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[Maroc] La complexité de légiférer durant une période de pandémie : le coronavirus (Covid 19) à titre d’exemple. Par Tariq Boukhima, Doctorant en Droit.
Parution : vendredi 14 août 2020
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Quel est l’enjeu de légiférer pour la période de pandémie, sans porter atteinte aux principes sacro-saints de loi ? C’est un défi que le législateur marocain a relevé, en promulguant des textes de loi pour faire face à la pandémie coronavirus (Covid 19). Edicter ces textes en fonction de l’état évolutif de l’épédimie rend la mission du législateur un peu complexe. Dès lors, il recourait à plusieurs mécanismes pour pouvoir concilier entre ses deux missions contradictoires, celle d’incriminer tout comportement qui lui parait nuisible à la santé pubique, et celle de ne pas restreindre les libértés publiques au-delà de ce qui est nécessaire pour limiter cette propagation du virus.

Introduction :

"Nul n’est censé ignorer la loi" est un adage qui suppose la connaissance par les citoyens des lois qui les gouvernent. Ainsi, ils ne peuvent pas se prévaloir de l’ignorance de la norme de loi dont il est question pour se soustraire à la sanction prévue. En revanche, si l’on admet que cet adage ne puisse s’appliquer que fictivement, on est au moins sûr qu’il impose à l’état une obligation de prédéterminer d’une façon claire et précise les comportements prohibés, d’une manière que la loi soit l’unique source du droit pénal.

Cette obligation se traduit en matière pénale par le principe de légalité criminelle, qui se définit comme le fait qu’il n’y a pas d’infraction sans loi préexistante. Pourtant, ce principe ne concerne pas seulement le droit pénal spécial, mais aussi le droit pénal général et la procédure pénale, tandis que ceux-ci portent tous atteinte à la liberté individuelle, en contenant des règles coercitives.
De ce fait, toute personne ne peut être détenue, poursuivie et jugée que pour une infraction et selon une procédure qui sont déjà prévues par la loi. Cette préexistence de la norme pénale est donc nécessaire pour pouvoir engager une réaction sociale contre celui qui a choisi de l’enfreindre, malgré sa connaissance préalable du caractère prohibitif de ses actes. Il n’aura alors pas d’excuse, tant qu’il est déjà informé de ce qui est permis et de ce qui est interdit.
Or, la légalité criminelle n’a acquis le statut de principe qu’à la Révolution française, et précisément avec la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen qui le stipule expressément dans ses articles 7 et 8. Ce principe est repris par la constitution du Royaume du Maroc de l’an 1996 dans l’article 10, et consacré de nouveau par la constitution de l’an 2011 dans l’article 23. Ainsi, le Code pénal lui fait explicitement référence dans l’article 3.

Son instauration était pour contrer l’arbitraire des juges, en les empêchant de choisir à leur gré les poursuites, les incriminations et les peines. Toutefois, cette préexistence de la norme pénale n’est pas à elle seule suffisante pour arriver à cette fin, car il faut que celle-ci soit claire et précise, de manière à ce que le juge pénal soit la simple bouche de la loi, et ne se permette jamais de l’interpréter dans tel ou tel sens, ou de prendre une position quelconque. En effet, en ayant ce pouvoir, l’arbitraire pourra réapparaître.

