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Peut-on travailler « pour de vrai » sur un dossier pénal en fac de droit ?
Parution : vendredi 26 août 2022
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Les étudiants en droit peuvent-ils, en France, décortiquer un dossier pénal dans le cadre de leurs études et « mener l’enquête », par exemple dans le but d’innocenter une personne condamnée ? Les réponses dans notre entretien avec Mikaël Benillouche, Maître de conférences-HDR en droit privé et sciences criminelles et Directeur des études de Sup Barreau.

Village de la Justice : Au-delà de cas pratiques qui ne sortiraient pas complètement de l’imagination des enseignants, peut-on imaginer faire travailler des étudiants en fac. de droit sur de « vraies » affaires ?

Mikaël Benillouche : « Quand l’affaire est encore en enquête ou à l’instruction, ce n’est pas possible, parce que tous les éléments du dossier sont couverts par le secret de l’enquête et de l’instruction au sens de l’article 11 du Code de procédure pénale. D’autre part, si l’on imagine que c’est l’avocat en charge du dossier qui assure les enseignements, ce serait couvert par le secret professionnel du praticien, au sens de l’article 2 bis du Règlement Intérieur National (RIN) de la profession d’avocat. Donc on ne peut pas communiquer le dossier, tant que les investigations sont en cours.

C’est ce qui ressort notamment des textes suivants :

- Article 11 du Code de procédure pénale : "Sauf dans le cas où la loi en dispose autrement et sans préjudice des droits de la défense, la procédure au cours de l’enquête et de l’instruction est secrète. Toute personne qui concourt à cette procédure est tenue au secret professionnel dans les conditions et sous les peines des articles 226-13 et 226-14 du Code pénal" ;

- Article 2 bis du RIN : "L’avocat respecte le secret de l’enquête et de l’instruction en matière pénale, en s’abstenant de communiquer, sauf pour l’exercice des droits de la défense, des renseignements extraits du dossier, ou de publier des documents, pièces ou lettres intéressant une enquête ou une information en cours. Il ne peut transmettre de copies de pièces ou actes du dossier de la procédure à son client ou à des tiers que dans les conditions prévues à l’article 114 du Code de procédure pénale".

Et il faut aussi garder en tête la finalité du secret de l’enquête et de l’instruction, que le Conseil constitutionnel rappelle régulièrement : le législateur a, en instaurant le secret de l’enquête et de l’instruction, entendu, d’une part, garantir le bon déroulement de l’enquête et de l’instruction, poursuivant ainsi les objectifs de valeur constitutionnelle de prévention des atteintes à l’ordre public et de recherche des auteurs d’infractions, tous deux nécessaires à la sauvegarde de droits et de principes de valeur constitutionnelle. Il a entendu, d’autre part, protéger les personnes concernées par une enquête ou une instruction, afin de garantir le droit au respect de la vie privée et de la présomption d’innocence, qui résulte des articles 2 et 9 de la Déclaration de 1789. »

Pourtant, l’avocat n’est plus considéré comme « concourant à la procédure » et le secret de l’enquête et de l’instruction ne lui est pas opposable en tant que tel...
C’est donc sur le terrain du secret professionnel du praticien qu’il faut se placer dans ce cas particulier ?

« Oui, en effet. Pendant longtemps, les juridictions ont considéré que l’avocat était tenu au secret de l’instruction, en se fondant sur plusieurs dispositions réglementaires successives organisant la profession d’avocat. Mais aujourd’hui, les tribunaux considèrent qu’"aucune transgression à l’article 11 du Code de procédure pénale ne peut être reprochée à [la personne mise en cause] ou à son avocat, qui ne concourent pas à la procédure".

Mais l’avocat reste tenu de respecter le secret de l’enquête et de l’instruction en matière pénale. Il doit s’abstenir de communiquer, "sauf à son client pour les besoins de la défense", des renseignements extraits du dossier, ou de publier des documents ou des pièces relatifs à une enquête ou à une information judiciaire en cours. Les copies des pièces et des actes du dossier de la procédure ne peuvent être transmises au client ou à des tiers que dans les conditions prévues à l’article 114 du Code de procédure pénale.

