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CDD : requalification en CDI et licenciement sans cause d’un chef de casernement. Par Frédéric Chhum, Avocat et Mélanie Guyard, Juriste.
Parution : jeudi 8 octobre 2020
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L’Economat des armées peut-elle employer valablement un chef de casernement et conducteur de travaux dans le cadre de 16 CDD pour « accroissement temporaire d’activité » et 4 CDD pour « exécution d’une tâche précise » sur les sites militaires de l’armée française que sont le Kosovo, le Tchad, l’Afghanistan et la Serbie ?
C’est à cette question que devait répondre la Cour d’appel de Paris dans son arrêt du 17 septembre 2020.
CA Paris 17 sept. 2020 Pole 6 Chambre 3 n°18/04203.

A compter du 26 mars 2007 et jusqu’au 2 avril 2015, Monsieur X a été engagé par l’établissement public l’Economat des Armées, dans le cadre de 20 contrats de travail à durée déterminée et avenants de renouvellement, en qualité de chef de casernement et de conducteur de travaux, en Serbie, au Kosovo, au Tchad et en Afghanistan.

Monsieur X a saisi le conseil de prud’hommes de Bobigny le 24 janvier 2017 aux fins de requalification de ses contrats en contrats de travail à durée indéterminée et de paiement de diverses sommes de nature salariale et indemnitaire.

Il a été débouté de toutes ses demandes le 28 février 2018 par le conseil de prud’hommes de Bobigny. Monsieur X a interjeté appel le 14 mars 2018.

Par un arrêt du 17 septembre 2020 (n°18/04203) de la Cour d’appel de Paris, Monsieur X obtient 48 833,29 euros bruts comme suit :
- 3 281,12 euros au titre de l’indemnité de requalification,
- 19 700 euros à titre de dommages et intérêts pour licenciement abusif,
- 9 843,36 euros à titre d’indemnité de préavis,
- 984,33 euros au titre des congés payés y afférents,
- 13 124,48 euros à titre d’indemnité de licenciement et 1 500 euros au titre de l’article 700 du Code de procédure civile.

1) Sur la demande de requalification des indemnités de grand déplacement en salaire.

1.1) Monsieur X relève une disproportion manifeste entre le montant des indemnités de grand déplacement qui lui étaient versées et sa rémunération de base.

Le décret nº 2006-781 du 03 juillet 2006 dont se prévaut le salarié, fixe les conditions et les modalités de règlement des frais de déplacements temporaires des personnels civils à la charge des budgets des services de l’Etat et des établissements publics nationaux à caractère administratif, ainsi que des établissements publics locaux d’enseignement, des établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel et des établissements publics à caractère scientifique et technologique.

Cependant, ni ce décret, ni l’arrêté du 03 juillet 2006 pris pour son application ne sont applicables à l’EdA, qui constitue un établissement public industriel et commercial.

Il convient dès lors de se référer aux dispositions de l’arrêté du 20 décembre 2002 relatif aux frais professionnels déductibles pour le calcul des cotisations de sécurité sociale.

L’article 2 de cet arrêté précise que

« lorsque l’employeur indemnise les frais professionnels sur la base d’allocations forfaitaires, il est autorisé à déduire leurs montants dans les limites fixées par l’arrêté, sous réserve de l’utilisation effective de ces allocations forfaitaires conformément à leur objet et ajoute que cette condition est présumée remplie lorsque les allocations sont inférieures ou égales aux montants fixés par le présent arrêté aux articles 3, 4, 5, 8 et 9 ».

Or l’article 5 4º de cet arrêté, relatif aux indemnités de grand déplacement à l’étranger, prévoit que

« les indemnités destinées à compenser les dépenses supplémentaires de repas et de logement sont réputées utilisées conformément à leur objet pour la fraction qui n’excède pas le montant des indemnités de mission du groupe I allouées aux personnels civils et militaires de l’Etat envoyés en mission temporaire à l’étranger ».

