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Diffusion de musique : droit à rémunération équitable pour les artistes et producteurs établis hors de l’EEE. Par Johanna Bacouelle, Docteur en droit.
Parution : lundi 21 septembre 2020
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Le droit de l’Union européenne prévoit un droit à rémunération équitable au profit des artistes et producteurs lorsque leur musique est radiodiffusée et communiquée au public (restaurants, discothèques,…).

Par ce mécanisme dit « licence légale », les utilisateurs de musique n’ont pas à solliciter l’autorisation des artistes ou des producteurs pour diffuser leur musique. En revanche, ils doivent payer en contrepartie une certaine somme qui est collectée par les organismes de gestion collective (OGC) puis reversée aux titulaires de droits.

Jusqu’à présent, certains Etats membres de l’UE considéraient qu’ils n’étaient pas tenus de redistribuer les sommes aux ayants droit pour la diffusion de phonogrammes fixés en dehors de l’UE. Dans un arrêt récent, la CJUE vient de remettre en cause cette pratique.

A l’occasion d’un litige entre deux sociétés de gestion collective irlandaises, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a été saisie d’une question préjudicielle portant sur l’interprétation de la directive 2006/115 qui prévoit une rémunération équitable pour les artistes-interprètes et les producteurs de phonogrammes [1]. Il s’agissait de savoir quelle est la marge de manœuvre laissée aux Etats membres dans la transposition de la directive.

Plus précisément, peuvent-ils exclure du droit à une rémunération équitable les artistes qui sont ressortissants de pays tiers à l’EEE ? Dans un arrêt du 8 septembre 2020 [2], la CJUE vient de préciser, à la lumière du Traité de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes (TIEP) que les artistes-interprètes de pays tiers à l’EEE peuvent bénéficier du droit à une rémunération équitable comme les artistes de l’UE. Les Etats membres de l’UE ne disposent d’aucun pouvoir pour en disposer autrement.

Le litige en cause.

L’affaire oppose deux sociétés de gestion collective irlandaises : Recorded Artists Actors Performers Ltd (RAAP) qui gère les droits d’artistes-interprètes et Phonographic Performance (Ireland) Ltd (PPI) qui gère les droits de producteurs de phonogrammes. Les deux sociétés ont conclu un contrat qui fixe les modalités de perception et de répartition des sommes issues de la diffusion, en Irlande, d’enregistrements sonores en public par des utilisateurs situés dans ce pays. Ces derniers paient les droits à PPI qui les reversent en partie à RAAP.

Elles sont, toutefois, en désaccord s’agissant de l’utilisation des sommes versées à PPI lorsque la musique diffusée a été interprétée par un artiste qui n’est ni ressortissant ni résident d’un Etat membre de l’EEE. A cet égard, RAAP estime que les sommes que PPI lui verse sont insuffisantes. Selon cette société, les droits doivent être partagés entre le producteur du phonogramme et l’artiste-interprète et ce peu importe la nationalité et le lieu de résidence de ce dernier. En revanche, selon PPI, la loi irlandaise lui permettrait de ne pas reverser les sommes aux artistes-interprètes qui ne sont ni ressortissants ni résidents d’un Etat membre de l’EEE, et dont les interprétations ne proviennent pas non plus d’un enregistrement sonore réalisé dans l’EEE.

La juridiction irlandaise qui s’est prononcée sur l’affaire a considéré que la loi nationale avait en effet comme conséquence d’exclure du droit à une rémunération équitable les artistes-interprètes de pays tiers dont la musique est diffusée en Irlande. La loi irlandaise conduirait même à une différence de traitement entre les artistes et les producteurs. En effet, dans la mesure où les critères d’éligibilité à la rémunération figurant dans la loi sont différents pour les producteurs et pour les artistes-interprètes, il y aurait des situations où les producteurs, y compris ceux établis en dehors de l’EEE, pourraient bénéficier de l’intégralité de ces droits au détriment des artistes.

Le cadre juridique.

Le droit à une rémunération équitable est prévu dans plusieurs normes.

L’article 8-2, de la directive 2006/ 115 prévoit le versement d’une rémunération équitable et unique pour les artistes-interprètes et les producteurs de phonogrammes. lorsque deux conditions sont remplies : l’interprétation est fixée sur un phonogramme qui est « publié à des fins de commerce » et, ce phonogramme est diffusé dans des lieux publics ou radiodiffusé. Les normes internationales qui reconnaissent ce droit sont : l’article 15 du Traité de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes ratifié par l’UE (TIEP) [3] ainsi que l’article 12 de la convention de Rome [4] à laquelle sont parties la plupart des Etats membres de l’UE.

