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Les dommages et intérêts en droit américain des contrats : guide d’utilisation. Par Stéphane Grynwajc, Avocat.
Parution : jeudi 5 novembre 2020
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Plus de 70% des dommages et intérêts alloués par les tribunaux américains en cas de manquement à ses obligations contractuelles sont des dommages indirects.

Que l’on exerce, en tant que juriste, au sein d’une entreprise française ayant des activités en Amérique du Nord, ou dans la filiale française d’un groupe américain, il n’est pas rare d’avoir à rédiger, négocier, voire traduire vers le français, des contrats soumis au droit de l’Etat de New York.

En effet, souvent perçu, à tort ou à raison, comme l’Etat américain le plus international - près de 40% de ses habitants ne sont pas nés aux Etats-Unis et un grand nombre de multinationales d’origine étrangère, parmi lesquelles une majorité de banques et autres institutions financières, y ont établi leur siège américain - NY est une place de droit privilégiée par les entreprises internationales pour y soumettre la résolution de leurs litiges commerciaux.

Et de fait, les tribunaux new-yorkais ont développé depuis longtemps une expertise particulière et un corpus jurisprudentiel très élaboré dans le domaine du droit des contrats, ce qui a clairement pour effet de rassurer les acteurs économiques.

Mais au-delà de ce côté rassurant, sait-on exactement ce à quoi on s’expose légalement quand on choisit le droit de l’Etat de New York et la compétence des tribunaux locaux pour la résolution de ses différends ? Les théories et concepts juridiques américains sont en effet très différents de ceux de notre bonne vieille tradition française. Le juriste français, empreint de culture civiliste, n’est souvent pas outillé pour conseiller son client interne sur les risques éventuels associés au choix de soumettre un contrat au droit de l’Etat de New York.

Avocat français et américain basé à New York - après avoir exercé en tant que juriste d’entreprise pendant 15 ans en France et aux Etats-Unis - je conseille les sociétés françaises dans leurs opérations en Amérique du Nord, et notamment dans la rédaction et la négociation de leurs contrats soumis au droit américain, mais aussi dans la localisation en droit local de leurs matrices de contrats soumis au droit français.

Du fait de mon expérience transatlantique de près de 30 ans en droit des contrats anglo-saxons - et des principes de la common law en général (je suis également admis comme avocat en Angleterre et au Canada) - j’ai voulu dans cet article lever quelque peu le voile sur un certain nombre des concepts de droit américain les plus communément rencontrés dans la revue, la rédaction, voire la négociation de contrats soumis à ce droit.

D’une façon générale, toute personne (quelle soit américaine ou étrangère) peut soumettre aux juridictions new-yorkaises la résolution d’un différend contractuel soumis au droit de l’Etat, ceci même si aucune des parties à ce contrat n’a de lien (nexus) avec l’Etat.

En effet, au terme de la Section 5-1401 du droit new-yorkais de la responsabilité (N.Y. General Obligations Law), un tribunal de l’Etat acceptera de connaitre du litige si les 3 conditions suivantes sont réunies :
- Les parties ont choisi de soumettre au droit de l’Etat de NY leurs différends contractuels ;
- Le contrat concerne une transaction d’un montant total de 250 000 dollars au minimum ;
- Les parties ont accepté de soumettre leurs différends à la compétence des tribunaux de l’Etat.

Et, de fait, les tribunaux new-yorkais ont très fréquemment à statuer sur des différends entre parties toutes étrangères, portant sur un contrat n’ayant absolument aucun lien avec l’Etat. On citera l’arrêt Biotronik A.G. v. Conor Medsystems Ireland, Ltd [1] de 2014, portant sur un différend entre un fabricant irlandais et son distributeur allemand.

Inévitablement, lorsque se pose la question de la responsabilité, les contrats américains font mention d’un certain nombre de concepts s’agissant des types de dommages et intérêts qu’une partie pourrait obtenir de l’autre partie en réparation d’un préjudice causé par cette dernière du fait d’un manquement à ses obligations contractuelles.

Ces dommages et intérêts entrent soit dans la catégorie des dommages et intérêts généraux (general damages), soit dans celle des dommages et intérêts spéciaux (special damages).

Les dommages et intérêts généraux (ou dommages directs) sont ceux qui découlent directement du manquement, tandis que les dommages et intérêts spéciaux recouvrent essentiellement les dommages indirects. Si cette distinction est bien définie en droit new-yorkais, en revanche son application en pratique est parfois moins évidente. Le tribunal devra trancher entre ce qui relève de l’une ou l’autre des catégories, même si, c’est une première différence notable avec le droit français, les deux types de dommages peuvent être alloués.

S’ajoutent à ces deux catégories de dommages, les dommages incidents (incidental damages), les dommages nominaux (nominal damages) et, très rarement dans le domaine de la responsabilité contractuelle, les dommages punitifs (punitive damages).

Examinons ces différents types de dommages.

Les dommages généraux (ou directs) ont pour objectif de réparer les conséquences naturelles et probables pour la victime d’un manquement par l’autre partie à ses obligations contractuelles. Ils prennent typiquement la forme de dommages prévisibles (expectancy damages) et sont calculés sur la base de ce qu’il en coûterait de remettre la victime dans la position pécuniaire qui aurait été la sienne si le contrat avait été exécuté dans sa totalité.

