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[Dossier] La plaidoirie a-t-elle encore un avenir ? Interview de Benjamin Deparis, Magistrat.
Parution : lundi 5 octobre 2020
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Se poser la question de l’avenir de la plaidoirie a conduit la Rédaction du Village de la Justice à confronter plusieurs points de vues, des deux côtés de la barre. Quel est le rôle de la plaidoirie ? Devrait-elle être limitée à certains contentieux ? Les procédures dématérialisées sans audience ni plaidoirie sont-elles une des solutions fiables pour désengorger les tribunaux ?
C’est à ceux qui président nos juridictions que nous avions envie de poser cette question. Dans le cadre de notre dossier sur "La plaidoirie a-t-elle encore un avenir ?", voici le point de vue de Benjamin Deparis, Président du tribunal judiciaire d’Evry et Vice-président de la Conférence Nationale des Présidents des Tribunaux Judiciaires.

Repenser l’audience civile.

"Si l’on s’interroge sur le rôle et le sens de la plaidoirie, c’est que celle-ci a perdu en grande partie du sens et de l’efficience depuis un certain nombre d’années.
Quand j’ai débuté mes fonctions au millénaire précédent, l’on disait déjà que la plaidoirie civile était encore le seul endroit d’un dialogue de sourds entre des professionnels dont l’un perdait du temps à exposer quelque chose qu’il ne connaissait pas toujours, et l’autre à tenter d’écouter quelque chose dont il ne connaissait rien !

La gestion des flux, la raréfaction des juges civils due, notamment, à la création de nombreuses fonctions spécialisées dans la magistrature et à d’autres priorités de politiques publiques ou judiciaires puis, in fine, l’année 2020, avec la grève des avocats puis la pandémie du Covid-19 ont mis, de fait, les juridictions à rude épreuve pendant près de six mois et ont souligné, de façon paroxystique, la nécessité de revoir en profondeur les modes de régulation des flux civils et la gestion des audiences, tant en termes quantitatifs que qualitatifs, et plus largement, de repenser l’audience civile.

C’est dire que de longue date déjà, il est vrai que celle-ci ne répond plus, la plupart du temps, -hormis lorsque l’on est un peu hors cadre (affaires exceptionnelles, affaires avec un audiencement particulier, par exemple les référés sociaux ou les référés d’heure à heure lorsqu’ils sont appelés séparément, les affaires avec rapport oral lorsque ce dernier n’est pas uniquement mécanique), à l’idée originaire d’un échange entre magistrat et avocats.

"L’audience civile est affectée par ce que j’appelle "le syndrome de la boîte aux lettres" : elle n’existe que pour déposer un dossier."

De sorte que l’on pourrait dire qu’aujourd’hui, l’audience civile est affectée par ce que j’appelle "le syndrome de la boîte aux lettre"s : elle n’existe que pour déposer un dossier ou satisfaire procéduralement à la nécessité d’être présent, c’est-à-dire pour tendre à une finalité d’ordre matériel, ou à une finalité d’ordre juridique, et non, dans la plupart des cas, et de plus en plus rarement, à une finalité intellectuelle.

Ce syndrome de la boite aux lettres est d’autant plus prégnant que certains, à l’instar d’une lettre glissée dans une boîte, vont le faire avec plus ou moins de zèle : on peut pousser simplement la lettre dans la boîte (dépôts), on peut relire son adresse au guichetier et lui demander si c’est bien là qu’il faut le faire (observations à l’appel de causes), on peut préciser au facteur ce qu’il y a en gros de contenu dans la lettre (observations orales sur dépôt) ou l’on peut vouloir lire la lettre in extenso avant envoi (la plaidoirie actuelle, en la caricaturant bien sûr !)."

La plaidoirie comme incarnation du principe du contradictoire.

"Car, au fond, à quoi doit servir la plaidoirie au XXIème siècle ? Si l’on y réfléchit bien, c’est bien à autre chose que d’exposer une affaire -la preuve en est que bien souvent, et de plus en plus, la procédure est écrite. La plaidoirie n’est pas là non plus pour assurer le principe de la contradiction, qui doit traverser toute la procédure antérieure à l’audience dans l’échange des écritures, notamment, et qui peut se limiter à de simples observations croisées en procédure orale. A rebours de ces finalités, la plaidoirie moderne devrait avoir pour seul objectif, selon moi, non d’assurer le principe de la contradiction, mais, plutôt, de l’incarner, et, d’autre part, d’incarner les problèmes juridiques et humains pour permettre aux magistrats de donner sens à l’application du droit.