À défaut de respecter ce cadre très particulier de la copie des pièces du dossier pendant l’instruction, il s’exposerait à des poursuites pour violation du secret professionnel, qui couvre toutes les confidences que l’avocat a pu recevoir à raison de son état ou de sa profession , qu’il s’agisse des informations transmises par le client lui-même ou des renseignements reçus à son propos ou à propos de tiers dans le cadre des affaires concernant son client. »

Le Conseil constitutionnel a eu l’occasion de considérer que "le secret de l’enquête et de l’instruction s’entend sans préjudice des droits de la défense [et que] les parties et leurs avocats peuvent en conséquence communiquer des informations sur le déroulement de l’enquête ou de l’instruction.
L’avocat ne peut-il pas travailler sur le dossier avec ses étudiants, "pour l’exercice des droits de la défense", qui est donc une exception légalement prévue ?

« Ici encore, la réponse est négative. On peut bien sûr concevoir qu’un avocat travaille avec une équipe d’étudiants dans l’intérêt de son client. L’interaction des droits de la défense et du secret de l’enquête et de l’instruction pose la question de la communicabilité du dossier pénal. Ici, il ne serait plus seulement question pour l’avocat de communiquer des informations à son client pour les besoins de sa défense, mais, plus largement, mais d’utiliser des éléments de l’enquête ou de l’instruction sous une autre forme, notamment en les communiquant à des tiers.

Or plusieurs textes viennent spécifiquement interdire à l’avocat de communiquer des éléments couverts par le secret de l’enquête et de l’instruction. Il en est notamment ainsi de l’article 38 de la loi du 29 juillet 1881 (qui interdit de publier les actes d’accusation et tous autres actes de procédure criminelle ou correctionnelle avant qu’ils aient été lus en audience publique, sous peine d’une amende de 3 750 euros) ou de l’article 434-7-2 du Code pénal, qui définit une forme spécifique d’entrave au fonctionnement de la Justice.

On peut aussi citer l’article 144-1 du Code de procédure pénale, qui prévoit que le fait, pour une partie à qui une reproduction des pièces ou actes d’une procédure d’instruction a été remise en application de l’article 114 du Code de procédure pénale, de la diffuser auprès d’un tiers est puni de 10 000 € d’amende.

Dans le cadre de l’enquête, l’article 63-4-4 du Code de procédure pénale prévoit que, sans préjudice de l’exercice des droits de la défense, l’avocat ne peut faire état auprès de quiconque pendant la durée de la garde-à-vue ni des entretiens avec la personne qu’il assiste, ni des informations qu’il a recueillies en consultant les procès-verbaux et en assistant aux auditions et aux confrontations. Il faut aussi citer l’article R. 155 et les articles R. 166 et suivants du Code de procédure pénale, qui réglementent la délivrance de certaines pièces aux parties ou à des tiers, en la soumettant à autorisation. L’absence d’autorisation du magistrat concerné qui pourrait justifier des poursuites de l’avocat pour violation du secret professionnel, le récipiendaire pouvant, le cas échéant, être poursuivi pour recel. Et tel est d’ailleurs le sens de la jurisprudence en la matière. Il est donc impératif, pour pouvoir travailler sur une affaire pénale "pour de vrai" d’attendre que l’affaire ait été définitivement jugée. »

Lorsque l’on travaille sur des affaires définitivement jugées donc, il est alors plutôt question de mettre en place des sortes de jeu de rôles.
Dans le cadre de cette forme de reconstitution de procès, vous mesurez sans doute une différence notable dans la motivation des étudiants ? Au-delà de son côté "ludique" si l’on peut dire, quel est l’intérêt pédagogique de la démarche ?

« Sans surprise, c’est un exercice qui plaît beaucoup aux étudiants, ils adorent ! En Master 2, c’est assez facile à mettre en place. Mais c’est envisageable sur les autres années, en TD, comme en amphi d’ailleurs, en complément des enseignements théoriques habituels. En répartissant les rôles et avec une petite mise en scène, chacun va jouer le rôle des acteurs des procédures pénales. On peut facilement échanger avec eux et leur faire pratiquer la matière. Au fur et à mesure, on leur explique les rouages de la procédure, cela leur donne une vue d’ensemble.