Alors, pour être ainsi, il faut qu’elle soit compréhensible et intelligible, de sorte qu’une personne ordinaire qui en prend connaissance comprenne les droits et les libertés que la loi apporte, et puisse par conséquent prévoir avant d’agir les conséquences de ses actes.
Cependant, la réalité est toute autre. Le législateur pénal utilise souvent, même dans les conditions normales, des notions assez vagues, afin de permettre la répression de l’ensemble des comportements factuels qui sont visés par le texte d’incrimination. A plus forte raison dans la période de pandémie, comme celle de la Covid 19, ou l’état Marocain se trouvait obligé de prendre promptement toutes les mesures nécessaires pour faire face à cette crise sanitaire et délimiter la propagation du virus.
A cet effet, il a imposé l’état d’urgence sanitaire au Maroc en vertu d’un décret-loi n° 2.20.292, qui permet au gouvernement de prendre, durant cette période, toutes les mesures que la situation sanitaire nécessite, et considère que toute violation de ces mesures constitue une infraction engendrera une peine.
Il est vrai que la guerre contre le virus Covid 19 ne permet pas d’attendre longtemps pour promulguer une loi qui détermine les actes qui sont interdits et leurs sanctions. Ainsi, il est logique que les actes prohibés ne soient pas déterminés d’une façon précises, du fait qu’ils sont imprévisibles au moment de l’élaboration du décret-loi, et ils sont liés à des décisions réglementaires ou administratives, des décrets et des circulaires et avis qui pourraient être émis en fonction de l’évolution positive ou négative de la crise sanitaire. Ils sont donc basés sur l’incertitude.
Pourtant, les questions qui se posent, dans quelle mesure cette difficulté de tout prévoir, de fixer une norme juridique précise régissant l’ensemble des questions qui peuvent se poser à ce sujet, peut-elle constituer un motif fort et convaincant pour incriminer certains comportements en vertu d’un décret-loi au lieu d’une loi ? Et est-ce que dans de tels cas le flou juridique devient une nécessité absolue pour pouvoir tout prévoir, malgré le risque d’arbitraire qu’il présente, notamment lorsque le non-respect des règles est assorti de sanctions pénales très lourdes ?

Le choix de ce sujet présente un intérêt théorique qui consiste à mettre en relief la complexité du fait d’incriminer d’un seul coup tous les actes qui vont à l’encontre des mesures futures et éventuelles, dépendant de la situation évolutive de la crise sanitaire. En effet, l’incrimination de ces actes est momentanée, parce qu’elle ne vise pas la protection d’une valeur sociale ou d’un droit fondamental, mais ils sont eux-mêmes dans la vie normale des droits, comme le droit de circuler librement. En l’occurrence, le recours au flou juridique devient une nécessité indispensable. Quant au intérêt pratique, ces dispositions imprécises seront surement une source d’arbitraire, ce qui nécessite d’alerter les acteurs de la justice sur le risque de les interpréter librement et de les appliquer largement et rigidement.

Pour atteindre ce but et répondre à la problématique du sujet, nous nous pencherons, dans un premier lieu, sur la complexité d’incriminer des comportements dépendant d’une situation urgente et incertaine. Puis, nous examinerons, dans un deuxième lieu, le risque d’arbitraire découlant de cette situation.

I – La complexité d’incriminer promptement des comportements conditionnels.

L’incrimination se définit comme « la mesure de politique criminelle consistant pour l’autorité compétente, à ériger un comportement déterminé en infraction, en déterminant les éléments constitutifs de celle-ci et la peine applicable ». Il ressort de cette définition qu’il revient au législateur seul de déterminer en vertu d’une loi les infractions et les peines qui leurs sont applicables. Dès lors, la loi est l’unique source du droit pénal, car c’est elle qui fixe les règles de celui-ci qui doivent en plus d’être abstraites, générales et permanentes, être précises.
La règle de droit est permanente lorsqu’elle suppose « une vitalité d’application à un nombre indéfini d’hypothèses futures ». Or, en réprimant des comportements juste pour la période d’état d’urgence sanitaire, le législateur a promulgué une loi pénale temporaire, dont l’application se termine à la fin de cette période.
Ainsi, la règle du droit pénal est précise lorsqu’elle permet aux citoyens d’identifier aisément à quoi fait référence le législateur, car en l’occurrence ils pourront facilement savoir si leur comportement est ou non répréhensible. Mais, en sanctionnant toute violation des mesures à prendre pour empêcher l’évolution épidémique, on risque de ne pas savoir exactement les mesures que la loi voudra entourer de sa protection, notamment que le gouvernement a mélangé dans le corpus des règles juridiques, des notions purement juridiques et des consignes sanitaires comme par exemple, le port des masques.
Alors, la complexité de légiférer pour faire face à la propagation du coronavirus Covid 19 émane de la nature complexe et inédite de cette maladie qui exige à la fois une intervention législative immédiate (A) et une prise progressive des mesures selon la situation épidémiologique et les récentes études concernant le virus, afin de pouvoir d’une part embrasser l’ensemble des situations, et d’autre part de ne pas dépasser ce qui est nécessaire pour lutter contre la pandémie (B).

