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Réflexions sur la culture juridique de l’entreprise.
Parution : lundi 11 janvier 2021
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Historiquement le monde de l’entreprise a longtemps entretenu une relation contrariée avec la sphère juridique, empreinte de méfiance et d’incompréhension. Indéfinie dans ses contours, la matière juridique se présente généralement pour l’entreprise comme un élément exogène, hermétique, multiforme et... omniprésent. De quoi indisposer les décideurs qui, par définition, se font fort de dominer toutes les disciplines.

Les choses ont évolué, dans le bon sens. Les évolutions les plus remarquables quant à l’intégration du juridique dans les processus de décision des entreprises se sont d’abord produites dans les grands groupes davantage soumis aux règles du commerce international. Ceci étant les situations demeurent contrastées d’une entreprise à l’autre et le droit reste trop souvent perçu de manière négative parce que mal compris dans sa finalité.

Pour qualifier le niveau de maturité juridique de l’entreprise, le concept de culture juridique a fait surface et s’est imposé au cours des dernières années. Il figure aujourd’hui parmi les éléments de langage utilisés communément par les juristes. Dérivé de celui plus global de culture d’entreprise il est devenu un indicateur essentiel que les juristes s’efforcent d’appréhender.
L’appréciation de la culture juridique d’une entreprise est difficile à établir. Elle est pourtant nécessaire.

1. La culture d’entreprise.

La culture d’une entreprise peut se définir comme le marqueur de son identité, constitué de valeurs, de conceptions, de principes à la fois fruits de son histoire, de son domaine d’activité, des pressions exercées par son environnement, ainsi que du caractère et de la personnalité de ses dirigeants. Ainsi cette globalité identitaire aux composantes multiples et complexes associe des facteurs quasi-intangibles à d’autres variables.

La culture d’entreprise est partagée de manière plus ou moins consciente par les salariés de l’entreprise ; elle imprime sa marque, leur façon de penser, de se comporter et d’agir. La logique est circulaire : la culture d’entreprise induit largement le mode managérial, la logique organisationnelle, le positionnement des différentes fonctions les unes par rapport aux autres, jusqu’au processus de décision lesquels, à leur tour, participent à l’enracinement d’une culture d’entreprise. Dès lors, la culture d’entreprise ne peut qu’avoir une influence directe sur sa performance. Le juridique, pour sa part, subit ou influence la culture d’entreprise.

Ceci posé le juriste s’interrogera sur la relation entre la culture de son entreprise et la culture juridique de celle-ci.

2. Comment définir la culture juridique d’entreprise ?

La notion de culture juridique est difficile à appréhender. Elle est tributaire de la culture d’entreprise mais aussi de la vision que les juristes et surtout les non-juristes ont de son rôle et du sens de sa présence dans l’entreprise. En schématisant il est possible de classer les cultures juridiques d’entreprise autour de deux modèles : défensif ou offensif.

"En schématisant il est possible de classer les cultures juridiques d’entreprise autour de deux modèles : défensif ou offensif."


Le premier modèle, défensif, répond à la conception d’un juridique plutôt minimaliste, rapporté le plus souvent à la notion de contraintes porteuses de la limite entre ce qui est permis et ce qui est interdit. Il s’agit d’une conception périmée mais encore très présente dans nombre d’entreprises. Le second modèle, offensif, conçoit le juridique comme un outil au service de la performance.

La culture juridique est faible si la fonction juridique subit la culture d’entreprise alors que celle-ci serait peu encline à comprendre la finalité de la matière juridique. A l’inverse, une progression de la culture juridique est possible si la fonction juridique développe une démarche pédagogique influente au sein d’une entreprise ouverte aux évolutions comme condition de sa performance. La culture juridique est forte lorsqu’il y a adhésion de l’entreprise aux thématiques juridiques résultant de son existence et de ses activités et que le traitement de ces thématiques procède d’une logique pluridisciplinaire mettant en mouvement l’ensemble des responsables concernés. Une solidarité autour de la question juridique elle-même solidaire de la problématique d’entreprise serait incontestablement la marque d’une bonne culture d’entreprise.