Le principal intérêt est de ne pas travailler sur des hypothèses théoriques. Évidemment, on connaît tous les cas pratiques. Mais ici, c’est « encore plus pratique » si je puis dire : il suffit de leur transmettre un énoncé et au fur et à mesure du cours, on leur envoie par mail des pièces « inventées » (une expertise graphologique, une expertise psychologique, etc.) qui alimentent le dossier. Un étudiant joue le rôle de la personne suspectée, un autre son avocat, un ou plusieurs autres la police, le parquet, etc. et ils font progressivement avancer la procédure et l’enseignant canalise les choses en expliquant ce qui est faisable ou non et pourquoi.

Avec cette façon de travailler, les étudiants se mettent dans une autre perspective que de seulement résoudre un cas, celle de devenir un praticien par la suite. Ça les aide aussi à comprendre comment raisonnent les magistrats et ça contribue largement à rendre concrets les droits de la défense. La seule "difficulté" est que l’on ne peut pas évaluer les étudiants avec cela ; l’affaire évolue en fonction de leur imagination ou de ce qu’ils ont retenu du cours. »"

Et si l’on se place dans la perspective d’une révision de procès, est-ce envisageable de travailler sur un "vrai" dossier ? Au besoin, en ayant pris le soin de « caviarder » les documents et de faire signer un accord de confidentialité aux étudiants ?

« La perspective d’une révision de procès est en effet une autre potentialité de ce travail avec une équipe d’étudiants sur des affaires "réelles". Il faudra bien sûr que l’enseignant soit avocat pour avoir accès aux pièces. Alors et avec l’accord du client, on pourrait envisager de communiquer les pièces aux étudiants, de discuter avec eux très précisément des dossiers.
Depuis 1945, il n’y a eu que 11 cas de révision en France, alors que plus de 300 révisions ont eu lieu par exemple aux États-Unis. Même si le volume du nombre de procès diffère Outre-Atlantique, il y a quand même une différence notable lié notamment au travail de ces groupes d’étudiants. Mais il reste tout à fait envisageable en France de travailler à la révision d’un procès, puisque l’un des cas est la découverte de faits nouveaux.
Ce serait sans doute assez facile à mettre en place en TD. En amphi en revanche, il est évidemment plus difficile de mettre en place cette dynamique. Mais comme vous le disiez, avec une sécurisation adéquate des échanges numériques, les cours en visioconférence pourraient en effet permettre de le faire les choses différemment, de manière un peu plus interactive, d’autant qu’avec une plateforme de e-learning, les communications de pièces pourraient se faire assez facilement.

Néanmoins, il faudrait d’abord anonymiser les dossiers, en retirant les noms, adresses et autres données personnelles sensibles permettant l’identification. Ceci, pour éviter par exemple que les parties au procès, les témoins, les experts, les magistrats, etc. soient importunés. Pour que les pièces ne soient pas transmises et les informations révélées, un engagement de confidentialité serait aussi probablement une sage précaution à prendre. »

Nous sommes donc assez loin des modèles anglo-saxons inscrits dans la lutte contre les erreurs judiciaires (innocence project). Mais légalement, il y a un "petit créneau", avec des précautions déontologiques adéquates pour que les choses se fassent au mieux.
Quelle qu’en soit la forme, l’idée de travailler sur des cas concrets est-elle d’« ouvrir le champ des possibles » pour les étudiants ?

« Oui, travailler sur des cas concrets ouvre les perspectives. Lorsque c’est possible, il faut emmener les étudiants aux palais de Justice, assister à des audiences (particulièrement en comparutions immédiates), leur faire découvrir le milieu carcéral, les juridictions internationales (Cour pénale internationale, Cour européenne des droits de l’homme). Il faut qu’ils voient tous les rouages, leur permettre de discuter avec les praticiens. Faire des échanges avec des Master 2 équivalents à l’étranger également. C’est vrai que tout ceci est chronophage et que cela suppose d’avoir un budget dédié… mais ce sont des manières d’impliquer les étudiants, de leur permettre de se forger un avis éclairé, de se projeter dans leurs futurs métiers. Sans renier l’importance des enseignements théoriques, il faut décloisonner et c’est sans doute aussi ça le rôle des facultés. »

Propos recueillis par Aude Dorange Rédaction du Village de la Justice