A – La nécessité d’incriminer des comportements en vertu d’un décret-loi.

Selon l’article 71 de la constitution du Royaume du Maroc la détermination des infractions et des peines qui leurs sont appliquées est de la compétence exclusive de la loi. C’est-à-dire qu’il revient au législateur seul de légiférer en matière pénal. Ce droit de punir appartenant au législateur trouve son fondement selon Beccaria dans le contrat social qui le relie à la société.
Par conséquent, la loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société et d’établir que les peines nécessaires pour maintenir l’ordre public.

Dès lors, le législateur doit s’interroger sur la nécessité réelle de la norme pénale au moment de son adoption, à plus forte raison s’il existe déjà une norme pénale incriminant la même chose. En l’occurrence, le législateur doit s’assurer si le texte en vigueur ne permettait pas d’atteindre le but poursuivi. Il en est donc ainsi si la réponse est positive, car la promulgation du nouveau texte sera nécessaire, vu l’intérêt qu’il va apporter par rapport à celui déjà existant.

L’article 81 de ladite Constitution permet au gouvernement de prendre dans l’intervalle des sessions, avec l’accord des commissions concernées des deux chambres, des décrets-lois qui doivent être, au cours de la session ordinaire suivante du Parlement, soumis à la ratification de celui-ci.
Il en ressort que le gouvernement peut interférer dans le domaine législatif dans l’intervalle des sessions qui sont de deux par an ; la première commence le deuxième vendredi d’octobre et la seconde s’ouvre le deuxième vendredi d’avril. La durée minimale de chaque session parlementaire est de quatre mois clôturée par un décret.

En l’espèce, le décret-loi n° 2-20-292 du du 28 rejeb 1441 (23 mars 2020) édictant les dispositions particulières à l’état d’urgence sanitaire et les mesures de sa déclaration a été promulgué au bulletin officiel en date du 24 mars 2020 après avoir été examiné par les commissions concernées qui parvenaient à une décision commune. Dès lors, il a été édicté dans l’intervalle des sessions d’automne et de printemps.
De ce fait, le gouvernement a dûment exercé ses pouvoirs constitutionnels lorsqu’il a introduit des dispositions répressives dans ledit décret-loi ayant force de loi.
De plus, en agissant ainsi, le gouvernement a pu intervenir promptement pour sanctionner tous les actes qui lui paraissaient aller à l’encontre de ses efforts, visant à faire face à la propagation du coronavirus Covid 19, avant que la situation sanitaire ne soit incontrôlable, étant donné que le décret-loi entre en vigueur dès sa publication au Bulletin officiel sans avoir passé par la procédure de promulgation.
Quant aux dispositions répressives, l’article 4 dudit décret-loi incrimine toute violation des prescriptions et des décisions émanant des autorités publiques et qui visent à empêcher l’évolution épidémiologique, toute entrave à l’exécution de ces décisions et toute incitation d’autrui à y contrevenir, et les punit d’emprisonnement d’un à 3 mois et d’une amende de 300 à 1 300 dirhams ou de l’une de ces deux peines seulement.
En fouillant dans l’arsenal juridique marocain, le Maroc dispose d’un décret royal sous le n° 554.65 en date du 17 rabii premier 1387 (26 juin 1967) portant loi rendant obligatoire la déclaration de certaines maladies et prescrivant des mesures prophylactiques propres à enrayer ces maladies. Ce dernier sanctionne les infractions à ses dispositions d’un emprisonnement de six jours à deux mois et d’une amende de 40 à 2 400 dirhams ou l’une de ces deux peines seulement.
Ainsi, l’article 609 du Code pénal sanctionne les violations des décrets et des arrêtes pris légalement par l’autorité administrative d’une amende de 10 à 120 dirhams.
L’entrave à l’exécution des décisions administratives et l’incitation à y contrevenir peuvent former les éléments constitutifs du délit de rébellion réprimé par les articles de 300 à 308 du Code pénal.
Il parait d’emblée qu’il y a déjà une inflation normative sur ce point, ce qui pose la question sur la nécessité d’incriminer les mêmes faits par le décret-loi précité. Cette approche législative est expliquée par la nécessité d’imposer des peines dissuasives, garantissant le respect des dispositions de ce décret-loi, vu que les textes existants contiennent des sanctions anodines.
Si ce prétexte est valable quant aux sanctions prévues par l’article 609 du Code pénal, ce n’est pas le cas pour les articles 300 à 308 du même code. En fait, en édictant l’article 4 du décret-loi précité, le législateur était guidé par une vision préventive plus que répressive, parce que d’un côté son intervention était pour régler une situation urgente et inédite où le flou se caractérisait, et d’autre côté, tous les agissements incriminés entrent dans la catégorie des infractions formelles, comme l’entrave à l’exécution des décisions administratives, ou dans celle des infractions-obstacles, comme l’incitation à contrevenir aux décisions, car dans ces deux types d’infraction la survenance du résultat redouté est incertaine.
Ainsi, la situation épidémiologique nécessite de légiférer une norme pénale complète, apte à englober l’ensemble des faits qui pourraient s’opposer aux efforts étatiques contre la propagation du virus Covid 19, ce qui justifie le fait de ne pas déterminer d’une manière précise les éléments constitutifs des comportements incriminés, contrairement aux délits de rébellion et d’entrave à l’exécution de travaux ordonnés ou autorisés par l’autorité publique, dont la réalisation exige le rassemblement de plusieurs éléments qui ne seront pas forcément requis pour porter atteinte à la santé publique au période de pandémie.
Il y a alors de l’infraction absorbée qui est la rébellion contre l’infraction absorbante. C’est-à-dire que les éléments constitutifs d’une infraction peuvent en caractériser une autre. Ce qui veut dire que le législateur a sciemment opté pour la redondance, afin de ne pas être affronté au vide juridique faisant systématiquement référence au perte de contrôle, à l’imprévision et surtout à l’incertitude. Le législateur a recouru aussi au flou juridique pour pouvoir prendre le contrôle de la situation épidémiologique, voire tout saisir.

