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Ententes dans les marchés publics : les réponses des filiales d’un même groupe. Par Laurent Frölich et Erwan Sellier, Avocats et Arsany Bastha, Elève-Avocat.
Parution : lundi 25 janvier 2021
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Pour tirer les conséquences d’une décision de la Cour de Justice de l’Union Européenne, l’Autorité de la Concurrence a récemment fait évoluer ses pratiques décisionnelles concernant les réponses aux appels d’offres par les filiales d’un même groupe. Et le Conseil d’Etat a récemment rendu une décision faisant écho à la décision de l’Autorité de la Concurrence en affirmant par un arrêt du 8 Décembre 2020 que des opérateurs économiques dépourvus d’autonomie commerciale ne pouvaient pas être considérés comme des soumissionnaires distincts.

Pour tirer les conséquences d’une décision de la Cour de Justice de l’Union Européenne, l’Autorité de la Concurrence a récemment fait évoluer ses pratiques décisionnelles concernant les réponses aux appels d’offres par les filiales d’un même groupe.

La CJUE, dans un arrêt du 17 Mai 2018 « Ecoservice UAB » (C‑531/16), a considéré que les dispositions relatives aux ententes (article 101 TFUE) étaient inapplicables à la pratique qui consiste, pour plusieurs filiales d’un même groupe, à l’occasion d’un appel d’offres, de répondre de manière coordonnée par des offres distinctes et indépendantes, au motif que les entreprises et les filiales d’un même groupe forment une seule et même unité économique.

Selon la Cour, dès lors qu’il s’agit d’une seule et même unité économique, la qualification d’entente au sens de l’article 101 du TFUE est inapplicable.

La CJUE énonce que :

« Pour ce qui est de l’article 101 TFUE, il convient de rappeler que cet article ne s’applique pas lorsque les accords ou pratiques qu’il proscrit sont mis en œuvre par des entreprises formant une unité économique (voir, en ce sens, arrêts du 4 mai 1988, Bodson, 30/87, EU:C:1988:225, point 19, et du 11 avril 1989, Saeed Flugreisen et Silver Line Reisebüro, 66/86, EU:C:1989:140, point 35). Il appartient toutefois à la juridiction de renvoi de vérifier si les soumissionnaires A et B forment une unité économique.
Au cas où les sociétés concernées ne formeraient pas une unité économique, la société mère n’exerçant pas d’influence déterminante sur ses filiales, il y a lieu de relever que, en toute hypothèse, le principe d’égalité de traitement prévu à l’article 2 de la directive 2004/18 serait violé s’il était admis que les soumissionnaires liés puissent présenter des offres coordonnées ou concertées, à savoir non autonomes ni indépendantes, qui seraient susceptibles de leur procurer ainsi des avantages injustifiés au regard des autres soumissionnaires, sans qu’il soit nécessaire d’examiner si la présentation de telles offres constitue aussi un comportement contraire à l’article 101 TFUE
 ».

La position de l’Autorité de la Concurrence jusqu’alors était de considérer comme illicite le fait, pour une entreprise et des filiales d’un même groupe, de répondre à un appel d’offres public en présentant des offres en apparence distinctes et autonomes, mais en réalité coordonnées, sans en informer l’acheteur public.

En effet, la pratique décisionnelle de l’Autorité de la Concurrence était de considérer que pouvaient être sanctionnées au titre de la prohibition des ententes, la présentation d’offres en apparence indépendantes, mais préparées de façon concertée par des entreprises et des filiales appartenant à un même groupe.

Dans cette affaire, un appel d’offres annuel était organisé par France AgriMer relatif à la fourniture de produits alimentaires. Les entreprises Dhumeaux, Mondial Viande Service et Vianov, appartiennent au même groupe Ovimpex. Entre 2013 et 2016, les entreprises précitées ont déposé des offres en réponse aux marchés présentées comme des offres distinctes et autonomes. Ces entreprises ont reconnu que les offres étaient en réalité élaborées en commun, surtout par l’entreprise Dhumeaux pour le compte des autres entreprises.

C’est un rapport d’enquête administratif de la brigade interrégionale d’enquêtes de concurrence qui a transmis ces informations à l’Autorité de la Concurrence sur des faits possibles de pratiques anticoncurrentielles et d’ententes proscrites par l’article L420-1 du Code de commerce et l’article 101 TFUE. L’entente s’entend d’un concours de volonté entre plusieurs entreprises dans le but d’empêcher ou de restreindre la concurrence.

Désormais, et depuis la décision du 25 Novembre 2020, l’Autorité de la Concurrence considère que les réponses aux appels d’offres émanant de filiales d’un même groupe ne sont pas soumises au régime de prohibition des ententes conformément à l’article 101 du TFUE. En l’espèce, les trois filiales sont détenues quasiment intégralement par la société Ovimpex. Elles sont donc, dans le cadre de la jurisprudence de la CJUE, considérées comme formant une seule et même unité économique.

