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Ruth Bader Ginsburg : Role model juridique d’une « combinaison d’intelligences » exceptionnelle. Par Lydia Zunino, Juriste.
Parution : mardi 29 septembre 2020
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Ruth Bader Ginsburg, juge à la Cour suprême américaine, s’est éteinte il y a quelques jours et des centaines de milliers d’hommages du monde entier ont été rendus à l’icône de la défense du droit des femmes aux Etats Unis.

Au-delà des compétences juridiques exceptionnelles de Ruth Bader Ginsburg, la réunion de nombreuses et décisives qualités comportementales est si frappante dans son cas qu’elle ne peut que nourrir la réflexion autour de la transformation que connait actuellement le monde du droit et les nouvelles qualités que doivent développer les juristes dans ce monde en plein bouleversement.

Ces compétences, alliés à la modernité de Ruth Bader Ginsburg, juriste de demain dès les années 50, et à l’incroyable et inédite dynamique du couple qu’elle formait avec Martin David Ginsburg ont concomitamment œuvré au service d’une vision plus juste et plus égalitaire de la société américaine.

Des qualités comportementales hors norme pour faire face à des défis sociétaux complexes.

Ruth Bader Ginsburg a démontré toute sa vie des qualités comportementales hors norme, qu’il est intéressant pour nous juristes de mettre au regard du référentiel de compétences et des soft skills identifiées comme indispensables par l’étude Edhec 2019 [1] pour le juriste de demain. En voici une sélection dont vous trouverez l’écho dans le chemin de vie de Ruth Bader Ginsburg tel que retracé ci-après :

« Ecouter / observer
Gérer son stress
Formuler sa proposition de valeur et sa différentiation
Montrer par l’exemple le comportement désiré
Appréhender les enjeux de ses clients
Résilience et discernement
Négocier
Identifier/intégrer les émotions et croyances chez l’interlocuteur
Persuader et négocier en gérant les émotions et les biais cognitifs
Donner et recevoir des feedbacks
Communiquer de façon non violente
Se montrer force de propositions
Développer une vision et une stratégie de son activité
Créer la confiance
Rédiger avec impact sur traitement de texte
 »

Ruth Bader Ginsburg est née le 15 mars 1933 à Brooklyn, dans l’Etat de New York, de parents juifs nés en Russie. Encouragée par sa famille puis par un mari qui l’épaule pleinement, elle fait des études d’avocate, à une époque où elles ne sont alors que 2% de son sexe à fréquenter la fac de droit.

A Harvard, Ruth Bader Ginsburg fait en effet partie d’une des premières femmes à intégrer la promotion mixte de la prestigieuse école de droit. Déjà là, le sexisme ne se fait pas rare dans ce milieu très majoritairement masculin. Le doyen de l’université s’en prend même à ces neuf étudiantes (sur une classe de 500 hommes) en leur demandant de quel droit elles osaient prendre la place d’un garçon compétent.

Transférée à l’université de Columbia pour suivre son époux à New York, Ruth Bader Ginsburg, déjà mère d’une petite fille, obtient quelques années plus tard son diplôme en droit et finit major de sa promo. Arrivée sur le marché du travail, aucun cabinet new-yorkais ne souhaite pourtant l’embaucher pour l’unique raison qu’elle est une femme. Car Ruth Bader Ginsburg fait à l’époque (et encore aujourd’hui d’ailleurs) figure d’exception dans le paysage juridique américain.

Elle gravit malgré toutes les marches, devenant avocate pour l’Union américaine pour les libertés civiles (ACLU), pour laquelle elle décroche ses plus belles victoires.

Elle participe ainsi à plus de 300 affaires de discrimination sexuelle en 1974, et elle plaide six affaires de discrimination sexuelle devant la Cour suprême entre 1973 et 1976.

Si on ne devait en citer qu’une, ce serait la première, en 1973. Sa cliente est une femme mariée membre de l’armée de l’air américaine, à qui l’on a refusé des allocations logement équivalentes à celles d’un pilote marié.

« Vous avez déjà la chance d’être là », se voit-elle rétorquer. Alors Ruth Bader Ginsburg se bat à sa manière : avec des arguments, déroulés calmement, logiquement et avec bienveillance. Devant les neufs juges - neuf hommes - de la Cour suprême, elle explique :

« La classification de sexe implique un jugement d’infériorité. Le critère du sexe stigmatise, quand il sert à empêcher les femmes de se battre pour des promotions ou pour des postes mieux rémunérés. Il part du principe que toutes les femmes sont préoccupées par leur foyer et par leurs enfants. Ces distinctions ont un effet commun : elles servent à maintenir les femmes à leur place, une place inférieure à celle occupée par les hommes dans notre société ».

