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[Tribune] Etudiants : quels sont les enjeux liés à la suppression des CNU ?
Parution : jeudi 19 novembre 2020
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Au mois d’octobre 2020, le Sénat a voté un amendement supprimant de fait la "qualification CNU (Conseil National des Universités)" dans la plupart des disciplines, avec un élargissement à toutes les disciplines en 2024, y compris donc au droit. Pour rappel, la qualification CNU est nécessaire pour pouvoir mener une carrière universitaire, notamment pour pouvoir être candidat à un poste de maître de conférences au sein d’une Université.
Ce projet a été très mal accueilli par le milieu universitaire ; une levée de boucliers qui s’est traduit notamment par une pétition en ligne qui déjà recueilli plus de 15 000 signatures.

Véronique Nicolas, Professeur des universités et ancien membre du CNU, signe ici une tribune contre cette suppression et soulève au passage les enjeux de cet amendement.

I) En quoi les atteintes au Conseil National des Universités (CNU) intéressent les étudiants ?

Le Conseil National des Universités est une instance nationale créée le 2 novembre 1945 afin d’organiser la carrière des enseignants-chercheurs dont leurs recrutements. Il existe autant de CNU que de sections : 01 droit privé, 02 droit public, 03 histoire du droit, etc.

Or, une nuit de fin octobre dernier, une dizaine de nos sénateurs d’ordinaire fort sages ont décidé -sans doute épuisés à cette heure et stressés par le nouveau confinement- d’une refonte en profondeur lui retirant une partie de ses missions. Les juristes –puisqu’ils seraient aussi concernés en dépit de propos un temps contraires– s’en inquiètent pour les étudiants de demain devant lesquels la même qualité d’enseignants pourraient ne plus se tenir.
Or les entreprises embauchent aussi en fonction de tel(le) ou tel(le) directeur de master II dont elles apprécient le parcours universitaire antérieur.

Pourquoi est-il important de ne pas réduire ou supprimer les missions actuelles du Conseil National des Universités (CNU) ?

Réduire ou supprimer les missions du CNU signifie que les recrutements des enseignants dépendraient de chacune des universités. Il convient de se méfier de ce mécanisme pour deux raisons majeures aux multiples effets dévastateurs.
D’une part, dans un passé plus lointain il a déjà renforcé le localisme source de repli sur soi.
D’autre part, il laisse se développer le "mandarinat" : pouvoir des plus anciens professeurs sur leurs plus jeunes collègues. Or, toutes les politiques antérieures se sont défiées de cette attitude pendant de nombreuses décennies à l’origine notamment du texte du 2 novembre 1945. Le localisme avait déjà été réintroduit pour une bonne part ; il l’emporterait désormais ! Les nominations des enseignants en poste dépendraient de la seule Université sollicitée, modalité pouvant être source d’iniquité voire de favoritismes justifiés par des raisons non purement scientifiques, même s’il convient de ne pas généraliser. Cette probabilité -serait-elle minoritaire- appelle une réaction de principe, une vive protestation en songeant aux docteurs sérieux s’étant échinés pendant plus de dix ans, sans guère de subsides et pouvant être écartés parce qu’ils n’auraient par exemple pas été assez serviles.

Véronique Nicolas

Lorsque l’on sait tant la faiblesse en France des postes de l’enseignement du supérieur et de la recherche, de tels investissements appellent une toute autre considération.

Quels sont les risques de telles pratiques ?

Décider des recrutements « internes » peut ouvrir la porte à des choix non limités à des considérations scientifiques, et à des comportements visant -c’est humain– davantage à tout faire pour « plaire » en interne surtout lorsque le docteur, candidat à la « qualification de maître de conférences » sait la qualité de ses travaux moyenne ou du moins moins bonne que celle d’autres chercheurs. Le regard extérieur d’une entité neutre, impartiale disparaît.
Plus encore, un tel mécanisme conduit à des attitudes systématiquement endogènes au sens exact du terme : chercher à être recruté « sur place » et donc ne connaître qu’une seule Université voire qu’une seule façon d’appréhender la recherche. Mais plus encore être recruté dans une autre faculté que celle où l’on a élaboré sa thèse permet de rencontrer d’autres collègues avec lesquels les échanges aideront à la réalisation de travaux en commun plus ambitieux. A l’heure des regroupements d’universités en vue de la réalisation de plus vastes projets scientifiques, ne pas faciliter le développement de tels rapprochements ne manque pas d’apparaître contradictoire.
Ces risques expliquent les pétitions ayant déjà recueilli plus de 15 000 signatures.
Même s’il ne s’agit, a priori, que d’une refonte laissant au CNU la charge des promotions tout au long de la carrière des chercheurs, nul n’est dupe : l’actuelle refonte ne représente qu’une étape, susceptible, hélas, de porter atteinte à la qualité de futurs enseignants recrutés.
Et c’est en cette période de Covid 19 où l’importance de la recherche n’est plus à démontrer que de telles modifications majeures doivent être apportées ?

II) Que penser de l’argumentaire développé devant le Sénat ?

