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Les professions juridiques face aux Legaltech : le droit est un service comme un autre ! Par Hervé Gallet, Huissier de Justice.
Parution : vendredi 31 juillet 2020
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L’émergence des legaltech apporte son lot de changements dans notre exercice du droit.
Si les professions juridiques y voient une remise en cause sauvage d’un certain ordre établi, le justiciable va (enfin) pouvoir reprendre la main sur sa consommation de services juridiques.

Le monde change, la société évolue et les modes de consommation avec elle. Notre monde juridique doit évidemment suivre ce changement.

Nous avons vu émerger ces dernières années de nombreuses startup juridiques (legaltech) dont la naissance provoque systématiquement un émoi au sein de la ou des professions concernées, en réponse au changement potentiellement induit par ce nouveau mode d’exercice.

Le changement pourrait être fondamental (suppression ou transformation radicale d’un secteur d’activité, d’une matière). J’ai toujours retenu cette image régulièrement citée par Oussama Ammar lors de ses premières conférences sur l’Uberisation : A l’époque romaine, un habitant sur quatre était porteur d’eau, jusqu’à ce que les aqueducs soient mis au point… Elle me rappelle à quel point rien n’est jamais acquis face au progrès.

Mais pour l’heure, ce changement ne porte que sur les canaux et modes d’acquisition de clientèle.

C’est déjà une bonne nouvelle : il ne faut pas se réinventer sur le fond mais uniquement sur la forme. L’activité juridique reste telle que nous la connaissons.

Une évolution des modes de consommation du droit.

Les changements que nous avons connu au cours de ces dernières années ont ceci de particulier qu’ils ne trouvent pas leur source dans une évolution réglementaire mais dans la mutation du marché. La modification législative est intervenue à posteriori, afin d’adapter le cadre aux modes de consommation du droit transfigurés par l’émergence de ces nouveaux acteurs.

Des plateformes se sont ainsi mises à « vendre » le droit sous toutes ses formes et par tous moyens.

Tout d’abord sont apparues des plateformes d’intermédiation entre justiciables et professionnels du droit pour la fourniture de consultations juridiques.

Elles ont ensuite été rapidement rejointes par des sites de commercialisation de services très spécifiques (constats d’Huissier par exemple…).

Les quelques péripéties judiciaires qu’elles ont pu subir à l’initiative des professionnels eux-mêmes les ont conduites à s’adapter et à parfois modifier leur mode d’exercice. Elles représentent aujourd’hui un vrai marché sur le secteur et font intégralement partie du paysage juridique.

Elles ont plus récemment été rejointes par de nouveaux acteurs qui ont décidé de s’affranchir des professionnels et de proposer de véritables prestations juridiques qu’elles parvenaient à produire en interne. Ces solutions très spécifiques sont des activités de niche et dédiées à une action très précise (rédaction de CGV, formalités sociales, testament olographe… ou encore résolution de litiges !).

Ces plateformes n’ont pas une pratique transversale du droit mais une expertise très concrète d’une branche d’activité qu’ils investissent méthodiquement et pour lesquels leur maîtrise technique et juridique est tout à fait sérieuse.

L’observatoire du village de la justice nous donne une idée assez précise du marché actuel du droit sur Internet. On voit ainsi que la fourniture de service par les legaltech est au même niveau que l’intermédiation entre justiciables et professionnels du droit (BtoB et BtoC confondus).

Douloureuse pour les professionnels.

La part de services fournie directement par les legaltech (celles qui relèvent de la deuxième catégorie) est donc en croissance. Et cette mutation est la plus difficile à vivre pour les professionnels du droit, pour deux raisons :

Pour une raison financière tout d’abord, puisqu’elle opère un transfert d’une partie de l’activité des auxiliaires de justice vers ces nouveaux opérateurs.

Sur ce point, aucune règle ne peut être mise en évidence : certaines activités ont subi un véritable dumping de la part des plateformes qui ont industrialisé les process afin de tirer les coûts et les prix vers le bas, surtout face à des activités parfois tarifées au sein des professions réglementaires.