En l’espèce, il est établi que Monsieur X a perçu des indemnités journalières de grand déplacement dont le montant ne dépassait pas les limites d’exonération fixées par décret et arrêté.

Il est en outre constant que Monsieur X avait sa résidence habituelle en France et était empêché de la regagner chaque jour du fait de ses conditions de travail, de sorte que les indemnités journalières de grand déplacement sont réputées utilisées conformément à leur objet, l’EdA étant en droit de les déduire de l’assiette de cotisations de la sécurité sociale.

Par ailleurs, ni l’importance des indemnités au regard du salaire, ni la réforme entreprise en 2013 par l’EdA tendant à atténuer cette disparité ne caractérisent une fraude de la part de l’employeur.

Les modifications apportées au régime des indemnités de grands déplacements ne constituent pas en effet la reconnaissance d’une pratique antérieure illégale mais caractérisent au contraire la prise en compte de la fourniture au salarié de l’hébergement et de la nourriture ainsi que l’impossibilité pour les salariés de sortir des sites sur lesquels ils étaient affectés.

L’employeur justifie en outre que les indemnités versées au personnel engagé dans le cadre d’un contrat de travail à durée indéterminée lorsqu’ils assumaient des missions temporaires n’étaient pas supérieures à celles qui étaient versées aux personnels ayant conclu un contrat de travail à durée déterminée.

1.2) Rejet des demandes de requalification des indemnités de grand déplacement en salaire.

Au vu de ces éléments, il n’y a pas lieu de requalifier les indemnités de grand déplacement en salaire. Dans ces conditions, la demande en paiement des congés payés afférents comme les prétentions découlant de cette requalification doivent être rejetées.

La demande subsidiaire tendant à requalifier la seule fraction excédant les limites d’exonération doit également être rejetée dès lors que l’abattement de 65%, qui résulte de l’arrêté du 03 juillet 2006, n’est pas applicable en l’espèce.

2) Sur la requalification de la relation contractuelle à durée indéterminée.

2.1) Sur la demande de requalification du fait du non-respect du délai de carence entre deux CDD.

Pour conclure à la requalification de la relation contractuelle à durée indéterminée, le salarié invoque trois moyens :
- le non respect du délai de carence entre deux contrats à durée déterminée,
- le fait que son emploi relevait de l’activité normale et permanente de l’entreprise,
- le non respect par l’employeur des cas de recours au contrat à durée déterminée.

Il résulte des dispositions de l’article L1244-3 du code du travail

« qu’à l’issue d’un CDD il ne peut être recouru, pour pourvoir le poste du salarié dont le contrat a pris fin, à un CDD avant l’expiration d’un délai de carence égal à un tiers de la durée du contrat initial, renouvellement inclus, si cette durée est de 14 jours ou plus. Le délai entre deux contrats successifs sur le même poste s’applique que le nouveau poste soit conclu avec le même salarié ou un autre. Le CDD conclu sans respecter ce délai est réputé à durée indéterminée ».

Il ressort des éléments de la cause que les deux contrats du 8 janvier 2008 au 8 avril 2008 et du 21 avril 2008 au 31 juillet 2008 qui portaient sur le même poste de chef de casernement se sont succédé sans respect du délai de carence.

Il résulte en outre des plannings produits dont l’Economat des Armées n’établit pas qu’ils soient inexacts, que se sont succédé au poste de chef de casernement :
- sur le site de Novo Selo au Kosovo : M. C du 3 juillet au 2 novembre 2010, M. Z du 28 octobre 2010 au 28 février 2011 et M. X du 22 février au 23 juin 2011,
- sur le site de Warehouse en Afghanistan : M. B du 5 mars 2011 au 5 juin 2011, M. Z du 29 mai 2011 au 29 août 2011 et M. X du 27 août au 22 novembre 2011.