Les questions soulevées.

1) L’interprétation de la directive 2006/115 à la lumière du Traité de l’OMPI (TIEP).

Il était question dans l’affaire de savoir dans quelle mesure l’article 8-2 de la directive 2006/115 doit être apprécié à la lumière du TIEP et plus précisément de son article 4-1 qui impose aux Etats contractants une obligation de « traitement national ». Cette règle signifie que chaque pays doit assurer une égalité de traitement entre ses propres ressortissants et ceux d’autres pays. Autrement dit,il s’agit de savoir si les Etats sont tenus d’octroyer un droit à une rémunération équitable à l’ensemble des artistes-interprètes. La réponse est affirmative. La Cour considère que la directive doit être interprétée à la lumière des exigences de ce Traité, auquel l’Union est partie. Par conséquent, bien que la directive ne le prévoit pas expressément, les Etats membres sont tenus d’accorder le traitement national. La société PPI qui gère les droits des producteurs estimait que, puisque le Traité de l’OMPI n’a pas d’effet direct, cette règle ne devait pas s’appliquer.

2) Le pouvoir des Etats membres de l’UE pour déterminer quels artistes-interprètes sont bénéficiaires du droit à une rémunération équitable.

La définition des « artistes-interprètes » bénéficiaires du droit à une rémunération équitable au sens de l’article 8-2 de la directive est au cœur de l’affaire. Les Etats membres qui ont transposé cette règle dans leur législation disposent-ils d’un pouvoir discrétionnaire pour fixer les critères permettant de déterminer les artistes concernés ? La Cour considère que, puisque la directive n’effectue aucun renvoi aux droits nationaux en ce qui concerne les termes « d’artistes-interprètes », ceux-ci doivent être interprétés de manière uniforme dans toute l’Union.

Il n’appartient donc pas aux Etats membres de définir quels artistes sont susceptibles de bénéficier de ce droit. En l’occurrence, le droit de l’UE ne pose aucune condition de nationalité et ne fait référence ni au lieu de domicile, de résidence ou au lieu de réalisation du travail créateur ou artistique. La loi irlandaise qui reconnaît le droit à une rémunération équitable aux seuls artistes qui ont leur domicile ou leur résidence dans l’EEE ou ceux dont l’interprétation a eu lieu dans l’un de ces pays n’est pas conforme au droit de l’UE. L’élément déclencheur du droit à une rémunération équitable est la diffusion du phonogramme au sein de l’Union sans autres considérations. Les Etats membres ne peuvent donc pas exclure de ce droit les artistes ressortissants d’Etats tiers à l’EEE. La Cour déduit aussi cela des objectifs poursuivis par la directive [5] et du Traité de l’OMPI (TIEP) auxquels sont parties des Etats membres de l’UE mais également des Etats tiers.

3) Le pouvoir des Etats membres de l’UE face aux réserves formulées par des pays tiers.

Les Etats parties à un traité international peuvent formuler des réserves. Cela leur permet de ne pas appliquer une disposition du Traité ou de le faire de manière limitée. Cette possibilité est prévue par le TIEP (art. 15-3). En particulier, les Etats-Unis qui sont parties à ce Traité ont choisi de limiter sur leur territoire le droit à rémunération équitable à certaines utilisations. La question qui se pose est alors de savoir quelles sont les conséquences de ces réserves et plus précisément de quel pouvoir dispose un Etat membre pour y répondre.

PPI qui gère les droits des producteurs faisait valoir que, puisque certains pays n’octroient que très partiellement le droit à une rémunération équitable aux artistes irlandais, il est légitime, à défaut de réciprocité, que l’Irlande n’accorde pas de droits plus généreux aux artistes de ces pays pour l’exploitation de leur musique sur son territoire. D’ailleurs, le TIEP prévoit bien qu’il est possible de déroger à l’obligation de traitement national à l’égard d’un pays qui a formulé des réserves (art. 4.2).

Cela découle aussi du principe de réciprocité qui s’applique dans les relations entre les différents Etats parties à un accord international. En ce sens, la Cour relève que « les Etats membres ne sont pas tenus d’accorder, sans limitation, le droit à une rémunération équitable aux ressortissants d’un Etat tiers qui exclut ou limite, par la voie d’une réserve l’octroi d’un tel droit sur son territoire ». Elle justifie aussi cela par « la nécessité de préserver des conditions équitables de participation au commerce de la musique enregistrée ».