B – La nécessité de recourir au flou juridique pour pouvoir tout prévoir.

Le coronavirus est un virus émergent, dont la connaissance de ses caractéristiques et de son état évolutif est très limitée. Dès lors, le gouvernement marocain ne pouvait pas tout prévoir à l’avance, car il était obligé de prendre des décisions et des avis au fur et à mesure de la situation évolutive de la pandémie et des résultats des recherches scientifiques.
De surplus, cette pandémie est d’une ampleur extraordinaire, de sorte qu’elle a touché tous les sujets de notre vie personnelle, professionnelle, économique et sociale. Ce qui rend impossible de mettre en place à l’avance un régime juridique complet et capable de régir l’ensemble des situations qui pourraient se poser.
De même, la situation épidémiologique varie d’une région à une autre. Par conséquent, les règles appliquées dans chaque région, préfecture ou province doivent être prises en fonction de l’état évolutif de l’épidémie. Il y aura alors des règles appliquées localement que les préfets et les gouverneurs adopteront pour alléguer les restrictions prises à l’échelle nationale, et ce en adéquation avec l’évolution de la situation épidémiologique dans les différentes régions et provinces du Royaume.
De ce fait, le recours au flou juridique était une nécessité incontournable pour le législateur pour pouvoir d’une part englober l’ensemble des questions qui pourraient se poser, et d’autre part pour se réserver le droit d’intervenir chaque fois que la situation épidémiologique l’exige.
Pour atteindre cet objectif, le législateur se servait de deux techniques ; l’utilisation des notions vagues et imprécises et le renvoi d’un texte à un autre. Or, le législateur n’a pas défini les modalités d’exécution de l’acte de violation et s’est abstenu d’énumérer les décisions concernées. De même, en ce qui concerne les décisions objet de la violation, l’article 4 du décret-loi n° 2-20-292 renvoi à l’article 3 dudit décret-loi qui les détermine dans celles qui émaneront du gouvernement pendant la période de l’état d’urgence sanitaire pour obvier à la propagation de l’épidémie.
Ce renvoi de l’article 4 à l’article 3 dudit décret-loi est donc nécessaire pour compléter les éléments constitutifs de l’infraction, car le premier article ne contient qu’un bout de l’incrimination, alors que le texte de référence contient l’autre bout . Sans ce renvoi, l’objet de l’infraction est donc inconnu, et par corollaire son élément matériel est aussi inconnu. En effet, le texte de référence permet à la norme pénale d’exister.
En l’espèce, la particularité réside dans le fait que le texte de référence ne détermine pas les décisions concernées par l’incrimination, mais se réfère lui-même à des décisions, des avis et des décrets qui seront rendues par le gouvernement. Il y a en fait des renvois en cascade et à des textes extérieurs qui ne sont pas encore créés. En conséquence, la norme pénale dans sa totalité reste inconnue jusqu’à l’édiction de ces actes futurs qui en feront la partie intégrante.
Le gouvernement a édicté ultérieurement le décret n° 2-20-293 portant déclaration de l’état d’urgence sanitaire sur l’ensemble du territoire national pour faire face à la propagation du corona virus – covid 19, par lequel il incite les autorités publiques concernées à prendre des mesures permettant d’atteindre les objectifs précisés. Dès lors, plusieurs avis ont été publiés dans divers domaines. Ils ont été communiqués aux citoyens par le biais des médias. Ainsi, un site internet a été créé pour y publier l’ensemble des avis relatifs au corona virus Covid 19.
Ces avis, en plus d’être multiples, ont été diffusés sporadiquement, et n’utilisent que du langage courant qui reste largement éloigné de celui juridique qui est toujours précis et assorti d’une sanction pénale, ce qui leur donnera un aspect informatif plus qu’un aspect des règles de commandement, notamment que certains ne contiennent que des consignes sanitaires.
En somme, la norme pénale relative à la période de l’état d’urgence sanitaire est éparpillée dans différents textes nationaux et locaux dont le contenu est un mélange des consignes sanitaires et des notions purement juridiques, assorties de sanctions pénales assez lourdes. Il existe alors un réel problème de clarté, de prévisibilité et d’accessibilité de la norme pénale qui va surement se répercuter sur son application, en laissant une large marge d’appréciation aux acteurs de la justice, pouvant ainsi engendrer un certain arbitraire.

