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Séquestre judiciaire d’actions : gare au registre des mouvements de titres dématérialisé. Par Stivian Kostadinov, Avocat.
Parution : vendredi 6 novembre 2020
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Le séquestre judiciaire d’actions dont la propriété est litigieuse est une mesure conservatoire particulièrement utile pour empêcher des atteintes irréparables au fonctionnement de la société ou aux droits des actionnaires.

L’opposabilité du séquestre aux tiers - et donc son efficacité - est conditionnée par une inscription en compte dans le registre des mouvements de titres (papier ou dématérialisé) de la société concernée.

Or, certains registres dématérialisés, mal codés, ne permettent pas de procéder à une inscription de séquestre. Pour pallier les risques juridiques que cela génère, des solutions pratiques peuvent être envisagées.

Introduction : la mesure de séquestre d’actions litigieuses.

Le séquestre consiste généralement à placer une chose litigieuse entre les mains d’un tiers afin de protéger un droit portant sur cette chose.

De jurisprudence constante [1], la mise sous séquestre d’actions dont la propriété est litigieuse peut être ordonnée à la demande d’un actionnaire sur le fondement des articles 1961 du Code civil et 872 et suivants du Code de procédure civile. Cette mesure conservatoire est généralement applicable jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue sur le fond du litige.

Ce type de séquestre est utile lorsqu’une contestation s’élève notamment à la suite de la mise en œuvre de certains mécanismes statutaires ou extrastatutaires qui autorisent le rachat forcé des droits sociaux d’un actionnaire par d’autres actionnaires ou par des tiers (clauses de bad leaver, de sortie conjointe, d’exclusion…).

Ces séquestres sont ordonnés tant en référé que sur requête si, dans cette dernière hypothèse, il est justifié de circonstances permettant de déroger au principe du contradictoire.

En pratique, la mise sous séquestre est opérée par une inscription en compte dans le registre des mouvements de titres de la société concernée, cette inscription rendant l’indisponibilité desdites actions opposable aux tiers.

Toutefois, si le registre est dématérialisé, il n’est plus question de procéder à une inscription en compte manuscrite : l’inscription doit nécessairement être numérique, ce qui peut générer des risques juridiques qui doivent être considérés.

Avant d’évoquer ces risques attachés à l’utilisation d’un registre dématérialisé dans le cadre d’un séquestre judiciaire (II), nous présenterons rapidement les principales caractéristiques de ce type de registre (I).

I. Possibilité pour les sociétés par actions non cotées d’adopter un registre des mouvements de titres dématérialisé fondé sur la technologie blockchain.

La technologie blockchain.

La technologie blockchain a trouvé sa place, depuis des années déjà [2], dans le droit positif français.

Cet « enthousiasme » (il est vrai, tout relatif) des autorités publiques s’explique peut-être par leur peur de revivre un fiasco similaire à celui de « l’invention manquée d’internet » en France par l’ingénieur Louis Pouzin, c’est-à-dire la peur de passer à côté des bénéfices d’une invention majeure.

La blockchain est généralement définie comme une base de données sur laquelle les utilisateurs peuvent enregistrer des transactions sous la forme d’une chaîne réputée infalsifiable et pouvant théoriquement se passer de tiers de confiance inutiles.

Ses applications sont diverses : stockage de données, réalisation de transactions avec des crypto-monnaies, mise en œuvre de smart contracts …mais nous n’entrerons pas ici dans les détails de son fonctionnement et de ses caractéristiques.

C’est sur cette technologie également que sont fondés les registres des mouvements des titres dématérialisés qui rénovent aujourd’hui nos bons vieux registres papier cotés et paraphés.

L’introduction en France du registre des mouvements de titres dématérialisé.

L’ordonnance n°2017-1674 du 8 décembre 2017 dite « blockchain » relative à l’utilisation d’un dispositif d’enregistrement électronique partagé (DEEP) pour la représentation et la transmission de titres financiers et son décret d’application n°2018-1226 du 24 décembre 2018 ont permis à certaines sociétés de recourir à des registres dématérialisés.

Ainsi, en droit français, nous ne parlons pas de blockchain, mais de « dispositif d’enregistrement électronique partagé permettant l’authentification de ces opérations » ; une expression qui semble désigner une réalité plus large que la simple chaîne de blocs.

Depuis l’entrée en vigueur de ces réglementations, différents prestataires privés proposent de tenir des registres dématérialisés moyennant des prix attrayants pour les entrepreneurs.

Quelles sociétés peuvent adopter un registre dématérialisé ?

La faculté d’utilisation d’un registre de mouvements de titres dématérialisé concerne les sociétés par actions non cotées [3].

