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Concessions autoroutières : le « oui, mais … » du régulateur des transports au rapport du Sénat. Par Christian Renaud.
Parution : vendredi 13 novembre 2020
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A quelques semaines d’intervalle, une commission d’enquête du Sénat et l’Autorité de régulation des transports (ART) ont publié leurs rapports respectifs sur le modèle des concessions autoroutières. Alors que le rapport du Sénat adopte un ton parfois assez critique vis-à-vis du modèle des concessions, l’ART y oppose une analyse plus nuancée. Une manière de valider, sans se mettre le législateur à dos, le modèle économique des concessions autoroutières ?

Débat d’idées au plus haut niveau de l’Etat sur les concessions autoroutières.

Le 1er novembre 2020, l’ART a publié le premier de ses rapports quinquennaux dédiés à l’analyse de l’économie des concessions autoroutières. En septembre, c’est une commission d’enquête du Sénat « sur le contrôle, la régulation et l’évolution des concessions autoroutières » qui s’était attelée à la tâche. A la lecture des deux rapports, force est de constater que les violons n’ont pas tout à fait été accordés entre le régulateur et le législateur.

Autorité publique indépendante créée en 2009 en vue d’accompagner l’ouverture à la concurrence du secteur ferroviaire, l’ART s’est vu confier la régulation économique des autres modes de transport à la faveur de la loi Macron du 6 août 2015. L’un des objectifs poursuivis par la loi, et dont la poursuite incombe à l’ART, est en effet le renforcement du contrôle du secteur autoroutier concédé, dans l’intérêt des usagers et de l’Etat concessionnaire.

L’enjeu est en effet de taille. Les autoroutes concédées représentent 1% seulement du réseau routier national, mais 16% de sa circulation. Essentielles à la vie du pays, mais sous gestion privée, elles réunissent les critères de la controverse idéale. Et la question du renouvellement, dès 2031, des premières concessions arrivées à terme, a ravivé le débat sur les « bonnes affaires » qu’auraient faites les sociétés concessionnaires d’autoroutes (SCA) et auxquelles il conviendrait de mettre fin. Un point de vue auquel le président de l’ART, Bernard Roman, ne souscrit pas.

Une interprétation différente du modèle économique des concessions d’autoroute.

Dans son introduction au rapport de l’ART du 1er novembre, Bernard Roman annonce d’emblée que l’étude sert l’ambition « d’écarter les idées reçues et de formuler des préconisations argumentées pour éclairer le débat public ». La lecture comparée des deux rapports permet en effet de prendre la mesure de la différence d’interprétation de l’économie des concessions autoroutières entre le régulateur et le législateur.

Le Sénat et l’ART s’accordent certes sur un certain nombre de mesures à prendre en vue d’adapter le modèle concessionnaire à l’évolution des usages, telles qu’une évolution des critères de modulation des tarifs des péages, ou encore une réduction de la durée des futures concessions et l’introduction d’une clause de revoyure périodique. Mais si les deux rapports convergent sur l’accessoire, ils divergent sur l’essentiel. Là où le Sénat plaide pour la mise en place de telles mesures en prévision de la fin du système concessionnaire, l’ART appelle seulement à « envisager toutes les organisations possibles du secteur », tout en formulant des recommandations d’adaptation du modèle aux exigences nouvelles de l’Etat et des usagers.

C’est sous cet angle, probablement, qu’il faut apprécier l’appel du président de l’ART à « écarter les idées reçues ». Le rapport du Sénat, à charge, avance en substance que le modèle concessif contribue à l’enrichissement indu des sociétés concessionnaires d’autoroutes (SCA) au détriment de l’Etat et des usagers. L’ART adopte une lecture plus neutre des chiffres, et souligne même « le transfert des risques au concessionnaire et le retour des infrastructures au concédant en fin de contrat », comme pour appuyer en filigrane les avantages du système pour l’Etat concédant.

Le modèle concessionnaire, synonyme d’équilibre entre risques et profits selon l’ART.

