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Le Bail en l’Etat Futur d’Achèvement et le risque de requalification en marché public de travaux. Par Nicolas Papiachvili et Marie Jakobi, Avocats.
Parution : lundi 23 novembre 2020
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Le Bail en l’Etat Futur d’Achèvement (BEFA) est un contrat innommé et singulier, suivant le lequel un bail est conclu sur un immeuble avant ou en cours de construction.
C’est un mécanisme intéressant qui permet notamment à une collectivité territoriale d’exploiter un ouvrage adapté à ses besoins et conforme à ses exigences qu’elle n’aura pas financé lors de sa construction.
Mais ces contrats sont susceptibles d’exposer les acteurs locaux à d’indéniables risques juridiques.

En préambule, il convient de rappeler l’utilité du BEFA qui permet à une collectivité d’exploiter un ouvrage adapté à ses besoins et conforme à ses exigences qu’elle n’aura pas financé lors de sa construction.

Ces montages complexes (comme la VEFA) constituent une des manifestations de la liberté contractuelle des personnes publiques.

La liberté contractuelle a favorisé le développement de formules leur permettant de faire réaliser des ouvrages en dérogeant au droit commun de la commande publique et notamment d’éviter de devoir passer par une procédure préalable de publicité et de mise en concurrence et ainsi de bénéficier de l’ouvrage plus rapidement.

Toutefois, la doctrine s’accorde à dire que ces contrats ont exposé les acteurs locaux à d’indéniables risques juridiques : les collectivités peuvent être rapidement rattrapées par le droit de la commande publique [1].

A° Le BEFA, un marché public de travaux au sens du droit communautaire.

Le droit européen.
L’article 2 paragraphe 6 de la directive (UE) n°2014/24 du 26 février 2014 précise la définition du marché public de travaux et dispose que : sont considérés comme des marchés publics de travaux, des marchés publics ayant l’un des objets suivants :

« c) la réalisation, par quelque moyen que ce soit, d’un ouvrage répondant aux exigences fixées par le pouvoir adjudicateur qui exerce une influence déterminante sur sa nature ou sa conception ».

Cette nouvelle définition remplace celle retenue par la directive (CE) n°2004/18 du 31 mars 2004 qui mentionnait quant à elle l’hypothèse de

« la réalisation, par quelque moyen que ce soit, d’un ouvrage répondant aux besoins précisés par le pouvoir adjudicateur ».

Sous l’empire de cette ancienne définition, la jurisprudence de l’Union européenne avait considéré que si le pouvoir adjudicateur jouait un rôle actif dans la définition des caractéristiques de l’ouvrage, le contrat concerné devait être regardé comme conclu pour satisfaire ses besoins et pouvait être qualifié de marché public de travaux [2].

La doctrine considère que cette position jurisprudentielle constante sera maintenue sous l’empire de la nouvelle directive européenne [3].

Dès lors, au travers d’un BEFA, la personne publique, pouvoir adjudicateur, peut exiger avec précision la teneur des travaux qu’elle attend en sa qualité de preneur.

La BEFA est donc susceptible d’être qualifié de marché public de travaux et de devoir être soumis aux règles de publicité et de mise en concurrence qui résultent de la directive UE n°2014/24.

La jurisprudence européenne.
Enfin, et si la BEFA pouvait échapper à la qualification de marché de travaux publics retenue par la directive UE n°2014/24, il est loisible de considérer que la jurisprudence Telaustria de la Cour de Justice de l’Union Européenne serait susceptible d’être invoquée.

En effet, la CJUE a considéré que les personnes publiques sont

« néanmoins tenus de respecter les règles fondamentales du traité en général et le principe de non-discrimination en raison de la nationalité. Ce principe implique, notamment, une obligation de transparence qui permet au pouvoir adjudicateur de s’assurer que ledit principe est respecté.

Cette obligation de transparence qui incombe au pouvoir adjudicateur consiste à garantir, en faveur de tout soumissionnaire potentiel, un degré de publicité adéquat permettant une ouverture du marché des services à la concurrence ainsi que le contrôle de l’impartialité des procédures d’adjudication » [4].

Concernant plus spécifiquement le BEFA, la CJUE a pu considérer que

« le contrat ayant pour objet principal la réalisation d’un ouvrage répondant aux besoins exprimés par un pouvoir adjudicateur constitue un marché public de travaux, alors même qu’il comporte un engagement de donner en location l’ouvrage concerné » [5].

En conséquence, et à la lumière de ces jurisprudences, il est loisible de considérer que le BEFA serait qualifié de marché public de travaux et ainsi soumis aux principes du droit européen et notamment au principe de publicité et de mise en concurrence préalables.

B° Le BEFA, un potentiel marché public de travaux au sens du droit français.

Loi ancienne.
Sous l’empire de la loi ancienne, le marché public de travaux se définissait en ces termes :

« sont les contrats conclus à titre onéreux et qui ont pour objet soit l’exécution, soit la conception et l’exécution d’un ouvrage répondant à des besoins précisés par le pouvoir adjudicateur qui en exerce la maîtrise de l’ouvrage ».

La maîtrise de l’ouvrage était donc un critère essentiel permettant de qualifier un contrat de marché public de travaux.

En conséquence, le Conseil d’Etat a pu considérer que la qualification de marché de travaux devait être écartée :

« si les équipements réalisés par l’opérateur répondent sans doute aux besoins qu’elle a précisés, ce n’est toutefois pas la personne publique qui en exerce la maîtrise d’ouvrage mais bien l’opérateur en charge de construire les équipements » [6].

