, l’algorithme d’apprentissage ou de propagation des erreurs d’apprentissage, la nature et les caractéristiques des données d’apprentissage, etc.

Un équilibre sera à trouver entre ce qu’il est raisonnablement possible de décrire au vu de la complexité des données et traitements utilisés et ce qu’il faut décrire pour passer le seuil de la brevetabilité.

Voir la décision T161/18 (publiée uniquement en langue allemande).

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