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CCP - Arrêt Santen : La CJUE vient clarifier dix années d’incertitudes découlant de l’arrêt Neurim. Par Charles Bouthier, Avocat.
Parution : mercredi 9 septembre 2020
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Par son arrêt Santen très attendu (C-673/18), la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) renverse sa jurisprudence issue de l’arrêt Neurim en affirmant qu’une autorisation de mise sur le marché (AMM) ne peut pas être considérée comme étant la première autorisation de mise sur le marché, lorsque celle-ci porte sur une nouvelle application thérapeutique d’un principe actif, ou d’une combinaison de principes actifs, qui a déjà fait l’objet d’une autorisation de mise sur le marché pour une autre application thérapeutique.

A - Historique des faits.

La société Santen est titulaire du brevet européen n° 057959306 et d’une AMM communautaire pour le médicament Ikervis, ayant comme principe actif la ciclosporine. Le médicament Ikervis est indiqué pour traiter la kératite sévère chez les patients adultes.

Santen a déposé une demande de Certificat Complémentaire de Protection (CCP) sur la base desdits brevet et AMM pour un produit dénommé « ciclosporine pour son utilisation dans le traitement de la kératite ».

Le Directeur général de l’INPI a rejeté cette demande de CCP, considérant qu’au sens de l’article 3 d) du Règlement (UE) 469/2009 concernant le certificat complémentaire de protection pour les médicaments (Règlement CCP), l’AMM octroyée à Santen n’était pas la première pour le principe actif « ciclosporine » dès lors qu’en 1983, une AMM avait déjà été délivrée pour un médicament Sandimmun dont la substance active était également la ciclosporine.

Un débat a donc porté sur le point de savoir si les médicaments Ikervis et Sandimmun portent sur la même indication thérapeutique, à savoir le traitement de l’inflammation d’une partie différente, et dans des conditions différentes, du globe oculaire.

Dans ces circonstances, la Cour d’appel de Paris a donc prononcé un sursis à statuer et a adressé à la CJUE les questions préjudicielles suivantes :

« 1- La notion d’application différente au sens de l’arrêt Neurim du 19 juillet 2012 (CJUE C-130/11) doit-elle s’entendre de manière stricte, c’est-à-dire :
- Etre limitée au seul cas d’une application humaine faisant suite à une application vétérinaire,
- Ou concerner une indication relevant d’un nouveau champ thérapeutique, au sens d’une nouvelle spécialité médicale, par rapport à l’AMM antérieure, ou un médicament dans lequel le principe actif exerce une action différente de celle qu’il exerce dans le médicament ayant fait l’objet de la première AMM,
- Ou plus généralement, au regard des objectifs du Règlement (UE) 469/2009 visant à mettre en place un système équilibré prenant en compte tous les intérêts en jeu, y compris ceux de la santé publique, être apprécié selon des critères plus exigeants que ceux présidant à l’appréciation de la brevetabilité de l’invention.

Ou doit-elle au contraire s’entendre de manière extensive, c’est-à-dire incluant non seulement des indications thérapeutiques et des maladies différentes, mais encore des formulations, posologies et/ou modes d’administrations différents ?

2 - La notion d’application entrant dans le champ de protection conféré par le brevet de base au sens de l’arrêt Neurim du 19 juillet 2012 (CJUE C-130/11) implique-t-elle que la portée du brevet de base devrait concorder avec celle de l’AMM invoquée, et par conséquent, se limiter à la nouvelle utilisation médicale correspondant à l’indication thérapeutique de ladite AMM ? »

Faisant suite aux conclusions de l’Avocat général Pitruzzela du 23 janvier 2020, la CJUE a rendu le 9 juillet 2020 son arrêt tant attendu : l’arrêt Santen (C-673/18).

B - Brefs rappels juridiques sur la notion de CCP.

Pour rappel, un CCP est un titre autonome prolongeant la durée de protection d’un produit entrant dans la composition d’un médicament, couvert par un brevet.

Ce CCP permet donc de compenser la particulièrement longue durée nécessaire à l’obtention d’une AMM pour un nouveau médicament, ce qui retarde de facto son exploitation sous le monopole du brevet. Ainsi, à compter de l’expiration dudit brevet, le CCP permet de bénéficier d’une protection supplémentaire d’une durée maximale de cinq ans.

Les CCP concernant les médicaments sont régis par le Règlement (UE) n° 469/2009 du 6 mai 2009 (Règlement CCP).

Le Règlement CCP, à travers son article 3, impose ainsi plusieurs conditions cumulatives pour qu’un CCP puisse être délivré, et notamment l’article 3 d) qui indique qu’un CCP ne peut être délivré que si l’AMM dont il bénéficie est « la première autorisation de mise sur le marché du produit, en tant que médicament ».

L’interprétation de cette règle, jusqu’alors relativement constante, a été totalement remise en question par l’arrêt Neurim rendu le 19 juillet 2012 par la CJUE (C-130/11).

En effet, par cet arrêt, la CJUE a dit pour droit que

« la seule existence d’une autorisation de mise sur le marché antérieure obtenue pour le médicament à usage vétérinaire ne s’oppose pas à ce que ce soit délivré un certificat complémentaire de protection pour une application différente du même produit pour laquelle a été délivrée une autorisation de mise sur le marché, pourvu que cette application entre dans le champ de la protection conférée par le brevet de base invoqué à l’appui de la demande de certificat complémentaire de protection ».