II – Les conséquence néfastes des notions juridiques floues réprimant des comportements conditionnels.

On a déjà vu que le législateur se sert du flou juridique pour pouvoir embrasser l’ensemble des cas qui peuvent se poser pendant la période de l’état d’urgence sanitaire. Celui-ci peut prendre l’image des notions vagues et imprécises, ou faire référence à l’idée de faire usage de plusieurs techniques qui rendent le chemin pour arriver à la norme pénale un peu claire. De ce fait, les notions floues constituent une entrave à la bonne conception de la loi dans son intégralité, comme un enchaînement de règles conditions-conséquences.
Ainsi, l’inflation normative a des mauvais effets sur la qualité de la loi. Il en découle que les mêmes comportements sont réprimés par plusieurs textes de loi dont chacun impose une sanction différente, ce qui pose un problème de concours de qualification. De ce fait, le justiciable ne peut prévoir exactement le texte et la peine qui lui seront appliqués. Il y a en effet une ambigüité entourant la mise en œuvre de la norme pénale qui engendra certainement une réelle insécurité juridique.

En conséquence, une loi pénale imprécise ne permet pas d’un côté aux citoyens de savoir si leur comportement est ou non répréhensible (A), et d’autre coté, elle donne au juge une grande liberté d’interprétation pour déterminer si un comportement entre ou non dans la qualification pénale (B).

A. Imprévisibilité de la loi pénale – insécurité juridique.

« Quand la loi bavarde, le citoyen ne lui prête plus qu’une oreille distraite », cette phrase exprime vraiment les qualités qu’une loi pénale doit posséder afin d’être accessible, prévisible et intelligible.

