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« Les bâtonniers défendent l’ordinalité, plus que jamais essentielle ». Interview d’Hélène Fontaine, Présidente de la Conférence nationale des bâtonniers.
Parution : mercredi 6 janvier 2021
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Lors d’un large tour d’horizon de l’actualité de la profession, Hélène Fontaine met un accent tout particulier sur la reprise d’activités chez les avocats, témoignant d’optimisme quant au retour de la confiance des clients.
Elle appelle également l’ensemble des bâtonniers, « représentants des territoires », à défendre une ordinalité encore plus affirmée au sein d’un collège ordinal uni, « fort de la légitimité des 163 barreaux de France ».

La crise économique a-t-elle pesé plus lourd sur l’activité des avocats pendant l’été ?

Hélène Fontaine : « Les avocats ne sont pas optimistes. Dans l’attente de voir ce qui va se passer au prochain trimestre, ils s’interrogent toujours sur la reprise de leur activité et le retour de nouveaux dossiers dans leurs cabinets. S’ils ont pu gérer les plus anciens, ils attendent maintenant que la clientèle revienne et c’est ce que nous souhaitons vraiment. Nous espérons également que l’activité va reprendre normalement dans les juridictions. Nous nous rendons compte toutefois que la situation apparaît moins compliquée dans les petits tribunaux que dans les plus grands où les demandes de renvoi sont plus fréquentes. À l’inverse, les dossiers en attente pendant le précédent confinement, notamment au niveau des assises, ressortent aujourd’hui et nous nous devons d’être prêts et présents.
Avec le reconfinement de cette fin d’année, les activités dans les tribunaux peuvent continuer et les avocats peuvent continuer à recevoir leurs clients ; ce qui est quand même une lueur d’espoir ».

Qu’est ce qui explique, selon vous, les lenteurs dans les grands tribunaux ?

« Ce sont de plus grosses machines et il faut tout remettre en marche. C’est plus difficile. Mais je pense sincèrement qu’il y a une réelle volonté d’agir en ce sens ».

Nicole Belloubet avait annoncé un renfort de personnels supplémentaires pour rattraper le retard. Qu’en est-il aujourd’hui ?

« C’est un point qu’il faut vérifier. Ce renfort nous avait été en effet annoncé et nous l’avons à l’esprit. Il reste cependant à s’assurer qu’il est bel et bien concret. Le manque de moyens est cependant tellement important qu’une réforme globale de la justice reste attendue ».

Éric Dupond-Moretti a fait part d’une augmentation du budget. Vous paraît-elle suffisante ?

« Monsieur le ministre a effectivement présenté un budget en hausse de 8% pour un montant de 8,2 millions d’euros. Ce budget qui paraît impressionnant rattrape en grande partie l’engagement prévu par la loi de programmation de la justice votée en 2018. Il faudrait 500 millions d’euros de plus au titre de l’aide juridictionnelle pour que les avocats ne travaillent pas à perte. Le rapport Perben prévoyait 100 millions. Le projet de budget porte sur 54 millions à lisser sur deux ans, en 2021 et en 2022. C’est toujours loin d’être suffisant ! »

La hausse budgétaire de l’aide juridictionnelle est donc une réelle nécessité ?

« Complètement. Nous nous sommes organisés cette année pour que les confrères qui interviennent très régulièrement dans le cadre de l’AJ bénéficient d’avances pour des missions futures. La proposition a été formulée par la profession unie - Conférence des Bâtonniers, Conseil national des barreaux, Barreau de Paris, UNCA [1] - et elle a été acceptée par le gouvernement. Une première phase a d’abord permis d’accorder des avances jusqu’au 30 juin puis elle a été renouvelée jusqu’au 30 septembre afin que les cabinets en difficulté disposent d’un apport de trésorerie ».

L’effort de la profession se porte davantage aujourd’hui sur le retour à la confiance des clients.

