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La sentence de l’ordonnance de rejet d’une requête d’appel devant la CAA. Par Rodolphe Mossé, Avocat et Laura Jaricot, Fiscaliste.
Parution : lundi 9 novembre 2020
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Entre bonne administration de la Justice et désengorgement des juridictions administratives, le juge d’appel doit faire une application mesurée des ordonnances dites de « tri » fondées sur l’article R222-1 du Code de Justice Administrative (CJA).

La Covid-19, outre les impacts sanitaires évidents, les conséquences économiques et la modification des habitudes de vie des Français, a également eu un impact sur la procédure administrative et l’administration de la justice, impact certes négligeable aux yeux du grand public et comparativement aux nombreux problèmes médicaux en résultant, mais ayant une grande importance professionnelle pour les praticiens du droit que nous sommes ainsi que pour les contribuables.
En effet, entre autres mesures, l’ordonnance n°2020-305 du 25 mars 2020 a élargi le champ des personnes susceptibles de rendre des ordonnances dites de « tri », fondées sur l’article R222-1 du Code de Justice Administrative (CJA) : ainsi, pendant la période d’urgence sanitaire, les conseillers ayant une ancienneté minimale de 2 ans peuvent être désignés par le président de leur juridiction pour statuer par ordonnance dans les conditions prévues à l’article précité.

Pour rappel, l’article R222-1 du CJA fixe la liste limitative des cas dans lesquels les présidents de juridiction, les premiers vice-présidents et les présidents de formation de jugement peuvent statuer par ordonnance, i.e. trancher seul un litige, en première instance et en appel.
Peuvent ainsi faire l’objet d’une telle ordonnance les cas de désistement, incompétence, non-lieu et irrecevabilité, mais également les questions relatives uniquement aux frais irrépétibles et les requêtes relevant d’une série, ainsi que les requêtes présentant notamment des « moyens irrecevables, des moyens inopérants ou des moyens qui ne sont assortis que de faits manifestement insusceptibles de venir à leur soutien ou ne sont manifestement pas assortis des précisions permettant d’en apprécier le bien-fondé ».

Cette liste à la Prévert de cas pouvant être jugés par simple ordonnance a été étendue par le décret « JADE » (Justice Administrative de Demain) n°2016-1480 du 2 novembre 2016, qui a complété l’article R222-1 du CJA afin d’y ajouter un dernier alinéa permettant aux présidents, premiers vice-présidents et présidents de formation des Cours adinistratives d’appel de rejeter par ordonnance les « requêtes d’appel manifestement dépourvues de fondement ».

L’introduction de ce nouveau cas de rejet d’une requête d’appel, souffrant d’une formulation imprécise (« manifestement dépourvues de fondement ») avait rencontré de vives critiques de la part de la doctrine, qui voyait là un « instrument de gestion du contentieux » [1].

Il est en effet difficile d’y voir autre chose qu’un moyen de désengorger les Cours administratives d’appel (CAA), notamment en cette période troublée de crise sanitaire où la juridiction administrative, comme les autres juridictions, a été marquée par le confinement et a donc pris du retard dans le traitement de nombre de dossiers.
Avant même le cas particulier de l’année 2020, le rejet des requêtes d’appel manifestement dépourvues de fondement représentait, en 2018, 18% de l’ensemble des décisions rendues par les cours, ce qui est loin d’être anecdotique.

Par ailleurs, ces ordonnances, majoritairement prises dans le cadre du contentieux des étrangers, commencent également à être utilisées dans le domaine fiscal (environ 13% des ordonnances) [2].

La pratique de ces ordonnances constitue une dérogation faite au principe de collégialité et donne la douloureuse impression au contribuable de subir une « perte de chance » et de ne pas pouvoir bénéficier pleinement de la garantie du double degré de juridiction.