Si la prévisibilité et l’accessibilité de la loi pénale sont liées à une connaissance préalable de celle-ci avant son application, l’intelligibilité se rapporte exclusivement au langage dans lequel les règles normatives sont rédigées, car il doit être purement juridique, complet, net, certain et simple.
La connaissance préalable de la loi exige d’une part que celle-ci ne puisse pas être appliquée rétroactivement, et d’autre part qu’elle soit portée largement à la connaissance des citoyens. Or, le décret-loi n° 2.20.292, qui incrimine certains comportements durant la période de l’état d’urgence sanitaire, a été publié au Bulletin officiel en date du 24 mars 2020, ainsi le décret n° 2-20-293, par lequel l’état d’urgence sanitaire a été déclaré sur l’ensemble du territoire national et les mesures objets de l’incrimination ont été déterminées, a été promulgué en la même date. Ce qui veut dire que l’application de ces deux textes n’a lieu qu’à partir de cette date où les citoyens sont censés être informés de leurs dispositions.
Pourtant, le problème n’est pas si simple, notamment que le ministère de l’intérieur avait déclaré à une date antérieure, en vertu d’un communiqué datant en 20 mars 2020, l’état d’urgence sanitaire sur l’ensemble du territoire national. En outre, plusieurs mesures ont été prises au cours de cette période. Ce qui a suscité une controverse doctrinale sur la date d’entrée en vigueur du décret n° 2-20-293.
Certes, ce décret n’est entré en vigueur qu’à la date de sa publication au Bulletin officiel, en application de l’article 6 de la constitution qui stipule que « la loi ne peut avoir d’effet rétroactif », mais le fait de ne pas avoir déterminé précisément sa date d’effet, en présence d’un avis préalable déclarant l’état d’urgence sanitaire a créé une confusion tant chez les autorités publiques que chez les justiciables.
Dès lors, les deux textes ci-dessus s’appliquent immédiatement à tous les actes criminels perpétrés dans une zone où l’état d’urgence sanitaire a été déclaré. Autrement dit, ils ne comprennent pas les faits commis dans une zone où l’état d’urgence sanitaire n’a pas été déclaré et même ceux commis après la date de sa levée.
Néanmoins, au cours de cette période d’état d’urgence sanitaire qui a été prolongée jusqu’au 10 juillet 2020 à 18 heures sur l’ensemble du territoire national , le gouvernement a divisé les préfectures du Royaume en deux zones ; la zone n° 1 où le déplacement à l’intérieur du périmètre territorial de la préfecture ou la province ne nécessite pas l’obtention d’une autorisation spéciale et la zone n° 2 dont les habitants sont obligés d’en disposer pour pouvoir y se déplacer.

Mais, la question qui se pose est ce que l’habitant de la zone n° 2 qui avait voyagé à une province de la zone n° 1 avant la déclaration de l’état d’urgence sanitaire, et il y restait confiné jusqu’à cette division de zones, puis il y sortait sans avoir obtenu cette autorisation spéciale de déplacement, a contrevenu aux dispositions des textes précités, sachant que sa carte d’identité contient une adresse de la zone n° 2 ?
En fait, Cette question est posée pour ne pas y répondre, mais plutôt pour démontrer l’imprévisibilité de la loi à laquelle les citoyens s’exposent aujourd’hui. Cette situation s’aggrave, si l’on prend en considération le langage et les mécanismes utilisés dans la rédaction des textes d’incrimination. L’article 4 du décret-loi n° 2.20.292 réprime la violation des décisions émanant des autorités publiques sans en déterminer les moyens. De plus, ces décisions constituant l’objet de l’élément matériel seront prises dans le futur, ce qui veut dire que ledit article édicte une norme pénale incomplète dont les éléments constitutifs dépendront de l’édiction de ces décisions.
Ce sont ces décisions futures qui vont donc définir les comportements incriminés dont la sanction est fixée auparavant par le décret-loi. Le gouvernement a promulgué de fait un texte d’incrimination en blanc.
Alors, la connaissance des faits incriminés résulte de la somme du contenu des différents textes qui sont le décret-loi n° 2.20292, le décret n° 2.20.293 et aussi les décisions qui vont émaner soit au niveau national ou régional. Pourtant, ces décisions ne sont en réalité que des ordres internes destinés aux autorités concernées, et le fait de les faire communiquer aux citoyens par la presse reste insuffisant pour en assurer la publicité, voire l’accessibilité.
D’ailleurs, ces actes futurs (décrets, décisions réglementaires et administratives, circulaires et avis) utilisent un mélange de termes juridiques et sanitaires de telle façon que le lecteur croit lire des consignes plutôt que des règles juridiques assorties d’une sanction pénale. Ainsi ces termes sont d’une grande généralité, élastiques, voire même des concepts mous, dont le contenu varie au gré des besoins.
Ces besoins qui diffèrent d’une région à une autre selon la situation évolutive de l’épidémie, peuvent être le fondement des décisions locales prises par le Wali ou le gouverneur, ce qui aboutira à un enchevêtrement de règles tant au niveau national que local, tel est le cas par exemple de l’attestation de déplacement qui ne cite pas d’un côté tous les cas que le décret n° 2-20-293 considère d’extrême nécessité, et conditionne d’autre côté le déplacement pour l’achat des produits et marchandises de première nécessité de rester aux alentours du lieu de résidence, sachant que ledit décret est prioritaire, et il se peut que la personne concernée ne trouve pas la marchandise dont elle a besoin chez l’épicerie la plus proche, ce qui l’obligera à se diriger vers d’autres lointaines. Tout cela va permettre au juge une plus grande liberté d’interprétation afin de déterminer si un comportement entre ou non dans la qualification pénale. En effet, un retour vers l’arbitraire est fortement probable.