1°) Pour accepter cette refonte en profondeur, nos sénateurs invoquent une mesure s’inscrivant dans la logique de la LRU, dite loi d’autonomie des universités. Qu’à ce sujet, une incise nous soit permise sur cette prétendue autonomie consistant pour les chercheurs à devoir trouver des financements privés pour payer parfois la moitié du personnel administratif tout en subissant la lourdeur du carcan et les contraintes quotidiennes inouïes de la gestion publique dont chacun a pu apprécier l’efficacité lors du besoin massif de masques de protection contre la Covid 19.

Quel acteur économique affublé d’une telle schizophrénie pourrait se révéler hyper performant ? Quels sont d’ailleurs les gains réalisés grâce à cette loi (sur la base du même nombre d’étudiants) puisque tel était l’un des objectifs visés ? Peu de chiffres comparatifs circulent ! La LRU n’a créé aucune autonomie ; tout au contraire, elle a renforcé la charge administrative sur les universités, les diktats et contraintes superfétatoires. Par conséquent, la prendre comme référence pour justifier d’une amplification de la dégradation unanimement constatée n’apparaît pas le plus judicieux.

2°) Par ailleurs, selon le Sénat : « Les universités sont pleinement en mesure de reconnaître la valeur d’enseignant et de chercheur d’un maître de conférences titulaire après plusieurs années d’exercice dans son corps sans avoir besoin du recours à la liste de qualification du CNU ».

Voilà qui se révèle inadapté -pour manier l’euphémisme– à la réalité. Certes, si l’on se contente de recruter en interne, les qualités (ou non) de tel ou tel maître de conférences seront connues de quelques un(e)s. Toutefois, qu’une équipe de chercheurs veuille avoir l’opinion d’autres collègues en France n’est pas sans utilité, y compris avec un classement effectué. Dans des universités aux facultés de taille moyenne les recrutements s’entendent aussi de collègues dont la spécialité fait justement totalement défaut. Ainsi, il fut un temps où des universités ne comportaient aucun spécialiste de droit du numérique. Lorsqu’il s’agit d’en recruter un les membres du jury internes sont donc quelque peu démunis. Comment donc être certain de recruter le bon spécialiste dont l’équipe a besoin sans s’adjoindre l’avis –à tout le moins– des spécialistes du sujet ailleurs en France, et ce avec impartialité, neutralité et objectivité ?

Certes le CNU -comme toute entité humaine– n’est pas parfait. Mais il est possible de le solliciter à l’infini et nous connaissons tous des candidats refusés une année qui, ayant amélioré leurs travaux, furent qualifiés. En revanche, le docteur mal jugé en interne n’est jamais recruté par son université.
Réduire cette valeur suprême mais si délicate qu’est l’impartialité revient à porter une atteinte grave à un domaine devant pourtant en être l’incarnation même !

III) Des considérations financières ne l’emportent-elles pas sur l’avenir de la recherche française alors que des solutions existent ?

1°) Veillons à ne pas sacrifier la qualité des recrutements au nom d’économies financières. Car, nul n’est dupe. Et il n’est pas nié que l’existence du Conseil National des Universités a un coût non négligeable en raison des déplacements à Paris des chercheurs pour tenir les réunions de travail. Toutefois, lorsqu’un pays n’a plus guère d’industries, que sa force essentielle s’entend de son tourisme pouvant connaître un ralentissement non ponctuel, porter atteinte à la recherche, en pleine pandémie prélude à d’autres épidémies possibles, ne peut que susciter le scepticisme.

Ces propos ne sauraient être interprétés à l’aune d’un dessein politique larvé surtout en ces temps où les juristes mesurent au moins autant que tout autre français la nécessité de faire Nation. Lorsqu’un pays a une dette de près de 120 % de son PIB, s’enquérir des moyens de limiter certaines dépenses relève de la saine gestion. Et les chercheur(e)s ne sont pas déconnectés des réalités économiques, loin s’en faut ; ils étaient disposés à réfléchir à d’autres voies et/ou aménagements raisonnables.

2°) Ainsi, la pandémie Covid 19 aura au moins eu la vertu d’accélérer l’acquisition et/ou l’apprentissage de ces nouveaux outils numériques dans nos Universités permettant désormais de réaliser des réunions à distance, y compris à trente voire quarante personnes, c’est-à-dire l’exact volume des sessions des membres composant le CNU droit.
Le tout distanciel n’est sûrement pas concevable, ni souhaitable ; en revanche, réduire la session de qualification des maîtres de conférences d’une semaine – pour les juristes – à une ou deux journées en présentiel permettrait des économies non négligeables.

En discuter avec les intéressés -au-delà de la courtoisie à l’égard d’un corps méritant peut-être un peu de respect en ce qu’il fabrique parlementaires et/ou ministres– aurait sans doute permis de trouver des réponses à une problématique énoncée en termes clairs.

Et que dire des travaux réalisés depuis des années par le Conseil National du Droit ayant démontré les attentes légitimes et réitérées des professionnels du droit envers toute instance chargée de veiller à la rigueur des diplômes, statuts et travaux réalisés par les chercheurs.

Après l’agriculture et tant d’industries, serons-nous aussi le pays ayant bradé ce qu’il lui reste en dehors de ses paysages : la recherche ?

Véronique NICOLAS Professeure de droit privé Ancien doyen Ancien membre du Conseil National des Universités Ancien membre du Conseil National du Droit