A l’instar de ce que la partie demanderesse aurait à établir en droit français, celle-ci devra prouver un lien de causalité direct entre le manquement et les dommages qu’elle souhaite obtenir en réparation.

On notera que si, depuis une jurisprudence de 1989 (American List Corp. v. U.S. News & World Report) [2], les tribunaux de l’Etat de New York considèrent que les pertes de bénéfices - traditionnellement jugées aux Etats-Unis comme un dommage indirect (consequential) - peuvent également entrer dans la catégorie des dommages directs si les bénéfices en question dérivent directement de la relation entre les parties au terme du contrat, l’arrêt Biotronik de 2014 précité rejette cette interprétation stricte, précisant que les dommages devaient être évalués eu égard au contexte du contrat :
- Les dommages spéciaux (ou consequential damages) ont pour objectif de compenser la victime des pertes qu’elle aurait subies au-delà de ce qui était prévu comme contrepartie directe de son obligation contractuelle. Depuis une jurisprudence constante depuis 1989 et l’arrêt Kenford Co. v. County of Erie [3], la partie demanderesse devra établir (i) que ce type de dommages était prévisible et anticipé par les parties à la date de conclusion du contrat, (ii) que ces dommages étaient effectivement causés par le manquement au contrat, et (iii) que le montant de ces dommages peut être établi avec un degré raisonnable de certitude. Un tribunal arrivera à une telle conclusion seulement si la partie demanderesse apporte la preuve que l’autre partie savait ou avait des raisons de savoir que lesdits dommages seraient la conséquence d’un manquement à ses obligations contractuelles. Il n’est pas nécessaire de prouver que l’autre partie avait prévu le manquement en tant que tel, ou la façon dont le manquement a causé le préjudice ; il s’agit juste d’établir que le préjudice peut être considéré comme une conséquence probable du manquement. Le tribunal devra également établir à partir des circonstances de l’espèce la responsabilité même implicite de la partie défenderesse ;
- Les dommages incidents (incidental damages) ont pour objectif de compenser une partie des coûts qu’elle aurait pu engager pour remédier ou limiter les conséquences pour elle du manquement par l’autre partie. Les dommages incidents ne permettent pas à une partie de recouvrer les coûts associés à une exécution du contrat, à sa conclusion, ou encore les honoraires d’avocats qu’elle aurait engagés en liaison avec le contrat ;
- Les dommages nominaux (nominal damages) sont les dommages qui pourraient être alloués dans l’hypothèse où la partie demanderesse ne parviendrait pas à quantifier ses pertes ;
- Les dommages punitifs (punitive damages) ne sont généralement pas disponibles en cas de manquement contractuel. Comme leur nom l’indique, ces dommages ont pour objectif de punir une partie. Ils sont un remède d’ordre social et de nature exemplaire, et non destiné à compenser une partie pour un préjudice d’ordre privé découlant d’un contrat. Il s’agit là de réparer un préjudice causé au public au sens large découlant d’un agissement particulièrement malhonnête, d’une turpitude morale, ou qui témoigne d’une indifférence d’ordre criminel à ses obligations.

La typologie ci-dessus se retrouve dans tout contrat soumis à un droit américain. Le Uniform Commercial Code (UCC), un ensemble de règles références s’appliquant à toutes les transactions commerciales aux Etats-Unis et adopté par la quasi-totalité des Etats américains, prévoit la possibilité d’allouer des dommages incidents ou indirects (UCC 2-715). De facto, les contrats soumis au droit américain vont systématiquement y faire référence, généralement sous forme d’exclusion dans la clause de responsabilité.

Il y a une raison à cela : contrairement au droit français des contrats, en application duquel on n’est responsable du paiement de dommages et intérêts que pour autant qu’on ait pu établir un lien de causalité direct entre le fait générateur et le dommage, en droit américain on peut tout à fait voir sa responsabilité contractuelle engagée pour des catégories de dommages qui ne sont pas la conséquence directe d’un manquement à ses obligations. Ainsi, plus de 70% des dommages alloués par les tribunaux américains appartiennent à la catégorie des consequential damages.

De là il ressort que si, en droit français, on ne jugera pas nécessaire d’exclure des dommages pour lesquels on ne sera pas responsable par définition si la partie adverse n’arrive pas à établir un lien de causalité direct entre le manquement et le préjudice, en droit américain on mettra une attention toute particulière à expressément exclure ce type de dommages de sa responsabilité contractuelle, à défaut de quoi on pourra voir sa responsabilité engagée, que la partie adverse parvienne ou non à établir un lien direct de causalité.

S’agissant en particulier des pertes de bénéfices, du fait de l’incertitude qui prévaut dans ce domaine depuis l’arrêt Biotronik, on prendra soin d’exclure nommément ce type de pertes, soit indépendamment de sa classification éventuelle par les tribunaux.

Stéphane Grynwajc Avocat aux barreaux de Paris, de New-York, et du Québec Solicitor (England and Wales) Cabinet S. Grynwajc www.transatlantic-lawyer.com/fr [->stephane@avocat-transatlantique.com]

[12014 WL 1237154 (2014).

[275 NY2d 38 (1989).

[373 N.Y.2d 312 (1989).