« Tout à fait. Je suis confiante et j’espère un retour des dossiers. Nous rassurons les clients ! »

Vous êtes plutôt optimiste.

"Les avocats ont beaucoup de volonté pour faire face à l’avenir."

« Les avocats font le maximum et ils mettent tout en œuvre pour favoriser le retour à la normale de leur activité. Beaucoup s’y sont d’ailleurs consacrés pendant leurs vacances. Beaucoup ont cependant travaillé de manière différente en traitant moins de dossiers judiciaires et en ayant davantage recours aux modes alternatifs de règlement des différends. Aujourd’hui, ils sont prêts ».

La crise économique a-t-elle, d’après vous, entraîné la fermeture de cabinets ?

« Nous n’avons pas encore d’approche précise de la situation et il est encore trop tôt pour se prononcer. Nous le saurons sans doute en fin d’année. Avec l’organisation mise en place, j’espère que cela ira mieux même si nos confrères - et c’est ce que révèlent les deux sondages du CNB - sont encore très inquiets. Malgré leurs craintes, ils font leur possible et ils ont beaucoup de volonté pour faire face à l’avenir ».

Le site de la Conférence des Bâtonniers livre un état des lieux précis quant à la reprise d’activité dans les territoires. Quelle tendance apparaît aujourd’hui ?

« C’est au cas par cas. Les plans de reprise d’activité n’ont pas été les mêmes d’un barreau à l’autre ».

Les barreaux peuvent-ils facilement reprendre leur activité ?

« C’est un peu plus difficile pour certains mais dans les tribunaux comme chez les avocats, tous essaient d’avancer ensemble pour que cela puisse marcher. La crise a notamment démontré qu’un fonctionnement normal du RPVA [2] était nécessaire, ce qui n’a pas été possible pendant le confinement. Il n’était en effet pas possible d’apporter les réponses légitimement attendues par nos clients concernant l’évolution de leur affaire. Il va falloir régler la question de toute urgence eu égard au reconfinement actuel ».

En matière de transformation numérique, une enquête Ifop réalisée en juin a montré qu’elle était une priorité pour 81% d’avocats.

« Beaucoup connaissaient déjà cette manière de travailler autrement. Avec le confinement, les cabinets qui n’avaient pas toujours adopté ce mode de fonctionnement ont eu plus facilement recours aux visioconférences. C’est un véritable changement. Pour ce qui est des visio-audiences, nous y travaillons actuellement avec le CNB ».

La transition est donc en bonne voie.

« La numérisation est extrêmement importante mais il faut veiller à préserver l’esprit humain et nous continuons à nous battre pour incarner une justice humaine ».

Dans un domaine plus politique, quel est votre point de vue sur la réinstauration des juges de proximité ?

« Ce qui est étonnant, c’est que la notion de juge de proximité a été supprimée en 2017 et que les compétences ont été absorbées par le tribunal judiciaire. Il existe cependant des chambres dites « tribunaux de proximité ». L’annonce qui a été faite reste encore floue et nous attendons les précisions du Ministre de la Justice. On nous affirme en effet qu’il ne s’agit pas de recréer ce qui a été supprimé mais on ne sait pas en quoi consiste réellement le projet. S’agira-t-il de pénal ou de civil ? Nous l’ignorons encore.

A la Conférence des Bâtonniers, tout ce qui conforte la proximité est de nature à nous convenir parce que nous sommes favorables au terrain et au maillage territorial. Il est en effet pour nous essentiel que les justiciables puissent accéder à la justice près de chez eux, même si nous nous rendons compte que certains ne se déplacent pas parce que c’est trop loin ou trop cher. Si la notion de proximité apparaît à mon sens importante, la justice ne doit toutefois pas s’exercer au rabais. Elle doit être rendue par des juges qui puissent être bien formés. Il reste maintenant à savoir ce que sera vraiment cette justice de proximité dont on devrait obtenir des éléments plus concrets par la suite. Le sujet est à surveiller avec attention ».