Aujourd’hui, l’audience, c’est la cristallisation des tensions, des préjugés et de la pression du temps. L’audience a perdu de sa valeur ajoutée, d’où une perte de sens et de repères pour beaucoup de professionnels. Qu’ils soient magistrats ou avocats, ce constat est partagé. Il est sans doute même à l’origine d’une souffrance professionnelle pour certains, -la pression du temps et des flux pour les magistrats-, la difficulté à s’exprimer, et donc à exister, pour beaucoup d’avocats.

L’audience est le plus souvent devenue mécanique, car tout y est traité de la même façon. Il y a un stress des deux côtés : le stress de l’attente, de faire passer son dossier pour les avocats, et le stress de savoir quand l’audience va se terminer pour les magistrats et si toutes les affaires à plaider vont pouvoir passer. Quand on prend les choses hors cadre (ex. référés sociaux sur demande ou référé d’heure à heure hors audience habituelle), on sort de ce système et on se situe dans quelque chose de plus qualitatif.

Actuellement, l’audience a, de fait, 5 finalités :
1° Elle est l’ultime échange de mise en état entre les parties, surtout en procédure orale.
2° Elle a une finalité de dépôt (syndrome de la boîte aux lettres).
3° Elle est le moment de l’expression en justice des justiciables et de leurs conseils. C’est à cela que doit tendre le vrai sens de l’audience.
4° Elle est le moment de l’échange des parties avec le juge pour incarner une affaire : pourquoi ce client, pourquoi je plaide ?
5° De manière très accessoire, l’audience est parfois une simple prestation de service utilitaire (décisions d’impécuniosité pour la CAF, révision de pensions, exequatur…)

Aujourd’hui, les 1ère et 2ème finalités l’emportent sur l’expression en justice et l’échange avec le juge. Il faudrait par conséquent tendre à sortir de l’audience la 1ère et la 2e finalités pour y réintroduire et valoriser les 3e et 4e finalités afin de mieux assurer l’expression en justice des justiciables et de leurs conseils."

Les pistes pour réformer la plaidoirie et les audiences.

"Pour ce faire, une des pistes pourrait être de généraliser les audiences d’orientation qui seraient des audiences d’aiguillage et de mise en état. Lors de celles-ci, tous les dépôts, protestations et réserves, « je m’en rapporte à justice » et « renvois aux écritures » pourraient être acceptés bien qu’ils pourraient, au demeurant, être recueillis distinctement au préalable, mais aucune vraie plaidoirie.

Si l’on veut éviter le mélange des genres, externaliser de l’audience les échanges de procédure, dépôts et observations, l’avenir de la plaidoirie est par conséquent au rendez-vous judiciaire ou aux audiences exclusivement dédiées aux plaidoiries.

Il faut clairement distinguer procédure et audience, et consacrer l’audience à l’expression des parties en justice pour incarner les problèmes juridiques ou humains.

Les principes directeurs de la réflexion à mener pour y parvenir sont, selon moi, les suivants :

- Il faut faire évoluer la notion même d’audience : aujourd’hui tout le monde est appelé à la même heure, beaucoup de temps est consacré à la logistique, aux appels des causes, et beaucoup d’audiences se déroulent de la même manière de façon assez mécanique ;

- Il faut tendre au « sur mesure » : on ne peut pas traiter toutes les situations, toutes les affaires de la même manière. Par exemple, les demandes d’expertise pourraient se faire sur requête non contradictoire avec une possibilité de rétractation. On pourrait également admettre l’absence de toute plaidoirie dans certains cas où elle serait exclue (on peut s’interroger sur la manière dont le tri entre les audiences serait opéré et si un tel choix doit relever de la pratique et d’un texte réglementaire : selon moi, il est possible d’instaurer un texte souple qui pose des critères en fonction des types de droit, des types de procédure et du degré de complexité de l’affaire, en plus de bonnes pratiques locales des juridictions) et, à l’inverse, renforcer la plaidoirie et l’améliorer dans d’autres cas (étant précisé que, de façon très empirique, les « vraies » plaidoiries représentent actuellement moins de 10 à 20% des affaires civiles, hors affaires familiales) ;

