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Conflits entre avocats : comment cela fonctionne-t-il ? Par Frédéric Forgues, Avocat.
Parution : jeudi 10 septembre 2020
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Les difficultés d’exercice de la profession d’avocat, qu’elles soient nées de l’exécution d’un contrat de collaboration ou issues d’une pratique de groupe (litiges entre associés principalement), sont soustraites au droit commun et justiciables de la juridiction du Bâtonnier. La saisine du Bâtonnier est toutefois subordonnée à une tentative de conciliation devant une Commission de l’Ordre.

Or loin d’être une pure formalité qu’il faudrait « purger », cette comparution devant la commission de conciliation s’avère souvent très efficace. Les accords, complets ou partiels, sont à ce stade très nombreux. Ils prémunissent les confrères contre un contentieux par définition incertain et qui fragiliserait leur exercice le temps de la procédure. Il ne s’agit pas de concilier pour le plaisir de concilier, mais d’éviter de s’abîmer dans des procédures inutilement consommatrices de ressources.

Comme le disait Gandhi, « mon exigence pour la vérité m’a elle-même enseigné la beauté du compromis ». Ce qui suit constitue dès lors un vade-mecum des procédures relatives aux différends entre avocats à l’occasion de l’exercice de leur profession.

I. Rappels théoriques.

Une loi du 12 mai 2009 a modifié l’article 21 de la loi du 31 décembre 1971 sur la profession d’avocat (la « Loi ») et étendu à la solution des conflits d’exercice entre avocats la compétence du Bâtonnier de l’Ordre. Dans les principaux barreaux, le Bâtonnier délèguera son pouvoir en matière de conciliation et d’arbitrage aux anciens Bâtonniers et à d’anciens membres du conseil de l’Ordre, selon les modalités prévues par le décret n°91-1197 du 27 novembre 1991 (le « Décret »). En cas de différend entre avocats appartenant à des barreaux distincts, le Bâtonnier de chaque barreau est tenu de solliciter un Bâtonnier appartenant à un barreau tiers, dans un délai de 15 jours. À défaut, il reviendra au président du Conseil National des Barreaux de désigner ce Bâtonnier en vertu de l’article 179-2 du Décret.

La compétence du Bâtonnier en la matière est exclusive, le droit commun et la compétence des juridictions étatiques étant exclus, comme l’a rappelé la Cour de cassation dans un avis. L’arbitrage du Bâtonnier est donc en principe obligatoire en cas d’échec de la conciliation, encore qu’un arbitrage conventionnel [1] soit possible, et même obligatoire lorsqu’une telle clause compromissoire figure dans les statuts du groupement d’avocats [2]. La question a été posée de savoir si le terme arbitrage seyait à l’imperium du Bâtonnier en la matière ou si, à l’inverse, la loi de 2009 avait créé une nouvelle juridiction à la compétence exclusive [3]. Le fait que, selon la jurisprudence, une question prioritaire de constitutionnalité ne puisse être posée devant le Bâtonnier « juge » du différend entre confrères est de nature à lui ôter la qualité de juridiction. L’arbitrage du Bâtonnier sur le fondement des articles 7 et 21 de la Loi en serait donc à proprement parler un.

Sont visés par la procédure de conciliation puis d’arbitrage :

- Les litiges nés à l’occasion d’un contrat de collaboration :

L’article 7 de la Loi dispose que les litiges entre avocats nés à l’occasion d’un contrat de travail ou de la convention de rupture, de l’homologation ou du refus d’homologation de cette convention, ainsi que ceux nés à l’occasion d’un contrat de collaboration libérale devront être résolus par conciliation, et en cas d’échec de celle-ci, soumis à l’arbitrage du Bâtonnier.

- Litiges nés à l’occasion de l’exercice professionnel des avocats :

Les litiges nés entre avocats à l’occasion de leur exercice professionnel sont, en cas d’absence de conciliation, de la compétence de la juridiction du Bâtonnier. Il s’agit de tout différend ayant trait à l’exercice, par les avocats, de leur profession : conflits entre associés de structure de plein exercice ou de moyens, litiges financiers (partage d’honoraires, sous-location, cabinet groupé sans personnalité juridique, présentation ou cessions de clientèle, etc.) et plus largement tout litige qui ne ressortirait pas à une autre compétence obligatoire.