Le 20 août 2020, vous avez rencontré Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, avec les représentants de la profession. Quel a été votre sentiment à l’issue de la journée ?

« C’est un ministre qui a écouté nos revendications, à savoir les combats que nous menons depuis plusieurs années, notamment la réforme des retraites, la déshumanisation de la justice dont nous ne voulons pas, le secret professionnel absolu, la force exécutoire de l’acte d’avocat, l’encadrement de l’open data et des algorithmes… Nous avons également demandé - bien-sûr - un budget décent pour la justice et l’aide juridictionnelle. Nous restons bien évidemment très vigilants quant à l’ensemble de ces sujets ».

L’écoute du ministre a-t-elle été plus attentive que celle de ses prédécesseurs ?

Nous sommes un acteur-clé dans une société démocratique et nous demandons à être reconnus comme tel.

« Il nous a écoutés et nous avons affirmé en tant qu’avocats qu’il était important que notre profession prenne toute sa place en tant que partenaire de justice. Nous sommes un acteur-clé dans une société démocratique et nous demandons à être véritablement reconnus comme tel ».

En avril dernier, le Conseil d’État a accompli un premier pas en reconnaissant l’avocat en qualité d’auxiliaire de justice.

« Nous voudrions que ce soit bien davantage qu’auxiliaire de justice. Nous revendiquons une place réelle d’acteur majeur. La justice ne peut exister ni fonctionner en l’absence d’avocats. Notre rôle est fondamental, incontournable et doit donc être reconnu ».

Quel message souhaitez-vous adresser aux bâtonniers dans la perspective des élections ordinales au CNB ? [3]

« Le collège ordinal est un collège important au CNB. Tous ses membres sont, comme je le suis, très attachés à l’ordinalité. Je souhaite donc que les bâtonniers la défendent parce qu’elle est aujourd’hui plus que jamais essentielle. Parce qu’ils sont les représentants des territoires qui privilégient la proximité, je leur demande également - et c’est leur souhait, je le sais déjà - que l’on aille vers une ordinalité encore plus forte. Le collège ordinal de la prochaine mandature au CNB doit être uni, comme cela est le cas actuellement. Il sait défendre l’ordinalité de toutes ses forces. Nous sommes dans un contexte où cette ordinalité s’inscrit dans une logique fondée sur des attentes territoriales et de proximité. Le Premier ministre et le Garde des Sceaux en parlent et nous, nous sommes la proximité. La place du collège ordinal au sein du CNB est plus que jamais primordiale pour que les bâtonniers puissent être entendus ».

Proximité, mais aussi unité.

"(...) notre unité est réelle et concrète et elle apparaît comme une force essentielle lorsque l’on doit s’exprimer au nom de la profession."

« Tout à fait. Mais c’est autre chose. L’unité a débuté avec Christiane Féral-Schuhl, Jérôme Gavaudan, mon prédécesseur et Marie-Aimée Peyron, alors bâtonnier de Paris. Nous la poursuivons et nous la réussissons d’autant mieux que nous sommes parvenus à un équilibre qui fonctionne, où chacun a trouvé sa place. Pour ma part, j’apprécie tout particulièrement cette manière de travailler ensemble. Auparavant, on nous reprochait une désunion. Aujourd’hui, notre unité est réelle et concrète et elle apparaît comme une force essentielle lorsque l’on doit s’exprimer au nom de la profession. Nous sommes désormais beaucoup plus puissants et c’est ce que souhaite l’ensemble des avocats ».

C’est donc là une coopération heureuse.

« Elle est constructive, garante à la fois des compétences de chacun et de la pérennité de la profession ».

Article initialement paru dans le magazine "Actus des Barreaux" n°4 (Hiver 2020).

Alain Baudin Rédaction d'Actus des Barreaux

[1Union nationale des CARPA.

[2Réseau privé virtuel des avocats.

[3NDLR/ Interview réalisée en novembre 2020