Certes, cette procédure de rejet par ordonnance est normalement limitée aux magistrats des cours les plus expérimentés, mais cette possibilité ayant été étendue aux « simples » conseillers ayant une ancienneté minimum de 2 ans dans le cadre de la période d’urgence sanitaire, nous pouvons légitimement nous demander si les garanties du contribuable sont véritablement respectées et s’il ne s’agit pas purement et simplement d’un moyen de purger un stock d’affaires pendantes devenu trop important du fait notamment du confinement.
Bien sûr, certains opposerons que l’ordonnance rendue sur le fondement de l’article R222-1 du CJA est susceptible d’un pourvoi en cassation, et donc d’un contrôle par le Conseil d’Etat.

Cependant, les juges du Palais-Royal ont récemment confirmé que le contrôle effectué est un contrôle classique, et non spécifique, et qu’il contrôle uniquement les abus de l’usage de la faculté de statuer par ordonnance. [3]
Il convient par ailleurs d’en revenir à des considérations plus pragmatiques pour le contribuable.

Un contentieux administratif n’est pas gratuit : dans la majorité des cas, le contribuable, en litige notamment avec l’Administration fiscale, a déjà monnayé l’assistance d’un avocat pour le représenter, si ce n’est depuis le début de la procédure pré contentieuse et pour la saisine du TA, au moins pour interjeter appel du jugement des premiers juges qui lui est défavorable.

Suite à la notification d’une ordonnance de rejet de sa requête d’appel, le contribuable est alors obligé de recourir à l’assistance d’un avocat au Conseil d’Etat, ce qui suppose donc l’engagement de frais supplémentaires.
De guerre lasse, le contribuable abandonne le combat et renonce à la voie du recours en cassation souvent pour une question de coûts.
Cela est d’autant plus frustrant lorsque plusieurs moyens peuvent avoir été soulevés dans le mémoire introductif d’appel alors que l’ordonnance de rejet de la requête ne les reprend pas tous et, de facto, n’explicite pas le rejet pour chaque moyen.
Le contribuable ne peut alors que laisser échapper son courroux aux motifs que les moyens soulevés auraient mérité un développement et une analyse plus poussée que ce que permet une simple ordonnance, surtout lorsque des pièces supplémentaires ont pu être versées au débat par rapport au dossier de première instance et que l’Administration fiscale n’a, dans certains cas, pas eu le temps de répliquer.
Ainsi, l’ordonnance de rejet peut s’avérer critiquable car entachée d’un vice dans la mesure où elle souffrirait d’un défaut de réponse à moyen : elle aurait ainsi méritée de faire l’objet d’un contrôle par les juges du Palais Royal, ce qui ne sera malheureusement pas le cas pour des raisons purement financières.

Il est ainsi à craindre que la Covid-19 entraîne une conséquence négative supplémentaire : voir la nécessité du fonctionnement de la justice administrative, passant par le désengorgement notamment des CAA par le truchement des ordonnances de tri, l’emporter sur le droit du contribuable à bénéficier d’un accès au juge et notamment au double degré de juridiction.

L’adage de minimis non curat praetor [4] ne devrait pas pouvoir justifier un recours accru aux ordonnances de tri, en considérant à outrance que des requêtes d’appel sont « manifestement dépourvues de fondement », notamment dans des cas où la complexité du litige mériterait un examen collégial, public, une instruction contradictoire et l’analyse d’un rapporteur public.

Voltaire disait que « la modération est le trésor du sage » [5].

Espérons donc que les présidents des CAA [et autres magistrats autorisés] feront un usage parcimonieux de cette mesure et ne l’utiliseront pas comme un simple outil de décongestion des prétoires.

Rodolphe MOSSÉ, Avocat associé et Laura JARICOT, Fiscaliste sénior MOSSÉ & ASSOCIÉS

[1D. Chabanol, commentaire sous l’article R222-1 de l’édition commentée du CJA, Ed. Le Moniteur, 8ème édition.

[2Cf. statistiques reprises par Romain Victor dans ses conclusions sous CE, sect., 5 octobre 2018, n°412560, SA Finamur

[3CE, sect., 5 octobre 2018, n°412560, SA Finamur.

[4Le préteur ne doit pas s’occuper des causes insignifiantes.

[54ème Discours.