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Rodéos urbains : quand le juge administratif s’en mêle. Par David Taron, Avocat.
Parution : jeudi 17 septembre 2020
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Les rodéos urbains représentent une nuisance certaine, un trouble à l’ordre public. Souvent envisagés sous l’angle de la répression pénale de leurs auteurs, ils peuvent aussi justifier l’engagement de la responsabilité de l’administration.

Il faut alors que cette dernière se soit rendue coupable de carences manifestes.

A la rubrique des faits divers, les rodéos urbains motorisés tiennent une place de choix en période estivale. Ce phénomène a visiblement pris une ampleur inédite en raison notamment de la facilité de se procurer des véhicules, de l’aménagement urbain … sans oublier le développement d’un sentiment d’impunité croissant.

Les gênes occasionnées sont multiples : nuisances sonores, nuisances olfactives, risques pour la sécurité publique avec, parfois, des conséquences très graves pour les usagers de la voirie et les conducteurs. Autant de troubles à l’ordre public auxquels les autorités ne peuvent pas rester insensibles.

Le législateur s’est même penché sur le sujet avec un texte spécifiquement dédié à ce sujet, à savoir la loi n°2018-701 du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les rodéos motorisés. Avec cette loi a été créé un nouveau délit réprimant

« le fait d’adopter, au moyen d’un véhicule terrestre à moteur, une conduite répétant de façon intentionnelle des manœuvres constituant des violations d’obligations particulières de sécurité ou de prudence prévues par les dispositions législatives et réglementaires du présent code dans des conditions qui compromettent la sécurité des usagers de la route ou qui troublent la tranquillité publique » [1].

Avec ce texte, la pratique des rodéos urbains est donc punie de peines de prison, de peines d’amende et de peines complémentaires telles que la confiscation des véhicules.

Voici pour le volet pénal, dont la vocation est de sanctionner les auteurs des infractions.

Mais la lutte contre les rodéos urbains, comme toute activité susceptible de porter atteinte à l’ordre public, implique également une intervention en amont de la puissance publique. C’est à ce niveau que doivent être mis en œuvre les pouvoirs de police administrative.

A défaut, l’administration engage sa responsabilité. C’est ce qu’a récemment rappelé le tribunal administratif de Marseille dans un jugement du 3 août 2020 [2] dont les médias se sont largement fait l’écho.

Inédite parce qu’elle traite de la prévention d’une forme de délinquance assez récente, la décision des juges de Marseille fait néanmoins application de concepts assez anciens. Est en effet rappelé que l’inertie des pouvoirs publics (voire leur inaction) est en principe constitutive d’une faute. Le jugement rappelle en outre comment s’articulent les pouvoirs des maires et ceux de l’Etat.

1. La persistance de rodéos urbains est constitutive d’une faute.

Les faits ayant donné lieu à la saisine du tribunal administratif de Marseille sont de ceux qui perturbent gravement la paisibilité des citoyens.

Dans le 15ème arrondissement de Marseille (nord de la ville), des rodéos motorisés avaient lieu depuis au moins l’année 2012 sur trois grands axes de l’arrondissement. A compter de l’année 2017, le problème s’était même étendu à un autre boulevard. Loin de régresser, le phénomène a pris de l’ampleur au fur et à mesure que le temps passé.

Plusieurs fois, la mairie de Marseille et le Préfet des Bouches-du-Rhône avaient été interpellés sur le sujet, étant observé qu’il n’était pas contesté - parce qu’incontestable - que les rodéos en question avaient lieu plusieurs fois par semaine et se révélaient extrêmement bruyants.

A la fin de l’année 2017, une résidente avait saisi les autorités précitées en leur demandant de prendre les mesures matérielles pour faire cesser les troubles et solliciter l’obtention de dommages-intérêts. Le tribunal avait été saisi des mêmes demandes.

En guise de réponse, les pouvoirs publics avaient conduit des « actions de sensibilisation », dressé quelques procès-verbaux à compter de l’année 2017 et saisi un véhicule à deux roues.

Etaient également mises en avant les difficultés inhérentes à l’interpellation de personnes roulant dangereusement, sans protection et sur un territoire où les risques d’embrasement sont réels.

Cela pouvait-il être regardé comme des mesures suffisantes, de nature à exclure toute faute de l’administration ?

On sait depuis longtemps qu’il existe un régime de responsabilité sans faute de l’administration, lequel ne peut être mis en œuvre que si certaines conditions sont réunies. L’existence d’un intérêt public et des risques avérés de troubles graves justifient ainsi l’exclusion de la faute [3].

Mais, en l’espèce, aucune difficulté insurmontable n’était caractérisée et, selon les juges de première instance, les quelques mesures prises étaient manifestement insuffisantes au regard des enjeux en termes de tranquillité publique.

C’est pourquoi, la responsabilité pour faute de l’administration a été retenue. Il s’agit d’une responsabilité pour faute simple [4].

Il faut bien comprendre malgré tout que les pouvoirs publics ne sont pas tenus à une obligation de résultat. La seule chose - au demeurant essentielle - qui leur est reprochée est de ne pas avoir suffisamment pris le sujet au sérieux et de ne pas avoir déployé l’arsenal juridique et matériel à leur disposition.