B. Un retour probable vers l’arbitraire – insécurité judiciaire.

Quand les textes d’incrimination sont suffisamment clairs et précis, le juge n’a qu’à leur appliquer sur les faits, sans recourir à l’interprétation qui pourrait être faite sur des appréciations subjectives qui sont souvent inconcevables et mal vues, voire source d’incertitude et d’insécurité.
Alors, les textes incriminant des comportements à l’occasion de l’état d’urgence sanitaire Covid19 tels qu’ils sont donneront une grande marge de manœuvre et de liberté au juge qui leur attribuera tel ou tel sens parmi ceux qui sont possibles. En fait, le seul terme a plusieurs significations. Il est polysémique, ce qui veut dire que chaque juge va l’interpréter en fonction de son éducation sociale. Par exemple celui qui a l’habitude de manger du Nutella au petit déjeuner, le considère comme une marchandise de première nécessité, tandis que ceux qui n’ont pas cette habitude, ne classerons pas ce produit comme tel. De même pour la sortie pour acheter du pain, plusieurs personnes ne vont pas le considérer comme une marchandise de première nécessité, sous prétexte qu’il peut être fait à la maison. La même chose se pose quant au « motif familial impérieux », ce qui est impérieux pour certains, ne l’est pas pour d’autres.
Ainsi, cette interprétation comme une phase indispensable pour le passage du fait au droit peut, en présence d’un seul texte d’incrimination, poser un problème, a fortiori s’il y a plusieurs textes incriminant le même comportement, car il sera difficile pour le juge de choisir la norme pénale la plus appropriée pour l’appliquer sur les faits dont il est saisi, tant qu’il y a un concours de qualification.
Alors, le choix d’une qualification est aussi structurant, facteur d’une objectivité, d’une sécurité juridique, lorsqu’il correspond d’une part aux attendes des justiciables, et consacre d’autre part une égalité de traitement des individus, se trouvant dans des situations semblables. Par conséquent, la généralité de la règle de loi est garantie, et par corollaire l’arbitraire est écarté.
Pourtant, cela ne sera pas le cas quand il y a des comportements voisins ou identiques qui sont réprimés par plusieurs textes qui fixent des sanctions différentes. Tel est le cas par exemple des délits d’entrave à l’exécution des travaux ordonnés ou autorisés par l’autorité publique et la rébellion prévus aux articles 300 et 308 du Code pénal qui peuvent englober le délit d’entrave à l’exécution des décisions prises par les autorités publiques prévu au alinéa 3 de l’article 4 du décret-loi n° 2-20-292.
De même, le délit d’entrave à l’exécution des décisions prises par l’autorité publique par la contrainte peut caractériser le délit d’expulsion du domicile conjugal prévu à l’article 481-1 du Code pénal. Il y a donc ici une redondance de l’incrimination et des doublons, puisque les comportements réprimés par le décret-loi susvisé peuvent être qualifiés par des textes du code pénal.
Certes, lorsque le fait unique est susceptible de plusieurs qualifications, il doit être apprécié suivant la plus grave d’entre elles. Néanmoins, ce conflit de qualification va compliquer la mise en œuvre de la norme pénale, en poursuivant et jugeant des individus se trouvant dans une même situation sur la base des textes différents, notamment qu’on est devant des infractions spéciales et temporaires inhérentes à la crise sanitaire face à des infractions générales et protectrices de certaines valeurs sociales. Ce qui compromettra le principe d’égalité des citoyens face à la loi.
D’ailleurs, les juges ont du mal à classer cette pandémie covid 19 dans la catégorie juridique qui lui correspond. A cet égard, un jugement émanant du Tribunal de première instance de Kénitra a osé associer cette pandémie à la notion de trouble, en se basant sur le sentiment de panique et de perturbation qui en découlait, d’une façon à rendre les citoyens incapables de protéger leurs biens, et par conséquent il a qualifié le vol commis au cours de cette période de pandémie un crime, parce qu’il était associé à une condition aggravante conformément à l’article 510 du Code pénal.
Cette appartenance de la pandémie covid 19 au "trouble" a fait naître deux courants contradictoires ; un courant partisan qui est avec l’interprétation linguistique et téléologique du langage juridique, dont le mot "trouble", en se justifiant d’une part que ce dernier n’a pas d’autonomie par rapport aux autres, et d’autre part, que cela permette de pallier à l’évolution du droit et de la société, que la volonté du législateur n’avait pas prise en compte au moment de l’élaboration de la loi, et un courant antagoniste qui considère que le langage juridique est un langage propre dont le sens doit être cherché strictement auprès les autres textes de loi et non pas ailleurs. De ce fait, il ne fait pas entrer cette pandémie covid 19 dans la catégorie du trouble.
Nonobstant, cette interprétation était basée sur un support textuel, elle pourrait empêcher le justiciable de prévoir clairement les conséquences de son acte, du fait qu’il sera obligé de savoir non seulement la loi, mais ainsi son interprétation , au moins celle qui est constante.
Le décret-loi n° 2.20.209 est une loi temporaire dont l’application est subordonnée au maintien de l’état d’urgence sanitaire, ce qui signifie que la levée de cet état aura pour effet d’enlever le caractère délictueux des faits, mais sans constituer pour autant une cause d’extinction des actions publiques en cours, car les infractions commises pendant la durée de son application demeurent susceptibles d’être jugées, même après qu’elle a cessé d’être en vigueur.