II. La tentative de conciliation.

A Paris, il existe trois commissions destinées à concilier les litiges entre avocats :
- La commission « règlement des difficultés d’exercice en collaboration libérale » (DEC) : elle tente de concilier les différends nés à l’occasion d’un contrat de collaboration ;
- La commission « règlement des difficultés d’exercice en collaboration libérale et demande de requalification » (SDR), afférente à l’exercice salarié de la profession ou aux tentatives de requalification d’un contrat de collaboration libérale en contrat de travail ;
- La commission « règlement des difficultés d’exercice en groupe (CEG) » : elle a vocation à concilier les litiges nés lors de l’exercice professionnel des avocats. La plus prestigieuse, elle connaît de toutes les difficultés jonchant la vie des cabinets d’avocats de la Place de Paris.

En cas de concours de compétences, une commission ad hoc pourra être constituée à l’initiative du Bâtonnier. Elle sera composée d’un représentant de chacune des commissions compétentes. Il en va de même si le litige présente une particulière complexité. En cas d’urgence, un conciliateur unique pourra tenter de régler le différend entre les parties.

Ces commissions parisiennes sont sous la responsabilité d’un délégué du Bâtonnier près le Centre des Règlements des litiges professionnels du Barreau de Paris (CRLP), qui fait généralement office de conciliateur unique. Les commissions collégiales, CEG ou DEC, sont présidées par un membre du Conseil de l’Ordre en exercice. Un, deux ou plusieurs membres ou anciens membres complètent cette formation. Elles n’ont pas le pouvoir de trancher le litige, mais uniquement d’aider les parties à trouver une solution amiable. Elles n’ont par ailleurs pas de pouvoir déontologique ni disciplinaire. Emanations de l’exercice professionnel, elles ne peuvent signaler aux autres services de l’Ordre les faits dont elles ont connaissance, à l’exception de l’autorité de poursuite en cas de manquement déontologique grave. Toutefois, afin que la parole soit libre et que la conciliation puisse intervenir, la jurisprudence habituelle des commissions parisiennes est de ne jamais transmettre à l’autorité de poursuite.

Les parties au litige sont convoquées par voie électronique, au moins huit jours avant la tenue de la commission. En cas d’urgence, ce délai pourra être écourté. La convocation est accompagnée de l’acte de saisine de la Commission. Le défendeur est invité à faire parvenir ses observations avant la séance. La comparution des plaideurs est obligatoire, sauf exception. Les parties peuvent se faire assister par un conseil. Les commissions recommandent une telle assistance. Si le conseil désigné est ancien membre du Conseil depuis moins de trois ans ou s’il figure toujours dans l’organigramme de l’Ordre, l’accord de l’autre partie est exigé [4].

La tentative de conciliation est confidentielle. Rien de ce qui est dit en séance ne pourra être utilisé en cas d’échec. De même, les pièces versées aux débats sont couvertes par cette confidentialité. Durant la conciliation, chacune des parties est entendue contradictoirement. Toutefois, la commission pourra demander à n’entendre chaque partie que séparément, ou à n’entendre que leurs avocats. Il est dressé procès-verbal des accords, partiels ou totaux, intervenus devant la Commission. Ces engagements pris devant les représentants du Bâtonnier obligent leurs auteurs et leur non-respect est justiciable de poursuites disciplinaires. Si aucune conciliation n’a pu être trouvée, il en est également dressé procès-verbal et la partie la plus diligente peut saisir la juridiction du Bâtonnier. Le préalable de la tentative de conciliation est une condition de recevabilité de cette dernière saisine, tant sur le plan chronologique [5] que matériel [6].

III. L’arbitrage du Bâtonnier.

La saisine du Bâtonnier se fait soit par lettre recommandée avec demande d’avis de réception soit par pli remis contre récépissé. Cet acte de saisine doit comporter l’identité des parties et de leurs conseils, l’objet du litige ainsi que les prétentions du requérant, à peine d’irrecevabilité. Les parties peuvent librement choisir leur avocat dans le respect de l’article P41.10 du RIBP. Elles communiquent leurs mémoires et pièces selon un calendrier fixé par l’arbitre. Ce calendrier prévoit aussi la date prévisible de la clôture de l’instruction et la date, l’horaire, et le lieu de l’audience de plaidoiries. Il est notifié à l’ensemble des parties.