Sur quels aspects des concessions les divergences entre le Sénat et l’ART se concentrent-elles ? L’un des griefs adressés par le Sénat au système concessif concerne le manque à gagner pour l’Etat qui aurait résulté de la privatisation de 2006, estimé à 6,5 milliards d’euros. Un calcul prospectif auquel l’ART ne se risque pas. En plus des 22,5 milliards d’euros empochés lors de la vente et d’une reprise de dette de 16,8 milliards d’euros, l’Association française des sociétés d’autoroutes rappelle quant à elle dans son rapport 2020 que 41% du prix du péage sont reversés à l’Etat sous forme de taxes diverses et impôts. Autrement dit, l’Etat perçoit les bénéfices de la concession à sa mise en place, à l’usage et à la restitution des autoroutes concédées.

Il est fait également reproche aux SCA d’avoir financièrement bénéficié du système de concession au-delà des limites du raisonnable. Le Sénat semble ainsi regretter que la rentabilité soit attendue aux alentours de 2022, soit 16 ans après la privatisation, pour Vinci Autoroutes et Eiffage, tout en soulignant que cette rentabilité est « particulièrement élevée ». Là encore, l’ART avance des chiffres sans les commenter : un taux de rentabilité de 6,4% pour les sociétés récentes et de 7,8% pour les sociétés historiques. Et rappelle que cette rentabilité doit s’analyser au regard des « risques relatifs correspondants » et s’apprécier sur l’ensemble de la durée du contrat de concession.

Par « risques relatifs correspondants », le régulateur entend le risque financier pris par les SCA pour l’entretien et le développement des autoroutes françaises : d’après l’ART, le poids des créanciers des SCA est 9,7 fois plus important que celui des actionnaires. Un risque maîtrisé en temps normal, mais qui se matérialise en temps de crise : les SCA ont déjà vu leur chiffre d’affaires reculer de 9% en 2020 du fait de la pandémie de Covid-19. En dépit des risques financiers, ces dernières demeurent tenues d’honorer le contrat concessif signé avec l’Etat, qui leur assigne des objectifs de long terme à son profit et à celui des usagers.

L’Etat et les usagers au centre du contrat concessif.

L’ART rappelle en effet que la singularité des contrats de concession tient aux engagements contractuels de long terme entre les parties et à l’encadrement financier du modèle.

Lorsqu’elles se voient attribuer une concession autoroutière, les SCA sont contractuellement tenues d’entretenir et de développer les infrastructures - état des routes, aires de services, etc. - et de les restituer en bon état au terme du contrat. Si le Sénat et l’ART s’accordent sur la nécessité de renforcer les exigences de restitution des autoroutes « en bon état », le régulateur rappelle que le niveau d’investissement des SCA pour entretenir le réseau autoroutier français représente près de trois fois leurs charges d’exploitation. Le contrat est rempli à en croire un avis de l’Assemblée nationale du 3 octobre 2018, d’après lequel

« l’état des autoroutes concédées est globalement meilleur que celui du réseau routier non concédé et la tendance est à l’amélioration ».

Du côté des usagers, les hausses tarifaires aux péages sont plafonnées contractuellement à 0,7 fois l’inflation. Alors que le Sénat propose de faire évoluer à la baisse les tarifs des péages sans nouvel allongement des concessions et d’inciter les SCA à investir sans contrepartie pour adapter les routes aux nouvelles mobilités, l’ART se borne à préconiser une modulation plus fine des tarifs des péages, en termes géographiques et temporels. Sur cet aspect encore, à la politique de table rase du Sénat, l’ART oppose un rééquilibrage ne remettant pas en cause l’économie générale du système, et joue son rôle de régulateur agissant au profit des intérêts de long terme de l’Etat.

Une désidéologisation du débat bienvenue, tant l’avenir des plus de 9 000 km d’autoroutes concédées porte d’enjeux en termes de mobilité et d’aménagement du territoire.

Christian Renaud Spécialiste consommation, communication, concurrence