L’Economat des Armées ne peut valablement soutenir que le délai de carence ne peut trouver à s’appliquer s’agissant d’un emploi temporaire par nature, en se prévalant des dispositions de l’article L1244-4 du code du travail dont il résulte que le délai de carence n’est pas applicable, notamment pour les emplois à caractère saisonnier ou pour lequel dans certain secteur d’activité il est d’usage constant de ne pas recourir au CDI en raison de la nature de l’activité exercée et du caractère par nature temporaire de cet emploi, notamment les activités de coopération, d’assistance technique, d’ingénierie et de recherche à l’étranger.

En effet, l’activité de soutien ne constitue pas l’activité principale de l’Economat des Armées, son activité normale et permanente étant, selon ses propres déclarations, celle de centrale d’achat et les CDD précités n’ont pas été conclus dans le cadre de l’article L1242-2 3° mais uniquement pour l’exécution d’une tâche précise ou pour faire face à un accroissement temporaire d’activité.

Il convient donc, sans qu’il y ait lieu d’examiner d’autres moyens, d’accueillir la demande formée par le salarié en requalification des contrats à durée déterminée en contrat à durée indéterminée à compter du 21 avril 2008.

La Cour d’appel conclut qu’il convient en outre, en tenant compte du dernier salaire mensuel brut perçu par le salarié hors indemnités de grand déplacement, de lui allouer, sur le fondement des dispositions de l’article L1245-2 du code du travail, la somme de 3 281,12 euros à titre d’indemnité de requalification.

2.2) Sur les demandes en paiement de salaire résultant de la requalification de la relation contractuelle à durée indéterminée.

a) Sur la prescription des demande de rappel de salaire pour les périodes inter-contrat.

L’Economat des Armées soulève, se prévalant des dispositions de l’article L3245-1 du code du travail, la prescription des demandes formées par le salarié au titre du rappel de salaire.

A compter du 17 juin 2013, Monsieur X disposait d’un délai de 3 ans pour saisir la juridiction prud’homale de demandes de rappel de salaire, soit jusqu’au 17 juin 2016.

Ayant saisi la juridiction prud’homale le 24 janvier 2017, il y a lieu de constater que sa demande de rappel de salaire pour les périodes inter contrat est prescrite.

b) Sur la demande de requalification de la rupture du contrat de travail en licenciement sans cause réelle et sérieuse.

L’employeur a cessé de fournir du travail et un salaire à Monsieur X à l’expiration du contrat à durée déterminé, requalifié en CDI.

Il a par conséquent mis un terme à la relation de travail avec Monsieur X du seul fait de la survenance du terme du dernier CDD du salarié.

Du fait de la requalification de la relation contractuelle à durée indéterminée, la rupture de la relation de travail s’analyse en un licenciement sans cause réelle et sérieuse.

Le salaire de référence étant chiffré à 3 281,12 euros, il y a lieu de la condamner l’Economat des Armées à payer à Monsieur X les sommes de :
- 9 843,36 euros à titre d’indemnité de préavis,
- 984,33 euros au titre des congés payés y afférents,
- 13 124,48 euros au titre d’indemnité de licenciement (en application de la convention collective : 2/3 de salaire mensuel par année d’ancienneté, ici 6 ans d’ancienneté).

Compte tenu de son ancienneté (6 ans), de son âge au moment de la rupture (il est né en 1952), de sa qualification et de sa rémunération mensuelle brute de 3 281,12 euros, son préjudice est indemnisé par la Cour d’appel qui lui alloue la somme de 19 700 euros à titre de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.

c) Sur la remise des documents sociaux conformes.

Compte tenu des développements qui précèdent, la demande tendant à la remise de documents sociaux conformes est fondée et il y est fait droit.

La demande d’astreinte est rejetée.

Frédéric Chhum avocat et ancien membre du Conseil de l\'ordre des avocats de Paris (mandat 2019 -2021) CHHUM AVOCATS (Paris, Nantes, Lille) [->chhum@chhum-avocats.com] www.chhum-avocats.fr http://twitter.com/#!/fchhum