La démonstration est implacable, et les juges découvrent cette discrimination qu’ils ne voyaient pas. Ruth Bader Ginsburg remporte cette première bataille- et quasiment toutes les autres qui vont suivre - pas à pas, en se fixant des objectifs d’abord modestes, puis de plus en plus importants.

Le président Jimmy Carter, impressionné par son activisme des années 70, la nomme en 1980 à la cour d’appel du district de Columbia, la deuxième plus importante juridiction du pays, qui se prononce par exemple sur les décisions et actions des grandes agences gouvernementales. Pendant une grande décennie, Ruth Ginsburg va gagner à son poste une réputation de travailleuse acharnée et de modérée.

Quand, en 1993, Byron White prend sa retraite de la Cour suprême, Bill Clinton la nomme juge à la Cour Suprême. Avec Sandra Day O’Connor, nommée par Ronald Reagan en 1981, il y a désormais deux femmes à la Cour. Ruth Bader Ginsburg va, pendant plus de dix ans, appliquer le « minimalisme rationnel » qu’elle avait défendu devant le Sénat, préférant construire patiemment des avancées mesurées sur les précédents plutôt que de défendre des arrêts révolutionnaires. Cela ne l’empêche pas de rédiger un arrêt qui fait la une des médias américains en 1996 : la Cour ordonne l’ouverture aux femmes de l’ultra virile académie militaire VMI, basée en Virginie.

L’avocate, puis la juge, a ainsi su utiliser les ressorts de la Constitution américaine pour défendre, une affaire à la fois, des cas de discriminations entre les femmes et les hommes faisant évoluer au fur et à mesure les droits des femmes ainsi que l’ensemble de la société.

David Post, son élève puis assistant a écrit à son sujet [2]

« C’est elle qui m’a appris la plupart des choses que je sais sur la rédaction juridique. Les règles sont en fait assez simples : chaque mot compte. Ne rendez pas compliqué ce qui est simple, rendez ce qui est compliqué aussi simple que possible (mais pas plus simple !). Vous avez fini non pas quand vous ne pouvez plus rien ajouter à votre document, vous avez fini quand vous ne pouvez plus rien en retirer.

Elle appliquait ces principes en combinant une plume féroce - presque terrifiante - et suffisamment d’éloges judicieux pour vous faire savoir qu’elle appréciait vos efforts, même si elle n’appréciait pas forcément le produit terminé.

Et encore une règle : tant que vous y êtes, faites chanter votre écriture. Au moins un peu ; la prose juridique n’est pas de la poésie épique ou la matière des livrets d’opéra, mais un paragraphe bien rédigé peut aider à faire avancer le lecteur et recèle toujours une réelle beauté.

Ruth Bader Ginsburg avait le genre d’intégrité féroce que, je pense, nous voudrions tous voir chez un juge. Elle était toujours déterminée à bien faire les choses envers les parties. Elle avait ses préjugés et ses points faibles, nous en avons tous. Mais j’ai souvent dit que si ma vie était en jeu, je serais heureux qu’elle siège, parce qu’elle serait aussi juste dans l’appréciation des preuves qu’on puisse l’exiger ».

L’inédite dynamique du couple Ginsburg [3].

« Montrer des signes de reconnaissance
Trouver des mentors pour gérer sa carrière
Résilience et discernement
Communication : du tact à l’impact
Identifier/intégrer les rapports de force, les jeux de pouvoir et sa zone d’influence
Pitcher sa valeur ajoutée
Montrer par l’exemple le comportement désiré
De l’efficacité personnelle à l’intelligence collective
 »

« C’est la plus grande chance de ma vie », dit Ruth Bader Ginsburg de lui.

Ruth Bader Ginsburg a attribué une partie significative de son succès à son mari Marty. Il est frappant de voir que les époux Ginsburg ont toujours été là l’un pour l’autre et que Martin a soutenu son épouse chaque fois qu’elle a gravi les échelons de la société.

A partir de 1950, Ruth Bader Ginsburg étudie à l’université Cornell, et y fait la connaissance de Marty, d’un an son aîné. « Le premier homme qui s’est intéressé à ce que j’avais dans la tête ». Lui est un boute-en-train jamais à court de blagues, elle est beaucoup plus réservée, presque taciturne. Entre les deux jeunes gens se noue une relation très intense qui durera quasiment six décennies. Ils se marient en 1954. Marty a pressenti que cette jeune femme fluette de 1,55m irait loin. Lors de son audition devant le Sénat, en 1993, la juge Ginsburg rendra un hommage ému à ce mari « exceptionnel pour sa génération ».