Quelle est la valeur d’un registre dématérialisé (principe d’équivalence ?)

L’inscription d’une opération sur titres dans un registre dématérialisé est supposée produire les mêmes effets qu’une inscription dans un registre papier.

En effet, l’article L211-3 du Code monétaire et financier établit un régime d’équivalence entre les registres des mouvements dématérialisés et ceux qui ont un format papier, en prévoyant que

« l’inscription dans un dispositif d’enregistrement électronique partagé tient lieu d’inscription en compte ».

Illustrant ce régime d’équivalence, nous pouvons relever l’article L211-16 du même code qui prévoit que

« nul ne peut revendiquer pour quelque cause que ce soit un titre financier dont la propriété a été acquise de bonne foi par le titulaire du compte-titres dans lequel ces titres sont inscrits ou par la personne identifiée par le dispositif d’enregistrement électronique partagé mentionné à l’article L211-3 ».

II. Risques juridiques à considérer lors d’un séquestre.

Nous avons remarqué que certains registres dématérialisés ne permettent pas de procéder à une inscription de séquestre ; ils souffrent alors d’un handicap juridique.

L’impossibilité de procéder à une inscription de séquestre sur certains registres dématérialisés pourrait s’expliquer par le fait que le séquestre est une opération relativement peu fréquente. La fonction « séquestre de titres » peut ainsi simplement avoir été omise par le prestataire lors de la programmation.

Avant d’adopter un registre dématérialisé, les sociétés doivent donc vérifier les fonctionnalités qu’il propose, sous peine de se voir reprocher leur négligence (cela vaut naturellement pour l’ensemble des autres opérations sur titres qui pourraient y être inscrites).

Si une société adopte un registre dématérialisé, et que l’impossibilité d’y inscrire le séquestre ne se révèle qu’au moment de son exécution, les parties pourraient être prises au dépourvu car ces situations sont nouvelles.

Or, souvent, le bénéficiaire du séquestre doit agir vite car l’impossibilité de procéder à l’inscription de séquestre pourrait avoir sur lui des conséquences irréparables, étant donné que c’est l’inscription en compte qui rend le séquestre opposable aux tiers.

Dans une telle hypothèse, des solutions d’urgence peuvent être envisagées par les plaideurs et/ou les tiers séquestres :

(i) Il est possible de demander au prestataire en ligne de programmer la fonction de séquestre, afin que l’inscription puisse être réalisée.

A notre sens, un refus de coopération du prestataire pourrait engager sa responsabilité civile. Un refus de coopération du dirigeant social habilité à tenir le registre, qui a décidé de recourir au prestataire externe, devrait également engager sa responsabilité civile et/ou pénale.

Notons toutefois que même si le prestataire réussissait à programmer une fonction « séquestre » en quelques jours, ce délai pourrait permettre à une partie mal intentionnée de profiter de l’anéantissement de l’effet de surprise d’un séquestre ordonné sur requête pour céder des titres litigieux à un tiers.

(ii) Le séquestre pourrait être inscrit par l’intermédiaire d’une autre fonction du registre dématérialisé. Il s’agirait certes d’un « bricolage », mais d’un bricolage qui pourrait s’avérer utile.

Par exemple, pour contourner la rigidité d’un registre non fonctionnel, il pourrait être procédé à une « cession » des titres litigieux au profit du tiers séquestre. En effet, il est peu probable que l’opération de cession ait été oubliée lors de la programmation du registre.

Cette inscription de cession devrait avoir des effets similaires à celle de séquestre (sous réserve des particularités, notamment d’affichage, de chaque registre dématérialisé, qui pourraient être source de débats). Lorsque la juridiction du fond aura statué sur la propriété de ces titres, une « cession » inverse opérerait levée du séquestre.

Si le registre dématérialisé prévoit la possibilité de formuler des observations sur l’opération, il ne faudrait pas se priver d’expliquer qu’il s’agit d’un séquestre.

Malgré les réserves exprimées, ces deux solutions pratiques devraient permettre de contourner efficacement, dans la majorité des cas, les difficultés d’inscription d’un séquestre sur un registre dématérialisé dysfonctionnel.

Stivian Kostadinov Avocat au barreau de Paris

[1Cour d’appel de Paris, 12 déc. 1990, Bull. Joly 1991.595, note M. Jeantin ; Cour d’appel de Paris, 12 avril 2018, n°17/00488.

[2La blockchain a été reconnue en France depuis l’ordonnance n°2016-520 du 28 avril 2016 qui autorise l’échange de minibons (bons de caisse dématérialisés) sur des plateformes en ligne de financement participatif.

[3C. mon., fin., art. L211-7 al. 2.

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