Le Bâtonnier ou son délégataire peut réunir les parties et leurs avocats afin de finaliser un acte de mission qui précise l’étendue de sa saisine et qui inclura le calendrier de procédure. En ce cas, la ratification de l’acte de mission vaut convocation à l’audience de plaidoiries. La communication des pièces et mémoires se fait par voie électronique ou postale, ou encore par porteur. Le renvoi ne peut intervenir que de manière exceptionnelle. Les parties seront informées des date, horaire, et lieu de renvoi dans un délai de huit jours au moins à l’avance, par lettre recommandée avec demande d’avis de réception. Sauf exception, la sentence doit être rendue dans un délai de quatre mois à compter de la saisine [7], à peine de dessaisissement au profit de la Cour d’appel. Il en va autrement en cas de demande de récusation, d’interruption de l’instance ou de prorogation de ce délai. La prorogation pour quatre mois de ce premier délai de quatre mois doit se faire en vertu d’une décision expresse et motivée de l’arbitre. S’agissant des litiges de collaboration, s’il s’agit d’une demande urgente, le Bâtonnier ou son délégataire est tenu de rendre sa décision dans le mois de sa saisine, à peine de dessaisissement au profit du premier président de la cour d’appel.

Les débats sont publics. Toutefois, dans le cas où la publicité des débats porterait une atteinte à l’intimité de la vie privée de l’une des parties, cette dernière pourra demander un huis clos. En cas d’urgence les parties peuvent saisir l’arbitre à bref délai. L’arbitre dispose de pouvoirs étendus : en effet il peut ordonner toutes les mesures qui ne se heurtent à aucune contestation sérieuse ou que justifie l’existence d’un différend ; il peut accorder une provision en cas d’obligation non sérieusement contestable ; ordonner les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent afin de prévenir un dommage imminent ou faire cesser un trouble manifestement illicite et ce, même en cas de contestation sérieuse.

S’agissant de l’évaluation des parts sociales ou actions de sociétés d’avocats, il pourra désigner un expert.

Hormis cette capacité de désignation, le reste de l’article 1843-4 du Code civil, d’ordre public, demeure applicable. Ainsi, et en premier lieu, l’expert est tenu par les modalités d’évaluation des parts sociales prévues par les avocats dans leurs statuts ou convention, sauf erreur grossière. Plus encore, l’évaluation retenue n’est susceptible d’aucun recours [8].

Les juges d’appel ne peuvent notamment pas remettre en cause le bien-fondé de l’évaluation des droits sociaux faite par l’expert. Si l’arbitrage en tant que tel est gratuit pour les confrères saisissant le Bâtonnier - et les honoraires de l’arbitre pris en charge par l’Ordre - tel n’est pas le cas des émoluments de l’expert. A cet égard, le Bâtonnier ou son délégataire fixe le montant de la provision à consigner et à qui en incombe la charge. Il est conseillé aux plaideurs, tous avocats soient-ils, de se faire assister d’un confrère, dès le stade de la conciliation. L’expérience démontre en effet qu’on est son pire défenseur, les différends avec son ancien patron, collaborateur ou associé comportant en outre une dimension psychologique qui altère parfois l’objectivité. La matière revêt en outre une dimension très technique et pratique que peu de confrères maîtrisent.

Il est dès utile de se faire conseiller par un ancien Bâtonnier ou ancien membre du Conseil de l’Ordre. Les honoraires du défenseur participent au coût global d’un éventuel contentieux et doivent donc être pris en considération lorsqu’on décide de mener la procédure à son terme.

Les décisions prises par la juridiction du Bâtonnier sont susceptibles d’un recours devant la Cour d’appel. L’appel doit se faire dans un délai d’un mois, par lettre RAR, déclaration au greffe ou RPVA.

L’appel est toujours suspensif, sauf les condamnations au paiement de sommes au titre de rémunérations dans la limite maximale de neuf mois de rétrocessions d’honoraires ou de salaires calculés sur la moyenne des trois derniers mois qui sont de droit exécutoires par provision.

A défaut d’appel, la sentence du Bâtonnier est rendue exécutoire par le président du Tribunal judiciaire sur requête.

Frédéric Forgues Avocat au Barreau de Paris Chargé d'enseignement à l'Ecole de formation du Barreau

[1Art. 1442 et s. du Code de procédure civile.

[2A propos d’un partnership, v. Cass. Civ. 1ère, 9 juill. 2014, B. I n°127.

[3Tel le Bâtonnier ou son délégué statuant comme juge de l’honoraire, v. encore récemment Cass., Civ. 2ème, 5 mars 2020, pourvoi n°18-24430.

[4Article P41.10 du RIBP.

[5V. Nîmes, 1ère Chambre civile, 19 avril 2018, n°17/03223.

[6Toutes les questions soumises à l’arbitrage devront avoir fait l’objet de la tentative de conciliation, v. Paris, Pôle 2 - Chambre 1, 19 décembre 2018, n°16/10900.

[7Art. 179-5 du Décret.

[8Cass., Civ. 1ère, 9 mai 2019, pourvoi n°18-12.073.