Certaines activités ont été proposées à des tarifs voisins de ceux déjà pratiqués (ou du moins les tarifs se sont rapidement alignés).

Mais il faut observer qu’un grand nombre d’activités ayant émergé au sein des legaltech sont proposées à des tarifs plus élevés que ceux initialement pratiqués. Il s’agit de prestations de conseil et d’accompagnement (dans les démarches et formalités par exemple), ou d’habillage de procédures scénarisées et forfaitisées.

Par exemple dans le cadre de la résolution de litiges, les « packs » proposés incluent un ou plusieurs actes au sein d’une procédure pour un montant forfaitaire souvent bien plus élevé que le seul coût des actes alors que cet accompagnement l’aurait été gratuitement par l’Huissier en charge du dossier.

L’approche est également nouvelle par l’application de forfaits annoncés en toute transparence. Il n’y a rien de plus difficile que d’évaluer le coût d’une prestation juridique, soit en raison d’un aléa sur la quantité de travail, soit en raison de l’opacité des tarifs réglementés alors la démarche est bien accueillie, même si le coût global est plus cher…

Alors bien sûr ces coûts « forfaitisés » sont bien moins élevés qu’un accompagnement sur mesure facturé à l’heure par un professionnel… Mais ils répondent surtout à une demande pour les consommateurs qui n’aurait jamais sollicité ce type de prestation la pensant inabordable ou ne voulant pas prendre la peine d’en connaître le coût chez un professionnel. Elles ont ainsi pu créer de véritables nouveaux marchés en rendant certaines procédures abordables à tous.

C’est également pour une raison philosophique que cette évolution est douloureuse.

Elle révèle en fait que la qualité du prestataire, son titre d’exercice, n’est plus une condition essentielle pour le consommateur du droit.

En fait, comme pour toute consommation de services, seul le résultat compte. Il faut qu’il soit délivré rapidement et soit « globalement » satisfaisant.

Partant de ce postulat il devient logique de faire appel à un spécialiste reconnu. La mesure de cette reconnaissance (et de la compétence dans la fourniture des services ) résultera alors pour les plateformes de la masse des avis consommateurs et de la couverture médiatique qui lui est offerte, et qui surpassent au final la valeur du diplôme ou du titre.

Au-delà de la qualité du professionnel, les plateformes ont apporté aux consommateurs du droit une certaine forme de considération qui leur faisait souvent défaut. Elles sont accessibles 24h/24, le consommateur y trouvera la réponse à toutes les questions qu’il se pose et il y est placé au centre d’une véritable stratégie commerciale : tout est conçu pour lui, pour lui faciliter le droit et le lui rendre pleinement accessible.

Il faut reconnaître que les professionnels du droit ne sont pas (tous) prêt à ce changement et je suis encore peiné de voir à quel point certains se considèrent supérieurs à leurs clients, tantôt méprisants tantôt indifférents.

Ces attitudes sont à déplorer, elles ne font que renforcer l’existence et l’action des legaltech dans la réponse qu’elles apportent aux consommateurs, mais en les opposant aux auxiliaires de justice.

Au contraire le succès des plateformes devrait provoquer chez nous une émulation visant à améliorer l’expérience de nos clients tout en maintenant un haut niveau de compétences.

Je suis également surpris de voir le déni ou le rejet de nombreux professionnels à l’égard de ces plateformes. Elles font désormais intégralement partie du paysage juridique français et il serait vain d’espérer lutter « contre » elles, c’est un combat d’arrière-garde dont personne ne sortira gagnant.

Bien au contraire je suis convaincu qu’elles vont nous apporter de nouvelles opportunités, de nouvelles matières en créant de nouveaux besoins pour le consommateur.

A nous de les aider à trouver leur place dans la chaîne de consommation du droit. En nous opposant nous risquons de nous faire cannibaliser et ne devenir que des exécutants pilotés.

En participant à cette évolution, j’ai la conviction que nous pourrons aménager une complémentarité entre les plateformes (traitements industriels et de masse) et nous, professionnels (traitements sur mesure, plus sensibles et à forte valeur ajoutée).

Hervé GALLET Huissier de Justice associé, cofondateur de //SYSLAW