La seule réserve qui s’imposait tenait alors au transfert de propriété au bénéfice de la personne publique.

En cas de VEFA, il était nécessaire de s’assurer que la collectivité territoriale ne s’était pas libérée de son obligation d’assurer la maîtrise d’ouvrage. Si tel était le cas, le juge administratif n’hésitait pas à censurer les collectivités ayant détourné les règles de la maîtrise d’ouvrage publique [7].

La notion de maîtrise d’ouvrage aurait pu être opportune dans le cadre d’un BEFA car, par définition, la personne publique laisse à l’opérateur la maîtrise de l’ouvrage et n’accède pas à la propriété de l’immeuble contrairement à la VEFA.

Comme le confirme certains auteurs [8], l’exigence d’une maîtrise d’ouvrage publique interdisait la requalification, sur le fondement du droit national, de certains montages complexes et notamment le BEFA et la VEFA.

Toutefois, la notion de « maîtrise d’ouvrage » n’est plus un élément de définition du marché de travaux publics.

Loi nouvelle.
En effet, sous l’influence du droit communautaire, la directive 2014/24/UE a été transposé en droit français par l’ordonnance n°2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics.

En conséquence, sont considérés comme des marchés publics de travaux :

« Les marchés ayant pour objet la réalisation, soit la conception et la réalisation, par quelque moyen que ce soit, d’un ouvrage répondant aux exigences fixées par l’acheteur qui exerce une influence déterminante sur sa nature ou sa conception ».

Le droit interne s’aligne sur le droit de l’Union Européenne : l’absence de maîtrise d’ouvrage par l’acheteur ne devrait plus permettre aux partenaires contractuels de se soustraire aux règles procédurales applicables aux marchés publics [9].

Par ailleurs et comme le souligne très justement la doctrine [10], l’article 1er du Code des marchés publics n’évoque plus la notion de réponse « à des besoins précisés par le pouvoir adjudicateur » mais fait dorénavant référence à « l’influence déterminante » sur la nature ou la conception de l’ouvrage.

Pour ces deux raisons, la nouvelle définition est plus large que l’ancienne et attire dans son champ des montages qui, antérieurement, ne pouvaient juridiquement pas relever du droit des marchés publics.

Dérogations.
Il existe toutefois des possibilités de dérogation à la publicité et à la mise en concurrence.

Il convient de préciser, avant tout propos, que ces dérogations sont strictement limitées.

L’article 30 I, 3° b) du décret du 25 mars 2016 précise que

« les acheteurs peuvent passer un marché public négocié sans publicité ni mise en concurrence préalables lorsque les travaux, fournitures ou services ne peuvent être fournis que par un opérateur économique déterminé, pour des raisons techniques ».

Tel sera notamment le cas lorsque des travaux répondant aux besoins de la personne publiques ne peuvent pas être réalisés par un autre opérateur économique.

Il est donc nécessaire qu’il n’existe aucune solution alternative ou de remplacement raisonnable.

L’absence de concurrence ne doit pas résulter d’une restriction artificielle des caractéristiques du marché public.

En conséquence, pour pouvoir se soustraire aux règles procédurales gouvernant les marchés publics, la collectivité devra justifier de la spécificité des travaux à accomplir et de son impossibilité à mettre en concurrence d’autres entrepreneurs.

Partant, la doctrine considère que si les collectivités veulent continuer à profiter de pures opportunités immobilières,

« les choses se compliquent lorsqu’elles souhaitent influer sur l’ouvrage qu’elles ont l’intention d’acquérir - ou de louer - en l’état futur d’achèvement car, dans ce cas, le droit des marchés publics aura vocation à s’appliquer » [11].

C° Conclusion.

Il est dont important pour la collectivité de mesurer avec soin sa part d’influence dans le projet, sans exclure l’éventuel appréciation in concreto du Juge ou à défaut de mettre en place les outils nécessaires d’une mise en concurrence et publicité.

A défaut, le risque d’une requalification (contrôle de légalité, recours tiers lésé, …) et des conséquences s’y afférentes est patente.

Nicolas Papiachvili et Marie Jakobi, Avocats Cabinet Sirius Avocats Barreau de Lille www.papiachvili-avocat.fr

[1« Construire, acquérir ou louer un ouvrage sans publicité ni mise en concurrence » - AJ collectivités territoriales 2018 n p.317, Olivier Didriche.

[2CJCE, 19 avril 1994, n° C-331/92.

[3« Le bail des locaux en l’état futur d’achèvement », RDI 2014n p.546, Philippe Riglet ; Jean-Luc Tixier.

[4CJCE, 7 décembre 2000, C-324/98.

[5CJUE, 10 juillet 2014, C-213/13.

[6CE, 25 février 1994, n°255641, Sté Sofap Marignan.

[7CE, 14 mai 2008, n°280370, Cté de communes de Millau-Grands Causses.

[8« Construire, acquérir ou louer un ouvrage sans publicité ni mise en concurrence » - AJ collectivités territoriales 2018 n p.317, Olivier Didriche.

[9« Le nouveau champ d’application des marchés de travaux. Evolutions, révolutions, incertitudes », AJDA 2016, J-M Peyrical.

[10« Construire, acquérir ou louer un ouvrage sans publicité ni mise en concurrence » - AJ collectivités territoriales 2018 n p.317, Olivier Didriche.

[11VEFA et marché public de travaux, le nouvel état du droit, Contrats marchés publ. 2016, n°8-9, E. Fatöme, L.Richer.