Ainsi, la culture juridique d’une entreprise peut être définie comme étant sa capacité à intégrer de manière naturelle, c’est-à-dire sans contrainte de la part de la fonction juridique, sans rapport de force avec elle, les paramètres juridiques dans son organisation, son fonctionnement, sa stratégie et ses processus de décision. Dans cette hypothèse le juriste, en véritable partenaire opérationnel, aura auprès des décideurs à participer activement à la limitation du risque entrepreneurial.

Le niveau d’intégration du facteur juridique aux problématiques opérationnelles établit le degré de culture juridique de l’entreprise.

3. L’importance de la culture juridique dans l’entreprise.

On peut affirmer sans risque que plus la contribution des juristes à la marche de l’entreprise est forte plus le juridique participe à la performance de celle-ci. Concrètement, cette culture se manifestera par la capacité à détecter les risques, à les analyser, les replacer dans leur contexte pour, in fine, proposer des solutions en recourant, notamment, aux techniques juridiques qui permettent le déploiement de la stratégie de l’entreprise.

"Il y a donc bien un lien intrinsèque entre la culture juridique de l’entreprise et sa performance. "

Dès lors, on peut induire que plus la valeur ajoutée juridique est forte plus la culture juridique de l’entreprise est élevée et l’entreprise performante. Il y a donc bien un lien intrinsèque entre la culture juridique de l’entreprise et sa performance. Si la culture juridique s’élève la performance de l’entreprise s’accroît.

Par contre, si la performance de l’entreprise est mauvaise cela n’induit pas nécessairement que sa culture juridique est insuffisante et moins encore quela qualité de la fonction juridique est faible. Tout comme, si sa performance est bonne ceci ne signifie pas que sa culture juridique est enviable ou que sa fonction juridique est excellente. Toute chose égale par ailleurs la valeur de la fonction juridique n’est pas nécessairement corrélée par celle de la culture juridique de l’entreprise mais une fonction juridique efficiente peut hausser le niveau de culture juridique de l’entreprise ce qu’une fonction juridique déficiente ne pourra faire.

La culture juridique dans l’entreprise répond à une problématique d’intérêt général puisque l’atout juridique génère un avantage concurrentiel.

4. La mesure de la culture juridique d’une entreprise.

La culture juridique d’une entreprise ne se mesure pas. Elle se ressent.
Le nombre de process, ou procédures, ou indicateurs de performance, pour utiles et nécessaires qu’ils puissent être, ne démontrent rien quant à la valeur de la culture juridique d’une entreprise. Ils peuvent, au contraire, faire la preuve d’une approche bureaucratique du droit antinomique d’une démarche entrepreneuriale et correspondre au modèle défensif évoqué précédemment.

"La culture juridique d’une entreprise ne se mesure pas. Elle se ressent."

Les indices susceptibles d’éclairer le niveau de culture juridique d’une entreprise sont nombreux et pour la plupart connus : la taille de l’équipe juridique par rapport à celle de l’entreprise, son positionnement dans l’organisation, le lien hiérarchique de rattachement de son responsable, sa capacité à exister en filière métier autonome, sa présence dans les instances dirigeantes et les comités, constituent quelques uns des repères assez facilement identifiables. On peut y ajouter des éléments moins visibles : les tentatives d’évitement des juristes, les impasses, volontaires ou non, au regard de certaines questions réputées « non juridiques », le non-partage des objectifs stratégiques et la multiplication des sujets considérés comme « confidentiels », ou simplement l’absence des juristes dans négociations, ou leur présence...pour y tenir un rôle purement passif de juriste caution.

Avant de répondre favorablement à l’offre d’emploi d’une entreprise le juriste s’interrogera sur le niveau de culture juridique de celle-ci. Cette préoccupation guidera ses entretiens. La réponse ne sera jamais simple. Mais, si l’impression est négative cela ne veut pas dire que l’offre doit être refusée. On peut apprécier de relever un défi.