Toutefois, la Cour considère que la réponse à apporter aux réserves ne relève pas de la compétence des Etats membres mais de celle de l’UE. Le droit à une rémunération équitable est un droit voisin du droit d’auteur protégé par la Charte des droits fondamentaux de l’UE (art. 17-2). Par conséquent, toute limitation à ce droit doit être prévue par la loi (art. 52-1), de manière claire et précise. Or, une réserve ne remplit pas cette exigence parce qu’elle ne permet pas aux ressortissants de l’Etat tiers en cause de savoir précisément de quelle manière leurs droits sont susceptibles d’être limités dans l’Union.

En l’état actuel du droit, aucune disposition ne prévoit d’exception à l’égard des ressortissants d’Etats tiers. Ainsi, les Etats membres ne peuvent limiter le droit à une rémunération équitable à l’égard des ressortissants des Etats tiers qui ont formulé des réserves. Ils le pourraient uniquement si une telle limitation était prévue par le législateur de l’Union.

4) Le partage de la rémunération équitable entre artistes et producteurs.

Dans l’affaire, il était également question de savoir s’il est permis aux Etats de traiter de manière différente les artistes et les producteurs. En particulier, la rémunération équitable peut-elle profiter aux seuls producteurs ou doit-elle nécessairement être partagée avec les artistes ? Logiquement, la Cour considère que la rémunération doit être partagée entre le producteur et l’artiste-interprète.

Elle ne peut bénéficier au seul producteur. Cela résulte clairement de l’article 8-2 de la directive qui prévoit l’obligation pour les Etats membres de veiller à la bonne répartition des droits entre les artistes et les producteurs ainsi que du TIEP (art. 15-1). La Cour déduit aussi cela des objectifs de la directive qui incluent notamment la protection des artistes, l’harmonisation de leurs droits ainsi que la garantie que les Etats mettent en œuvre les droits conformément à leurs engagements internationaux.

Les conséquences : quel impact pour les organismes de gestion collectives (OGC) en France ?

Le législateur français reconnaît aux artistes-interprètes et aux producteurs des droits à une rémunération équitable [6]. Il est prévu que ces droits s’appliquent « quel que soit le lieu de fixation du phonogramme ». Dans le même temps, la loi dispose qu’ils sont répartis entre les artistes-interprètes et les producteurs pour les phonogrammes fixés pour la première fois dans l’UE. La doctrine s’était déjà interrogée sur le point de savoir s’il n’y avait pas là (indirectement) une discrimination à l’égard des artistes étrangers [7].

En tout état de cause, pour les enregistrements fixés hors de l’UE, la rémunération équitable versée par les utilisateurs n’est pas redistribuée aux ayants droit étrangers (en application du principe de réciprocité et suivant la même position que celle de l’Irlande à l’égard de pays comme les Etats-Unis qui ont émis des réserves). Pour l’instant, les sommes sont ainsi considérées comme des « irrépartissables » par les OGC et affectées à des actions d’aides à la création, à diffusion du spectacle vivant, au développement de l’éducation artistique et culturelle et à des actions de formation des artistes au titre de l’article L324-17 du CPI.

A la suite de l’arrêt de la CJUE, les OGC comme l’ADAMI [8] et la SPEDIDAM [9] qui gèrent les droits des artistes ou la SPPF [10] qui gère les droits des producteurs indépendants ont fait état de leurs inquiétudes.

Il en résulterait une baisse considérable du budget consacré aux aides, de surcroît dans le contexte actuel de crise sanitaire qui affecte particulièrement la filière musicale…

Johanna Bacouelle Docteur en droit & Artiste Auteur d’une thèse: «La condition juridique de l’artiste-interprète», Paris I, 2015. [->https://twitter.com/johannabackwell]

[1Directive 2006/115/CE du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2006, relative au droit de location et de prêt et à certains droits voisins du droit d’auteur dans le domaine de la propriété intellectuelle : JOUE 2006 n° L 376, 27 déc. 2006.

[2CJUE, 8 septembre 2020, aff. C-265/19, Recorded Artists Actors Performers Ltd c. / Phonographic Performance (Ireland) Ltd.

[3Traité de l’OMPI sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes, adopté à Genève le 20 décembre 1996.

[4Convention de Rome du 26 octobre 1961 sur la protection des artistes-interprètes ou exécutants, des producteurs de phonogrammes et des organismes de radiodiffusion : JO 9 mars 1988 ; JO 15 mars 1988.

[5Garantir un niveau élevé de protection aux artistes (cons. 5) ainsi qu’une protection uniforme et un bon fonctionnement du marché intérieur (cons. 17).

[6L214- 1 à L214-5 du Code de la propriété intellectuelle.

[7M. Vivant et J.-M. Bruguière, Droit d’auteur et droits voisins : Dalloz, 4e éd., 2019, n° 72.