Autrement dit, l’arrêt Neurim a ouvert la voie à ce qu’un CCP puisse être obtenu pour une application ultérieure et différente d’un produit déjà connu.

De cet arrêt, sont nés de vigoureux débats portant notamment sur la question de savoir si la portée de l’arrêt Neurim devait être limitée à ses faits d’espèce ou alors être appliquée plus largement, entraînant une différence d’interprétation par les offices nationaux des brevets (voir par exemple la différence d’application de l’arrêt Neurim par les offices Hollandais, Britanniques et Français), à l’encontre de cette volonté de marché intérieur et d’harmonisation souhaitée par le Règlement CCP.

La CJUE est donc venue trancher cette question d’interprétation en deux temps :
- D’abord à travers l’arrêt Abraxis rendu le 21 mars 2019 (C-443/17), dans lequel elle n’avait pas osé suivre les recommandations de l’Avocat général, ce qui avait abouti à une décision pouvant être considérée comme « tiède » ;
- Puis désormais à travers l’arrêt Santen dans lequel, suivant cette fois-ci les recommandations de l’Avocat général, elle opère un véritable revirement de sa jurisprudence Neurim, mettant ainsi (et pour l’instant) un point final aux incertitudes planant sur l’interprétation de cet article 3 d) du Règlement CCP.

C - Les clarifications apportées par l’arrêt Santen.

Aux termes d’un raisonnement méthodique, la CJUE vient clore les débats portant sur l’article 3 d) du Règlement CCP et apporte également de précieuses clarifications renversant la portée de son précédent arrêt Neurim.

Sur la notion de produit.

Dans sa réflexion aboutissant à ce revirement de jurisprudence, la CJUE s’est tout d’abord penchée sur la signification du terme « produit », défini par l’article 1 b) comme « le principe actif ou composition de principes actifs d’un médicament ».

Reconnaissant que la notion de produit renvoie aux substances qui ont au moins un effet thérapeutique propre, excluant de facto les substances qui n’exercent aucune action propre sur l’organisme, la CJUE affirme, dans la lignée de la jurisprudence antérieure à l’arrêt Neurim, que le

« fait qu’un principe actif, ou une combinaison de principes actifs, soit utilisé aux fins d’une nouvelle application thérapeutique ne lui confère pas la qualité de produit distinct dès lors que le même principe actif, ou la même combinaison de principes actifs, a été utilisé aux fins d’une autre application thérapeutique déjà connue » (points 41 à 47).

Sur la référence au champ de protection du brevet de base.

Au fil de son raisonnement, la CJUE a également relevé que l’article 3 d) du Règlement CCP ne fait pas référence au champ de protection du brevet de base (point 50).

La CJUE affirme que si le champ de protection du brevet de base devait être pris en considération pour déterminer la première AMM, au sens de l’article 3 d), cela conduirait in extenso à remettre en question la définition stricte de la notion de « produit » au sens de l’article 1 b) précédemment évoqué (point 52).

De cette réflexion, la CJUE a opéré un revirement de jurisprudence et renversé la portée de l’arrêt Neurim, indiquant à ce titre que pour définir la notion de « première AMM du produit, en tant que médicament », il n’y a pas lieu de prendre en compte le champ de protection du brevet de base (point 53).

Reprenant également à son compte l’interprétation de l’Avocat général Pitruzzella dans ses conclusions, la CJUE a estimé qu’un tel revirement de jurisprudence était nécessaire afin d’éviter que les offices nationaux de brevets adoptent des interprétations divergentes contraires à l’esprit et aux objectifs mêmes du Règlement CCP (point 59).

Sur la notion de première AMM.

Enfin, la CJUE relève qu’une AMM pour une application thérapeutique d’un produit ne saurait être considérée comme la première AMM de ce produit en tant que médicament, au sens de l’article 3 d) du Règlement CCP, lorsqu’une autre AMM a été délivrée auparavant pour une application thérapeutique différente du même produit (point 60).

Ainsi, la CJUE répond aux questions préjudicielles adressées par la Cour d’Appel de Paris, affirmant qu’

« une autorisation de mise sur le marché ne peut pas être considérée comme étant la première autorisation de mise sur le marché, au sens de l’article 3 d) du Règlement CCP, lorsque celle-ci porte sur une nouvelle application thérapeutique d’un principe actif, ou d’une combinaison de principes actifs, qui a déjà fait l’objet d’une autorisation de mise sur le marché pour une autre application thérapeutique ».

D - Conclusion.

L’industrie pharmaceutique, tout comme les avocats et conseils en propriété industrielle spécialisés en droit des brevets, attendaient avec impatience la publication de cet arrêt Santen.

La CJUE n’a pas rendu une décision en demi-mesure, semblant vouloir marquer une véritable rupture avec sa jurisprudence Neurim qui appartient désormais au passé.

Que cet arrêt Santen soit accueilli avec satisfaction ou déception, selon les intérêts de chacun, il faut ici néanmoins reconnaître à la CJUE le mérite d’avoir tranché avec clarté l’interprétation de l’article 3 d) du Règlement CCP, écartant de facto les trop nombreuses incertitudes causées par l’arrêt Neurim.

Charles Bouthier - Avocat en propriété intellectuelle / nouvelles technologies - Président de la Commission Brevets de l'AACEIPI