La réponse à la question du niveau de culture juridique, même imparfaite, a le mérite de permettre de mesurer le chemin à parcourir afin que l’entreprise évolue dans un cadre optimum de prévention des risques au moyen des techniques juridiques. Dès lors une stratégie de conquête peut être mise en place et cette perspective deviendra, dans la durée, très mobilisatrice pour l’ensemble de l’équipe juridique.

5. L’amélioration du niveau de culture juridique d’une entreprise.

A quoi sert le droit ? Pourquoi y a-t-il des juristes dans l’entreprise ? C’est par la qualité de la réponse apportée, de manière implicite, à ses deux questions existentielles que le juriste fera progresser la culture juridique de son entreprise. La première interrogation aborde la question du sens, de la finalité de la matière juridique dans la vie de l’entreprise. Le droit doit être compris comme une technique d’organisation de la complexité entre toutes les parties prenantes de l’entreprise qu’elles soient internes : les contrats de travail, ou les règles et procédures de gouvernance par exemple, ou externes : les termes d’un partenariat, les contrats qui lient les parties à l’exécution d’un projet, ou simplement le contrat de vente d’un bien ou d’un service.

La réponse à la seconde question concerne le rôle et la place du juriste dans l’entreprise. Comme chacun sait ceux-ci sont variables d’une entreprise à l’autre. Pourtant, dans tous les cas le juriste doit apparaître comme un clarificateur. Pour pouvoir proposer la solution juridique qui organisera la position de l’entreprise il faut d’abord avoir su questionner et comprendre les enjeux. Ainsi conçue la fonction juridique est inévitablement aspirée vers le centre, le cœur de l’entreprise, là ou les décisions se prennent. Son rôle devient de facto stratégique et la culture juridique est au pinacle.

Surtout, le juriste doit se garder de tout prosélytisme lequel serait perçu comme une forme de corporatisme. Ceci produirait de manière certaine un effet contraire à celui recherché, au mieux de l’agacement si ce n’est du rejet. Il convient de procéder avec habileté sans jamais perdre de vue les deux question existentielles. Cette habileté est légitime puisqu’il en va de l’intérêt général.

"La qualité des relations juristes et non-juristes constitue le terreau sur lequel peut grandir une culture juridique d’entreprise."

Concrètement, la fonction juridique doit déployer une stratégie de rapprochement et d’échange avec les non-juristes. Cette démarche inclut notamment une communication multiforme, cohérente et constante (cf. chronique sur ce thème, Village de la Justice 14/12/20) ; des formations pour non-juristes pertinentes et renouvelées, des procédures élaborées et pilotées par la direction juridique (par ex : les dispositifs de prévention et de contrôle des risques), des référentiels contractuels standardisés ; des outils numériques de capitalisation d’expérience et de partage de bases de données aisément accessibles et, surtout, un comportement, une image de marque, un style ouvert à la dimension non juridique des problématiques de l’entreprise. Bref, les moyens de répondre aux deux questions existentielles ne manquent pas et, comme on le voit, la qualité des relations juristes et non-juristes constitue le terreau sur lequel peut grandir une culture juridique d’entreprise.

Conclusion.

Comme toutes les cultures la culture juridique en entreprise est le fruit d’une alchimie dont les composants sont multiples et complexes. Celle-ci n’est ni stable, ni pérenne. Elle varie dans le temps en fonction de la personnalité des acteurs, juristes et non-juristes. Elle se mesure chez les non-juristes. Mais, dans tous les cas, les juristes sont partie prenante du niveau de culture juridique de leur entreprise. Ils doivent considérer qu’ils en sont les délégataires et que son amélioration constitue leur principale priorité et justifie leur présence dans l’entreprise.

Pierre Charreton est Président d’honneur de l’AFJE (Association Française des Juristes d’ Entreprise) ancien Directeur Juridique des groupes THALES, France Télécom/Orange, AREVA et Chevalier dans l’Ordre National du Mérite
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