Contrairement à ce que certains commentaires journalistiques ont pu affirmer, ce n’est pas l’absence de résultats répressifs qui est condamnée. Cela serait d’ailleurs impossible pour le juge administratif.

Sur ce, il restait à déterminer qui de l’Etat ou de la commune de Marseille devait être condamné.

2. A Marseille, l’Etat est le premier responsable.

En principe, c’est au maire qu’il appartient de faire respecter l’ordre public sur le territoire communal. L’article L2212-1 du Code général des collectivités territoriales en dispose ainsi [5].

A ce titre, le maire doit

« réprimer les atteintes à la tranquillité publique telles que les rixes et disputes accompagnées d’ameutement dans les rues, le tumulte excité dans les lieux d’assemblée publique, les attroupements, les bruits, les troubles de voisinage, les rassemblements nocturnes qui troublent le repos des habitants et tous actes de nature à compromettre la tranquillité publique » [6].

C’est d’ailleurs au visa de ces dispositions que le Conseil d’Etat juge depuis longtemps maintenant que le maire doit

« prendre les mesures appropriées pour empêcher sur le territoire de sa commune les bruits excessifs de nature à troubler le repos et la tranquillité des habitants » [7].

Il en résulte qu’en cas de carence, la responsabilité de la commune peut se trouver engagée [8].

Voici pour le cas général.

Mais à Marseille comme à Paris, la police est étatisée. Le poids de l’Histoire est ici évident et a des répercussions juridiques importantes. La présente affaire l’illustre.

Comme le rappelle le tribunal administratif de Marseille, la responsabilité de la commune, consécutive à une carence dans la mise en œuvre de mesures de police administrative, ne pouvait pas être engagée.

En effet, il résulte de l’arrêté du 3 brumaire an IX, de la loi du 10 juin 1853 et des articles 104 et 105 de la loi du 5 avril 1884 qu’à Marseille ce sont les agents de la police de l’Etat qui sont chargés de réprimer les troubles à l’ordre public.

Le Code général des collectivités territoriales se fait également l’écho de cette exception à son article L2214-4, en disposant que :

« Le soin de réprimer les atteintes à la tranquillité publique, tel qu’il est défini au 2° de l’article L2212-2 et mis par cet article en règle générale à la charge du maire, incombe à l’Etat seul dans les communes où la police est étatisée ».

Il était donc établi que le préfet devait, au nom de l’Etat, répondre des carences dans la mise en œuvre des mesures de police visant à lutter contre les rodéos urbains. Fort logiquement, les juges de Marseille ont donc considéré que

« lorsque le préfet des Bouches-du-Rhône assure, sur le territoire de la commune de Marseille, les missions de police municipale qui lui sont attribuées par les dispositions de l’article L2212-2 du Code général des collectivités territoriales, la responsabilité de l’Etat peut être recherchée pour les fautes éventuellement commises dans l’exercice de ces missions ».

L’énoncé du tribunal mérite quelque attention. Ce n’est pas la police de l’Etat qui s’applique sur le territoire de la commune, mais la police municipale qui se trouve gérée par l’Etat. La différence peut sembler subtile mais elle a quelques conséquences. En se substituant d’une certaine manière au maire, le préfet se trouve par exemple obligé de tenir compte des circonstances locales. Il y a donc une exigence d’adaptabilité qu’il n’est pas toujours aisé de mettre en pratique et on peut véritablement se demander si l’échelon préfectoral est le plus pertinent pour appréhender une situation qui concerne un voire plusieurs quartiers.

La question reste ouverte, même si les associations de maires sont en demande sur le sujet.

En conclusion, on peut affirmer que le tribunal administratif s’est donc saisi d’un problème devenu récurrent et a certainement ouvert la voie à d’autres décisions du même type, compte tenu de l’ampleur prise par les rodéos urbains. Récemment, à Lyon, un collectifs de résidents s’est ainsi constitué pour demander à l’Etat de faire face à ses responsabilités [9].

Les maires pourront aussi être amenés à se justifier devant les juridictions administratives dans des circonstances similaires.

Reste à savoir si cela sera suffisamment dissuasif.

Du point de vue des auteurs des troubles, clairement non, leurs intérêts n’étant pas atteints immédiatement (nous n’entrerons pas ici dans le débat de la répression pénale). Du côté de l’administration, si les dommages-intérêts alloués se limitent à la condamnation prononcée par le tribunal administratif de Marseille - 10 000 euros - l’inertie peut perdurer.

Gageons qu’au gré des décisions de justice la situation évolue.

David TARON Avocat au Barreau de Versailles

[1Article 236-1 du Code de la route.

[2TA Marseille, 3 août 2020, n°1800819.

[3CE, 30 novembre 1923, Couiteas, n°38284.

[4Notons que les cas où l’exigence d’une faute lourde perdurent sont désormais rares ; tel est par exemple le cas en matière de contrôle de l’Etat sur les actes des collectivités territoriales : CE, 26 juillet 2018, société des Hauts du golf, n°408149.

[5« Le maire est chargé, sous le contrôle administratif du représentant de l’Etat dans le département, de la police municipale, de la police rurale et de l’exécution des actes de l’Etat qui y sont relatifs ».

[6Article L2212-2 du Code général des collectivités territoriales.

[7CE, 25 septembre 1987, n° 68501.

[8Voir pour exemple : CAA Douai, 14 mai 2008, n° 07DA01776.