- Il faut faire du « à la carte » : ce sont les parties qui décident. Par exemple, elles auraient la possibilité d’avoir recours aux nouvelles technologies (web-conférence ou visioconférence), à la plaidoirie classique, ou à la procédure sans audience si c’est leur intérêt. Ce serait une réappropriation de l’expression des parties en justice et de la conduite de l’instance par celles-ci ;

- Il faut réinstaurer des fenêtres d’expression en justice. Si la mise en état dématérialisée est une bonne chose, en revanche, dans la nouvelle audience d’orientation, la présence physique des avocats peut être opportune dès lors que c’est le seul moment où l’on peut échanger avec les parties sur le recours à une procédure participative ou à une médiation. La présence des parties à la future audience des mesures provisoires de divorce sera très souvent nécessaire car pour affiner des modalités. On peut également concevoir des fenêtres d’oralité en toute fin de procédure écrite ;

- Il faut enfin instaurer une discipline partagée sur les temps d’audience et de plaidoiries mais aussi sur leur contenu substantiel. La question qui se pose est : Qu’est-ce que les deux professions attendent l’une de l’autre ? Qu’est-ce qu’un magistrat attend d’un avocat dans une plaidoirie et inversement ? On est dans un théâtre d’ombre dans lequel, trop souvent, on ne se comprend pas, avec deux écueils à éviter : la plaidoirie nécessairement la plus longue, côté avocat, et l’autoritarisme ou le désintérêt pour les plaidoiries, côté magistrat.

La digitalisation n’est pas un danger.

S’agissant des audiences dématérialisées, loin de constituer un danger lorsqu’elles ne sont pas vécues comme un moyen purement malthusien de gestion des flux, elles peuvent au contraire s’avérer un outil supplémentaire dans la palette offerte aux parties. Si la procédure sans audience n’a pas connu le succès escompté en dépit d’une situation de fait pourtant très dégradée, c’est en grande partie pour des raisons purement lexicales, car le dépôt constitue de fait un mode de gestion majoritaire. C’est plutôt, symboliquement, une possible dégradation de l’expression des parties en justice qui était craint.

Quant à la web-conférence (sites pilotes des TJ d’Evry et de Melun) ou à la télé-audience (site pilote du TJ de Paris), il peut même s’agir d’une piste particulièrement intéressante si les parties s’en emparent et si elles décident d’y recourir, avec là aussi, la possibilité de prévoir des rendez-vous judiciaires et du sur-mesure qui, loin de constituer une dégradation qualitative, peut même constituer une avancée par la prestation de service qu’elle offre à l’avocat et/ou à son client, ou par la possibilité de se situer, sur rendez-vous judiciaire, hors cadre des audiences ordinaires.

La mise en place de ce type d’audience pose la question de l’agenda partagé entre les juridictions, les avocats et, peut-être, un jour, les justiciables, en vue de la détermination, dans le cadre d’une transformation numérique d’envergure qui n’exclurait pas l’intelligence artificielle, de plages d’audiences communes disponibles afin, notamment, d’éviter l’attente aux audiences.

Le bilan de la web-conférence Tixeo à Évry (affaires familiales) est assez positif, malgré quelques difficultés techniques au début, bien que limité par la difficulté à trouver des affaires intéressant les deux parties en même temps, mais ne porte pas en lui, bien au contraire, une régression sur la qualité des débats et l’expression des parties en justice.

Enfin, une révolution des applicatifs informatiques, avec une vraie vision du décloisonnement du travail en silo des magistrats, des greffiers et des avocats, est également essentielle. Il faut un logiciel métier réunissant les écritures et pièces dans un applicatif civil qui interconnecte les données brutes nominales et les données substantielles des affaires car l’obstacle à un réel échange intellectuel de fond devant les juridictions civiles demeure l’absence de mise à disposition systématique des pièces à la juridiction avant l’audience. Tant que les pièces ne seront pas intégrées à un cloud interconnecté à l’applicatif numérique civil, on ne pourra rien sur ce point, hormis les cas de dépôt volontaire des dossiers papier avant l’audience.

En résumé, il faut clairement distinguer procédure et audience, et consacrer l’audience, lorsqu’elle est utile, à l’expression des parties en justice pour incarner les affaires et les problèmes juridiques ou humains. "

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Propos recueillis par Nathalie Hantz Rédaction du Village de la Justice