Une fois diplômés en droit de Cornell, Ruth et Marty poursuivent leurs études à Harvard.

Au cours de sa dernière année, Marty est diagnostiqué avec une forme rare de cancer, nécessitant des traitements de radiothérapie épuisants. Ruth assiste non seulement à ses cours mais aussi à ceux de son époux, pour qui elle prépare des fiches, en même temps qu’elle s’occupe de leur petite fille. Durant cette période, elle ne dort souvent que deux heures. Où l’on comprend qu’elle dispose d’une force de travail peu commune. « Je ne perdais pas de temps », déclare-t-elle dans le documentaire de CNN. Elle trouvera aussi le moyen de publier dans la Harvard Law Review, une des revues juridiques les plus prestigieuses du pays.

L’effort de Marty pour faciliter l’avancement de sa femme était caractéristique du couple Ginsburg et de leur relation.

Quand le président Jimmy Carter la nomme en 1980 à la cour d’appel du district de Columbia, on demande à Ruth Bader Ginsburg à quel rythme elle compte faire la navette avec New York, où son mari poursuit ses brillantes activités de fiscaliste et professeur de droit. En réalité, c’est Marty qui s’installe à D.C. Il est aussi intéressant de noter que Martin a aidé sa femme à obtenir sa confirmation en faisant appel à des clients influents dont Ross Perot.

Martin Ginsburg a eu ainsi une importance capitale dans la carrière de sa femme. On le voit arracher doucement de son bureau la femme qu’il admire, pour l’inciter à prendre un repas - un rituel quotidien, respectueux et soucieux. Car Martin David Ginsburg s’est mis aux fourneaux pour toute la famille dès qu’il a compris que le destin de sa femme l’absorberait totalement.

Quand, en 1993, Byron White prend sa retraite de la Cour suprême, elle ne fait pas partie des favoris pour le remplacer. Marty, qui voit là une opportunité en or, mobilise tous ses réseaux pour faire campagne. Ruth décroche un entretien avec le président Bill Clinton. Celui-ci s’en souvient, dans le documentaire de CNN : « A l’origine je n’étais pas convaincu par son profil, puis elle est arrivée, et au bout de quinze minutes j’ai su que ce serait elle ». Les sénateurs, conquis par sa profondeur, confirment sa nomination par 96 voix contre 3.

Dans un discours introductif prononcé devant sa femme au Centre de droit de l’Université de Georgetown en 2003, Marty raconta avec émotion que Jane, leur fille, avait déclaré aux journalistes qu’elle avait grandi dans une maison où la responsabilité était également partagée : papa faisait la cuisine et maman pensait.

Sept ans plus tard, la maladie de Marty refait surface. Il décède le 27 juin 2010, quelques jours après leur 56e anniversaire de mariage.

Une architecte de la bataille juridique pour le droit des femmes et une juriste super augmentée.

Le véritable partenariat que Ruth Bader Ginsburg a vécu avec son mari a été un réel catalyseur de ses compétences et qualités techniques et comportementales et lui a permis de développer et d’affûter pas à pas tout au long de sa vie une efficacité juridique hors norme, le tout au service d’une vision et d’avancées majeures pour l’égalité hommes/femmes.

La modernité dont a fait preuve Ruth Bader Ginsburg et son époux dès les années 50 dans le fonctionnement de leur couple apparaît toujours aujourd’hui comme un anachronisme troublant.

Connue pour ses positions fortes et pour incarner de nombreuses valeurs militantes, la personnalité et le parcours de Ruth Bader Ginsburg restera sans nul doute une source d’inspiration pour les juristes de demain pour développer toutes les compétences techniques, business et comportementales permettant à chacun de prendre sa place dans la transformation que connait actuellement le monde du droit, et d’atteindre un épanouissement émotionnel et un succès professionnel de haut niveau.

Ainsi, l’American Bar Association a déclaré le 18 septembre dernier

« Ginsburg made vast and lasting contributions to the law and to the profession. She was a commanding voice as an advocate for gender equality and a tenacious protector of the rule of law. She inspired generations of young lawyers in her lifetime. Although she will be greatly missed, her legacy will continue to inspire future generations of lawyers ».

Lydia Zunino Juriste corporate et enseignante en droit et en communication.