Conclusion.

La loi pénale est encadrée par le principe de légalité criminelle. Ce principe qui exige du législateur de déterminer précisément les comportements qu’il considère comme pouvant porter atteinte aux valeurs sociales ou collectives, afin que la personne concernée puisse prévoir les conséquences pénales de ses actes.
Nonobstant, cette prévisibilité de la loi ne dépend pas seulement de sa préexistence, mais aussi de son accessibilité matérielle et intellectuelle. La première est assurée par la publication de la loi au Bulletin Officiel, tandis que la deuxième impose de la rédiger dans un langage clair, précis et compréhensible.
Portant, il est impossible d’instaurer généralement une prévisibilité infractionnelle absolue, a fortiori lorsqu’il s’agit d’une loi temporaire ou de circonstance, comme le décret-loi n° 2-20-292 qui a été promulgué pour faire face à la propagation du coronavirus covid 19. Cette maladie qui est inédite et dont les caractéristiques sont en cours de découverte au fur et à mesure les recherches entamées.
Alors, il était indispensable au législateur de recourir au flou juridique pour pouvoir tout prévoir et répondre promptement aux circonstances nouvelles, en légiférant en fonction de l’évolution de la situation épidémiologique. Néanmoins, cela n’est pas sans inconvénients, car le citoyen est confronté à une énorme quantité de règles juridiques qui utilisent généralement un langage purement sanitaire, et qui sont communiquées aux individus seulement par les médias et à la dernière minute.
Par conséquent, le juge sera obligé d’interpréter la loi pour l’appliquer, voire qualifier les faits et les classer dans la catégorie juridique correspondante. Cette qualification qui pourrait ne pas être la même pour des faits identiques, puisque le seul fait est régi par plusieurs textes d’incrimination, dont chacun pose une sanction différente.
Cela a pour effet de mettre en cause le caractère général de la règle juridique, en tant que source de sécurité pour les justiciables devant la loi. Cette dernière qui semble abandonner certaines de ses fonctions pour pouvoir régir les choses dans leurs détails.
Ce qui incite à poser la question sur l’avenir de la loi pénale.

Tariq Boukhima Docteur en Droit [->kabbajme315@gmail.com]
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