L’Autorité de la Concurrence rappelle que ces ententes demeurent néanmoins sanctionnables du point de vue du droit de la commande publique, et notamment au regard de l’article 3 du Code de la commande publique qui consacre le principe de transparence et d’égalité de traitement.

Et le Conseil d’État a récemment rendu une décision faisant écho à la décision de l’Autorité de la Concurrence.

En effet, par un arrêt du 8 Décembre 2020, le Conseil d’Etat a affirmé que des opérateurs économiques dépourvus d’autonomie commerciale ne pouvaient être considérés comme des soumissionnaires distincts.

Dans l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt, la Métropole Aix-Marseille-Provence avait lancé une procédure d’appel d’offres en vue de l’attribution d’un accord cadre multi-attributaires ayant pour objet des travaux d’aménagement, de réparation, d’entretien, de rénovation de ses bâtiments et ouvrages. Le règlement de consultation prévoyait que, pour chaque lot, trois opérateurs économiques pouvaient être déclarés attributaires et que les candidats ne pouvaient « remettre une offre que sur deux activités techniques de leur choix au maximum ».

La société Eiffage a remis une offre pour le lot n° 12 « plomberie, chauffage, ventilation et climatisation-zone sud ». Elle a été informée du rejet de l’offre qu’elle avait présentée pour ce lot. Ce lot a été attribué à trois candidats : la société Bensimon Joachim Meyer (Maintenance Climatique), la société CMT Services et la société Compagnie méridionale d’applications thermiques. Les deux dernières sociétés constituaient des filiales d’un même groupe. La société Eiffage Energie a alors saisi le juge du référé précontractuel du TA de Marseille pour qu’il annule la procédure de passation de ce lot n° 12, et aux fins d’enjoindre la métropole de reprendre la procédure et d’écarter les offres présentées par les sociétés CMT Services et CMAT.

Le tribunal administratif de Marseille a fait droit à ces demandes. La métropole d’Aix-Marseille-Provence, CMT Services et la CMAT ont donc décidé de se pourvoir en cassation à l’encontre de cette ordonnance.

Par son arrêt, le Conseil d’État rappelle en premier lieu qu’un même soumissionnaire ne peut présenter qu’une seule offre pour chaque lot, et qu’en cas de pluralité d’offres, seule la dernière offre doit être prise en compte [1]. Le règlement de consultation édicté par l’acheteur peut en outre limiter le nombre de lots pour lesquels un candidat peut présenter une offre ou le nombre de lots qui peuvent être attribués à un même opérateur économique.

Ensuite, le Conseil d’État vient énoncer très clairement la règle selon laquelle, si deux personnes morales différentes constituent en principe des opérateurs économiques distincts, elles doivent néanmoins être regardées comme un seul et même soumissionnaire lorsque le pouvoir adjudicateur constate leur absence d’autonomie commerciale.

Le Conseil d’État précise que cette absence d’autonomie commerciale peut se révéler par l’existence d’un faisceau d’indices. Il peut s’agir notamment :
- de liens étroits entre leurs actionnaires ou leurs dirigeants ;
- de l’absence totale ou partielle de moyens distincts ;
- de la similarité de leurs offres pour un même lot.

Dans la pratique, lorsqu’il a un doute sur l’autonomie commerciale de deux entreprises, l’acheteur public devra veiller, notamment grâce à la lecture du mémoire technique des entreprises candidates, que les deux sociétés ayant déposé une offre ne constituent pas une seule et même entité juridique et commerciale. Le mémoire technique est important puisqu’il présente en détail l’offre du candidat. L’acheteur vérifiera à cette fin notamment si les prix proposés dans chacun des mémoires techniques sont différents, si les entreprises ont mutualisé leurs moyens humains et matériels.

La liste des références est un autre outil intéressant et utile pour les acheteurs publics. En effet, dès lors que la liste des références dans les deux offres est fortement similaire, ceci est un élément de preuve supplémentaire pour affirmer l’absence d’autonomie commerciale.

Enfin, l’extrait K-bis peut également permettre à l’acheteur de vérifier notamment des informations comme le chiffre d’affaires, les noms des dirigeants des sociétés ou encore l’adresse du siège social.

En l’espèce, concernant les offres des entreprises CMT Services et la CMAT, le Conseil d’Etat considère

« qu’elles étaient identiques et ne pouvaient être considérées comme des offres distinctes présentées par des opérateurs économiques manifestant leur autonomie commerciale ».

Cette jurisprudence est conforme à une ancienne décision dans laquelle le juge administratif avait déjà considéré que constituent un seul et même candidat deux sociétés qui ne mettaient pas en œuvre des moyens distincts [2].

Enfin, le Conseil d’Etat a considéré que le choix de déclarer attributaires du lot n° 12 les sociétés CMT Services et CMAT avait bien été de nature à léser la société Eiffage, dans la mesure où l’offre de cette dernière avait été classée en quatrième position et que le marché litigieux était un accord-cadre avec trois attributaires, et a rejeté les pourvois formés par la Métropole Aix-Marseille et les sociétés CMT Services et CMAT.

S’agissant du régime de la preuve, l’absence d’autonomie commerciale entre deux filiales peut reposer sur un faisceau d’indices concordants constitué par plusieurs éléments recueillis au cours de l’instruction par le candidat évincé, charge ensuite au pouvoir adjudicateur et l’entreprise attributaire d’en apporter la preuve contraire. En effet, le tribunal administratif de Lyon a jugé auparavant que :

« 9. Considérant qu’en application des principes généraux de la commande publique, repris par les dispositions précitées, doivent être recherchées simultanément, d’une part, la participation la plus large possible de soumissionnaires à un appel d’offres, d’autre part, le respect des principes d’égalité de traitement et de transparence ; qu’en outre, s’agissant en particulier des accords-cadres multi-attributaires, leur attribution à un minimum de trois attributaires vise précisément à garantir une concurrence suffisante à l’occasion des mises en concurrence ultérieures, prévues pour chacun des marchés subséquents ; que s’il est loisible à des entreprises unies par des liens juridiques et financiers mais disposant d’une réelle autonomie technique et commerciale, de présenter des offres distinctes en réponse à un même appel d’offres, elles ne peuvent le faire qu’à condition de respecter les règles de la concurrence ; qu’ainsi, d’une part, leurs offres doivent être personnelles et indépendantes, en faisant appel à des moyens propres pour élaborer, décider et exécuter la proposition au cas où leur candidature serait retenue et, d’autre part, ces sociétés doivent s’interdire toute pratique de concertation ou d’échanges d’informations sur les conditions du marché et leurs offres respectives ; qu’en conséquence, lorsque des entreprises liées entre elles, notamment si elles font partie d’un même groupe, présentent des offres séparées, il appartient au pouvoir adjudicateur d’apprécier, sous le contrôle du juge, si cette circonstance a exercé une influence sur le contenu respectif de leurs offres ; que la preuve de telles pratiques de nature à limiter l’indépendance des offres et à fausser le libre jeu de la concurrence peut résulter soit de preuves se suffisant à elles-mêmes soit d’un faisceau d’indices concordants constitué par le rapprochement de divers éléments recueillis au cours de l’instruction, même si chacun de ces éléments pris isolément n’a pas un caractère suffisamment probant ; qu’en vertu des règles gouvernant l’attribution de la charge de la preuve devant le juge administratif, applicables sauf loi contraire, s’il incombe, en principe, à chaque partie d’établir les faits nécessaires au succès de sa prétention, les éléments de preuve qu’une partie est seule en mesure de détenir ne sauraient être réclamés qu’à celle-ci ; qu’ainsi, dès lors qu’un concurrent évincé apporte des éléments suffisamment précis relatifs à de telles pratiques anticoncurrentielles, il incombe ensuite au pouvoir adjudicateur ou aux entreprises attributaires, s’il s’y croient fondés, d’apporter la preuve contraire ; » [3].

Pour conclure, bien que l’Autorité de la Concurrence ait fait évoluer ses pratiques décisionnelles concernant les réponses faites aux appels d’offres par des filiales d’un même groupe, il n’en demeure pas moins que ce type de comportement reste susceptible d’être sanctionné par le droit de la commande publique. L’acheteur public est en effet la première victime de telles pratiques anticoncurrentielles.

Dans leurs réponses aux appels d’offres, les entreprises doivent veiller à ne pas tromper l’acheteur public, afin de limiter tout risque de recours contentieux.

De son côté, l’acheteur public doit lui aussi veiller au respect du principe d’égalité de traitement entre les candidats et de transparence des procédures. Il devra être vigilant, en cas notamment d’offres présentées par des entreprises d’un même groupe, et vérifier l’existence d’une autonomie commerciale entre elles par l’analyse des moyens humains et matériels mis en œuvre pour exécuter le marché ou encore l’examen du mémoire technique, afin de ne pas retenir deux offres qui seraient similaires.

Mes Laurent FRÖLICH et Erwan SELLIER Arsany BASTHA, Elève-Avocat www.clfavocats.fr

[1Article R2151-6 CCP.

[2CE 11 Juillet 2018 CA du Nord Grande -Terre n°418021.

[3TA Lyon, 15 janvier, 2015, n°1201320.